Chapitre 20 : Le chardon

- Le sol s'est ouvert comme dans les films de qui ?

Odile gesticule en trainant sa valise, Anna a l'impression d'évoluer dans le brouillard le plus complet. Elle a l'impression d'avoir fait la fête pendant des semaines entières et d'en subir les conséquences. Il y a comme un voile sur ce qu'il s'est passé entre leurs retrouvailles et aujourd'hui, son esprit est agité. Elle a la sensation d'évoluer dans un épais brouillard et n'a plus aucune énergie pour s'en plaindre, pour lutter, pour chercher à découvrir pourquoi. Elle est simplement endormie, presque honteuse de son état comme si tout ce qui lui arrivait était de sa faute. Parce que c'est son esprit, ses souvenirs. Personne ne peut les altérer, si ce n'est elle-même. N'est-ce-pas?

- D'Indiana Jones, bon sang. T'as pas eu d'enfance ou quoi ?

Anna jette un regard en biais à la journaliste, un regard du type "tu ne veux vraiment pas aborder ce sujet-là avec moi" ou peut-être un regard du genre "si tu continues à parler aussi fort et à dire autant de conneries, je t'assassinerais en faisant rouler ta valise sur toi" personne n'a jamais su ce que ce regard signifiait vraiment. Dans tous les cas, il est censé être dissuasif. Il ne fonctionne pas sur la jeune femme qui continue de plus belle.

- Tu te souviens vraiment de rien ?

Tout ce que lui a raconté Odile lui parait sortir d'un roman de science-fiction.

- Non, pas vraiment.

La rousse soupire, elles quittent l'enceinte du bâtiment. Pour Anna, le séjour semble avoir été particulièrement court et le fait que l'on ait menacé Odile pour qu'elles s'en aillent parait particulièrement ridicule. Elle se souvient seulement de l'altercation qu'elles ont eu dans les couloirs, le reste a été absorbé. Elle ignore seulement par quoi, pourquoi. L'hypothèse la plus probable implique les cadavres de bouteilles sur le sol de sa chambre. Anna ne boit pas souvent, mais il lui est déjà arrivé de sombrer un jour ou deux, simplement le temps de guérir, de lâcher prise un peu. Peut-être que c'est ce qui est arrivé ici aussi ?

- C'est bizarre, très bizarre. Tu sais encore comment conduire au moins ?

Nouveau regard en biais, soupir fatigué.

- Je n'ai pas oublié toute ma vie Odile, simplement cette semaine. Donne ta valise.

Odile ne croit pas en cette possibilité. Au fait qu'elle ait pu boire et oublier. Elle sait ce qu'elle a vu, apparemment. Elles se sont fréquemment croisés ces derniers jours, elles ont fait des découvertes aussi. Odile lui a parlé d'Agnès, de Victor, de leurs conclusions, de ce qu'elles ont vu au sous-sol. Anna a du mal à prendre ses dires au sérieux. Beaucoup de mal. Elle essaie pourtant, si elle ne fait pas confiance à la journaliste, elle ne la pense pas capable d'inventer des histoires ridicules simplement pour attirer l'attention sur elle. Anna déverrouille sa voiture garée sur le parking des thermes, elle a toujours cette désagréable impression qu'on l'observe. Quand elle lève la tête, elle aperçoit une des résidentes les regarder depuis sa fenêtre ouverte. Elle reste un moment immobile, à la regarder elle aussi, la main statique sur la porte du coffre entrouvert. La vieille détourne les yeux, pas Anna.

- Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, n'est-ce pas ?

Odile s'immobilise elle aussi, à moitié entrée dans la voiture. Elle hausse les épaules, parait mal à l'aise, puis disparait dans l'habitacle. Anna jure, il va falloir qu'elle soit honnête si elles veulent avancer. La blonde charge leurs bagages dans le coffre et rejoint Odile, ce séjour a pour elle un goût terrible d'inachevé. Elle était venue pour trouver des réponses sur une affaire qui l'intriguait et repart avec plus de questions encore. La jeune femme met le contact, fait quelques mètres en silence en observant l'imposante structure sous leurs yeux.

- J'attends toujours ta réponse.

Elle n'a pas oublié, contrairement à d'autres choses. Anna garde le regard sur la route mais elle pourrait jurer qu'Odile se mord la lèvre.

- Oui, c'est vrai. Il y a des choses que je ne t'ai pas dites mais c'est un peu parce que... ta réaction n'a pas été très positive quand tu l'as su.

Manquait plus qu'Odile Lafougère se mette à trier les informations qu'elle doit connaitre pour compléter cette magnifique journée.

- Odile, si tu veux que je te fasse confiance, tu devrais peut-être éviter de me cacher des choses qui me concernent.

Le silence s'éternise entre elle quand Anna rejoint une route un peu moins isolée que celle empruntée jusque là. Odile ne dit rien, elle semble profondément perturbée par ce qui est arrivé, par la tension qu'il y a entre elles.

- Avant, tu me faisais confiance. 

Anna fronce les sourcils. C'est une façon particulièrement originale de changer de sujet, surtout quand c'est dit avec autant d'émotions.

- Quoi ? Tu veux dire que la semaine que j'ai oubliée est aussi celle où nous étions devenues les meilleures amies du monde ?

Haussement d'épaules, à nouveau. Anna s'arrête en plein milieu de la route, de toute façon il n'y a personne. Elle tourne la tête vers la rousse. Elle parait définitivement contrariée, en conflit avec elle-même, ce qu'elle ressent. Pourtant c'est Anna qui a oublié une partie de sa vie, c'est Anna qui devrait être perturbée.

- Je n'avancerai pas tant que tu ne me diras pas toute la vérité. C'est compris ?

Le silence dure encore quelques secondes, mais Anna sait qu'elle va craquer. Elle ne l'avouerait pour rien au monde, mais elle lui fait confiance. Si les souvenirs se sont évaporés, les sentiments demeurent. Elle a l'impression d'être proche d'Odile, bien plus qu'après leur dernière discussion.

- Très bien, alors tu sais quoi ? N'avance pas. Pourquoi avancer quand on ne sait même pas où aller, hein ? Mon téléphone et toutes les preuves que j'avais sont détruites, on a plus aucune piste et tu ne veux pas croire ce que je te dis. Tu crois que ça me fait plaisir d'avoir à te raconter ce qu'on a vécu ensemble, sérieux ? J'ai l'impression de faire la causette à une vieille démente, et je devrais être honnête en plus de ça ? Comment je peux savoir comment tu vas réagir puisque tu n'es plus la même personne désormais ? Comment tu pourrais me croire ? Tu l'as dit toi-même, tu me fais pas confiance et je...

Elle s'arrête net, Anna ne cille pas.

- Tu ?

- Laisse tomber.

L'envie de démarrer la voiture pour foncer dans les bois se prendre le premier sapin apparait alors comme une façon convenable de se sortir de cette situation aux yeux d'Anna. Elle ne le fait pas, mais l'idée lui passe par la tête.

- On va se trouver un hôtel, y en a plein ici. Et tu vas tout me raconter. Tout, même ce que tu ne veux pas dire. À propos de ce qu'on a vécu, à propos de nous. C'est compris ?

Odile parait désespérée, tout bonnement désespérée. Ça la déconcerte Anna, au moins un peu. Elle ne pensait pas que sa perte de mémoire l'affecterait autant, ni qu'elles seraient susceptibles de s'entendre pour cette enquête. Elle s'étonne aussi de la façon dont tout ça lui parait étranger, dont rien ne l'affecte, comme si perdre une semaine de sa vie n'était pas si grave finalement. Elle a l'impression étrange d'avoir été manipulée. Après avoir fait quelques mètres, elle s'arrêtent devant un hôtel d'altitude, le Chardon. L'endroit est joli et au calme, elles prennent une chambre avec deux lits séparés et ne disent plus un mot pendant des heures.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top