Chapitre 34 : Myriam

Parfois, il faut savoir rentrer à la maison. C'est comme ça qu'on peut trouver la plupart des réponses aux questions qui se conjuguent au passé, Anna a mis du temps à l'accepter. Elle en est toujours pas vraiment convaincue après avoir passé trois heures dans un train à faire le vide dans ses pensées, ses souvenirs, tout ce qui est sombre et tout ce qu'elle a manqué dans sa vie à cause de ces points incertains. Sa relation avec sa sœur pour commencer, et celle avec son père aussi qu'elle n'a jamais vraiment compris. Tout son cercle familial est devenu distant après la disparition de sa mère, de sa grande sœur à sa vieille tante éloignée. Comme si le fait qu'ils puaient le deuil les rendait moins fréquentable, comme si les gens avaient peur d'attraper leur malchance. Entre eux c'était différent, leur père n'avait jamais guéri de la mort (ou du départ ?) de leur mère. Et Myriam, elle s'est mis en tête de la remplacer. Et elle était dix fois plus stricte, dix fois plus sévère qu'une véritable mère. Parce qu'elle était trop jeune pour vivre ça et trop jeune pour jouer ce rôle là, elle le faisait mal. Elle était deux parents à la fois, leur mère qui n'était plus là et leur père qui s'était perdu dans son esprit. Alors elle se sont disputées, souvent. Alors elles ont souffert, séparément.

- Annabelle.

Grincement des gencives, argh. Qu'est-ce qu'elle déteste ce prénom. Y a que sa sœur qui l'appelle encore comme ça, même si elle lui a précisé mille fois qu'elle préférait son diminutif. Qu'elle aurait déjà changé de prénom finalement si ça lui aurait pas fait autant de mal. Parce qu'elle y tient Myriam à cet héritage familial, même s'il lui a tout pris. Elle y croit à leur famille, à l'unité, même si elle en parle jamais. Anna retrouve le visage poupon de sa sœur et ses cheveux si sombres par rapport aux siens, elle l'avait presque oublié. On lui a toujours dit qu'elle ressemblait à leur mère et Myriam à leur père, elles ne veulent ressembler à aucun des deux.

- Salut.

Quelques mètres entre elles, comme ceux qu'ils y avaient entre Odile et elle ce dernier jour à Genève. Comme un mur invisible qui les sépare, un gouffre rempli de non-dits, de choses qu'on aimerait s'avouer sans trop oser, de peurs. Elle l'aime sa sœur, elle lui a simplement jamais dit. Y a trop de choses sombres dans leurs souvenirs, trop d'éléments incompris.

- Faut qu'on parle. Ça fait des années qu'il faut qu'on parle et je pense qu'il est temps. Tu veux bien t'asseoir ?

 Ça doit être la première fois qu'elle prend les devants, d'habitude c'est toujours Myriam qui ordonne et elle qui lève les yeux au ciel. Mais elle a fait tout ce chemin pour ça, elle a eu le temps de réfléchir et ne veut plus perdre une seconde. Elles ont déjà trop hésité, elles ont déjà trop menti. Et c'est peut-être pour ça que la brune acquiesce doucement et sans faire d'histoire, pose ses fesses sur le banc et laisse Anna la rejoindre. Ça a presque des airs de scènes religieuses, on dirait qu'elle s'apprête à se confesser et Anna à pardonner à la place d'un seigneur qu'elle n'entend et ne voit jamais. Elle avait préparé tout un discours dans le train, elle vient de l'oublier.

- L'affaire pour laquelle j'ai disparu aussi longtemps, je crois que maman est impliquée. Et je crois que je l'ai croisé récemment, aussi. Il y a des choses qui me sont revenues mais je n'arrive plus à savoir lesquelles. Et j'en ai assez Myriam, je suis tellement fatiguée.

La voix un peu éraillée et les traits tirés, elle se souvient encore des nuits sans dormir qu'elle passait à écouter son père sangloter sur la table de la cuisine. Elle en a parlé à son psy en thérapie, il lui a donné des mots savants pour décrire la relation qui les unissait et elle les a tous oublié. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'il a commencé à sombrer après la disparition de leur mère. Que Myriam a alors pris en charge le factuel, tout ce qui est important pour les gens. Administratif. Gestion de l'argent. Éducation de sa sœur. Anna, elle a pris en charge tout ce dont on ne parle jamais. Relationnel. Gestion des émotions. Aide au deuil. Elle a écouté. Elle a parlé. Elle a épongé les larmes et rendu les choses moins dures en le serrant dans ses bras. Mais ça voulait dire s'oublier. Ça voulait dire mettre son propre chagrin de côté. Ça voulait dire rien comprendre et rien demander.

- J'ai rencontré quelqu'un, tu sais. Et je crois que je l'aime bien, vraiment bien.

Sourire triste et fatigué, c'est curieux mais c'est vrai. Elle s'y attendait pas, ça lui est tombé dessus comme ça. Elle aurait jamais cru que quelqu'un comme elle lui plairait, mais c'est le cas. Et elle a pas envie de faire comme avec toutes ses autres relations, toutes ces autres personnes qu'elle a aimées puis fait fuir puisque incapable de se soigner et d'avancer. Toujours à moitié dans le passé.

- Mais je ne peux pas être avec elle tant que j'ai pas recollé les morceaux de notre passé, tu comprends ?

Elle tourne la tête vers sa sœur, son regard est brouillé. Elle ne s'y attendait pas, elle ne savait pas que les disparitions de ces vieux à Genève seraient liées à leur mère plus là depuis bien vingt ans. C'est dur ce qu'Anna lui fait, mais elle y peut rien.

- Je suis désolée d'être aussi brutale, ok ? Je suis aussi désolée d'avoir disparue aussi longtemps, je sais que tu t'inquiètes beaucoup.

Le dos de Myriam se heurte contre le banc, la jeune femme se laisse bercer un instant par le bruit de ce parc tout paumé et à moitié abandonné. Tout le monde a oublié son existence mais c'est là où elle emmenait sa sœur avant et c'est là où elle emmène ses enfants maintenant. Anna s'est toujours dit que si elle avait eu des enfants si tôt, c'était aussi un peu parce qu'elle voulait sa propre famille, ses propres êtres-humains pas encore démolis par la vie. Elle voulait une chance de faire bien, de mettre à profit tout ce qu'elle a appris contre son gré et de rendre ça beau. Et c'est une mère formidable, ça aussi Anna aimerait avoir la force de lui dire. Un long silence, très long silence les accompagne à ce moment là. À force, elle redoute presque que Myriam ne le brise jamais.

- Je vais te raconter ce que je sais, même si ça ne suffira peut-être pas.

Elle doit sentir elle aussi que tout ça, ça les dépasse. Elle doit le savoir, au fond. Alors elle ne lui promet pas la vérité, seulement ce qu'elle a essayé de cacher depuis tout ce temps.

- Je savais que maman n'était pas morte. Elle m'a appelé un jour, c'était il y a longtemps. Tu devais avoir dix-sept ans et je commençais déjà à partir. Elle m'a appelé sur mon portable, ça a duré quelques minutes. On a rien dit mais je l'ai entendu respirer, je savais que c'était elle.

Peut-être qu'elle devrait ressentir quelque chose comme de la colère mais en vérité, Anna est simplement désolée.

- Je t'en ai pas parlé parce que je n'étais pas sûre et parce que ça n'aurait rien changé, tu comprends ?

Elle acquiesce, bien sûr qu'elle comprend. Ça avait été si brutal tout ça, elle a beau essayé de recoller les morceaux, elle n'arrive pas à les réunir dans leur totalité. Le puzzle a trainé si longtemps au fond du salon que les pièces se sont dispersées partout, sous les tapis, entre les coussins du canapé. Partout.

- Tu ne te souvenais plus de rien quand on t'a retrouvé là-bas, dans cet endroit en montagne. Saint-Gervais. T'étais peut-être trop petite ou trop traumatisée, mais tu te souvenais plus de rien. Alors je t'ai dit que maman était morte, qu'on avait retrouvé son corps, qu'elle avait fait une mauvaise chute, mais c'était pas vrai. C'était seulement plus simple. 

Nouvelle observation du profil de Myriam et de toutes les petites rides qui s'y sont formés, ça la rend folle de savoir qu'elle a du porter ça toute seule, toutes ces années. C'est normal qu'elles se soient éloignées, y avait trop de rancœurs. Elle était devenue un poids pour elle au lieu d'une sœur.

- En vérité ça faisait plusieurs années qu'elle se disputait avec papa, qu'elle voulait le quitter. Pour une femme, je crois. C'était compliqué et t'as toujours été plus proche d'elle que moi. 

C'est vrai. C'est vrai puisqu'elle était à Saint-Gervais, ce soir-là. Pas Myriam, Anna. C'est elle qu'elle emmenait là-bas, pour faire quoi ? Elle en sait rien, y a toujours ce voile qu'elle fait de son mieux pour percer et plus Myriam parle plus les choses s'éclaircissent. Plus ça remonte, les thermes, les secrets, Helga, ce qu'elle a découvert avec Odile. Plus ça va, mieux elle comprend.

- Elle t'emmenait toujours avec elle quand elle partait en voyage d'affaires, c'est à ce moment-là qu'elle a disparu. On t'a retrouvé là-bas, personne n'a voulu nous expliquer ce que vous étiez venues faire à Saint-Gervais. Et elle était partie, elle est devenue un mystère de plus.

Anna a toujours voulu savoir, c'est aussi pour ça qu'elle est entrée dans la police. Pour avoir accès à son dossier, ce que Myriam lui raconte elle le savait. Mais c'est factuel un dossier, pas de corps, pas de traces, un cercueil vide et une famille quand même endeuillée. Alors que dans la voix de sa sœur, y a des choses qui lui remontent. Y a des effluves de Guerlain qui lui parviennent de la chambre d'en face, dans ce couloir peint en gris. Y a des rires et les cheveux bouclés, bruns et épais d'Helga. Et puis tout s'est arrêté, brutalement. Les rires sont devenus des sanglots déchirants, elle se rappelle cette fois de ce que sa mère avait hurlé.

- Qu'est-ce que vous avez fait ?

Et alors tout s'enchaine, tout devient logique. Ses yeux s'illuminent quand elle regarde Myriam, elle a compris. Elle a trouvé les pièces, mais elle peut pas lui dire. Pas encore. Pas à elle. Pas avant d'en être sûre.

- Merci. Merci de m'avoir raconté tout ça. Je dois y aller mais...

La déception qui se lit dans ses yeux est dure à encaisser, elle espère toujours qu'un lien se crée après toutes ces années et qu'Anna cesse de fuir. C'est pas pour aujourd'hui, mais pour bientôt.

- Prends soin de toi et de tes enfants et de Berlioz s'il te plait et...

Son poing se serre. Une fois, deux fois. Et puis tant pis.

- Je t'aime. Je t'en veux pas.

Fallait que ça sorte, ça l'aurait étouffé sinon.

- À bientôt.

Ses bottes marquent la terre gorgée d'eau, elle sort son téléphone et c'est Odile qu'elle appelle. Odile qui ne décroche pas. Une fois seulement.

- Salut, je sais ce qu'il se passe.

Et cette fois, ça ne disparaitra pas.

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