Chapitre 2 : Anna
- Je ne veux pas vous manquer de respect, vous savez ? J'essaie vraiment d'être la plus coopérative, la plus professionnelle, la plus compréhensive possible mais je dois dire que vous me facilitez pas la tâche. C'est vrai, on sait plus où aller. On sait plus quoi faire ni comment et vos directives, madame, avec tout mon respect...
Elle cherche ses mots, elle n'est pas très douée pour les manier d'ordinaire mais c'est encore pire une fois en face de sa supérieure. Anna soupire, qu'est-ce qu'elle aimerait ne jamais avoir à faire ça. Dans un monde idéal, les forces de police seraient bien encadrées, soutenues, entourées. Dans un monde idéal, elle n'aurait pas de travail, finalement.
- Vos directives sont pourries. On a simplement l'impression que vous non plus, vous ne savez pas trop où aller. Ça déséquilibre les troupes et en tant qu'officière de...
- Un instant s'il vous plait.
Un mur, c'est comme parler à un mur. Anna soupire une deuxième fois alors que Mme Le Goff décroche son téléphone et entame une passionnante conversation avec son fils sur la nécessité d'éteindre ou non la lumière du couloir lorsqu'il est dans sa chambre. Elle hésite entre pleurer ou rire, cette pauvre Anna. C'est comme ça depuis un moment maintenant. Elle se râcle la gorge au bout de deux minutes, tape du pied au bout de cinq, trépigne après dix, finit par tourner les talons au bout de quinze. Elle ne l'écoutera pas, personne n'écoute jamais de toute façon. Elle a l'impression d'évoluer dans un monde parallèle à celui des autres, un monde que tout le monde observe mais que personne ne comprend. Pourtant elle était persuadée que ce serait sa vocation, être policière. Elle en rêvait depuis toute petite déjà, quand les autres se voyaient ballerines elle s'imaginait protéger, nettoyer les rues de la vermine. Mais aujourd'hui c'est différent, Anna a compris que c'est différent. Tout n'est jamais tout noir ou tout blanc, il n'y a ni gentil ni méchant. Et c'est dur d'évoluer dans ce monde en gris, surtout quand on est une femme engagée dans la police.
- Alors ?
Elle fait face à une vingtaine de têtes qui la fixent toutes, visiblement impatientes de connaître l'issue de l'entretien. Merde, faut vraiment avoir la poisse pour perdre à la courte paille contre tous ces gens.
- Alors j'ai pas pu dire grand chose, je suis désolée les gars. Elle a l'air occupée, vous pouvez tenter si vous voulez.
Une vague de mécontentement soulève l'assemblée, son indignation ne tarde pas à se faire entendre.
- T'as encore fait la timide, c'est ça ?
- De toute façon je vous avais dit qu'on aurait pas dû l'envoyer elle.
- Donc on va vraiment continuer à la fermer ?
- Tu lui as même pas demandé pour remplacer les toilettes ?
- Ta gueule Jean-Marc.
- Mais on a même pas de chiottes convenables, c'est...
- Ta. Gueule. Jean. Marc.
- Tu crois que c'est vraiment le moment de plaider pour tes chiottes ducon ? Avec la merde dans laquelle on est ?
- Mais on n'est même pas concernés, nous.
- On est TOUS concernés.
Anna soupire, encore. Elle a l'impression de passer sa vie à soupirer, alors elle finit par se frayer un chemin jusqu'à son poste de travail et elle se laisse tomber sur la chaise. Elle ne répondra pas aux remarques sur sa nature trop réservée pour s'imposer, trop polie pour gueuler. Elle sait qu'ils ont raison mais elle n'est pas comme ça Anna, elle ne l'a jamais été. Tout ce qu'ils voulaient, c'est sortir un peu du silence, ce silence pesant, ce silence qui sonne aveux. Tout ce qu'ils voulaient, ce sont des directives claires, quelque chose qui pourrait ramener un peu l'ordre qu'ils chérissent tant sans avoir à se salir les mains. Pouvoir hurler qu'au fond, ce ne sont pas eux les méchants. Qu'il n'y a encore une fois, pas vraiment de méchant et rien que des gens.
- Vous faites comme vous voulez mais moi, j'ai fini ma journée.
Les violences policières ont toujours existées, elle le savait. Elle pensait simplement que c'était fini tout ça, que le temps où l'on abusait d'une violence rendue légale par le gouvernement pour faire sa propre loi était révolu. Elle, elle n'a toujours voulu que protéger. Elle, elle aimerait pouvoir dire qu'elle ne comprend pas d'où vient toute cette agressivité, cette haine de la police, cette tension entre eux et les gens. Au fond, c'est peut-être le cas. Après tout elle n'a pas la science infuse Anna, elle n'a pas fait de grandes études. Elle n'est qu'une flic comme une autre, une flic de province qui n'a jamais goûté à la pression de la ville. Alors peut-être qu'au fond, elle ne comprend pas. Mais le soir en regardant les infos, quand elle voit toutes ces images au goût apocalyptique que tout le monde mate comme si c'était la nouvelle série Netflix, elle se dit qu'elle a bien deux trois explications. Elle se dit que la pauvreté, l'incompréhension, la faim et le froid mènent souvent les gens à la haine. Que la haine, ça rebondit toujours entre les gens. Que ça se promène d'un esprit à l'autre et frappe un peu n'importe comment. On déteste le gouvernement, on déteste ceux qui le protègent, on déteste ceux qui nous détestent, on s'emmêle un peu dans toute cette sombre mélasse dégoutante et on perd pied. Et peut-être que c'est ça qui explique cette violence et elle en est sûre, le silence n'aide en rien.
Anna quitte le commissariat de Saint-Julien-en-Genevois en vitesse, trop peut-être. Ça donne l'impression d'une fuite, ça donne l'impression qu'elle se débarrasse de son uniforme comme si continuer à le porter lui donnait la nausée. Ça n'aurait pas dû être comme ça. Elle aurait dû être fière, si fière. Elle mord sa lèvre en rentrant dans sa voiture, inspire profondément. Son père lui disait toujours qu'elle était trop fragile pour faire ce métier, il lui disait :
- T'es pas faite pour ça, Anna. Je sais que tu penses avoir beaucoup de force en toi, mais t'en as pas à ce point.
Elle met le contact, peut-être qu'elle aurait dû l'écouter. Il est tard déjà, dix-neuf heures et elle n'a toujours pas fait ses courses. Merde, voilà. C'est ça qu'elle a oublié. Tant pis, elle se commandera une pizza. Anna se presse, rentre chez elle en une quinzaine de minutes. Il est triste ce petit appartement, il semble loger quelqu'un de passage, quelqu'un qui ne restera pas. Elle a toujours eu ce besoin de fuir aux entrailles Anna, elle ne sait pas pourquoi. Elle est persuadée qu'un jour elle s'en ira. Pourtant elle n'a pas bougé depuis qu'elle est arrivée dans la région, elle avait dix ans, quelque chose comme ça. Une belle région, les montagnes, le Rhône, les promenades ensoleillées. Du soleil il y en a trop en ce moment, Anna allume son ventilateur. Il faut qu'elle fasse installer la clim, absolument. C'est une question de vie ou de mort et elle a déjà trop de soucis pour en rajouter. Elle jette un coup d'œil à son portable, deux messages vocaux. Elle soupire en devinant qu'il s'agit probablement de sa sœur, ça la fatigue. Alors elle prend le temps de commander sa pizza avant et de retirer son jean qui lui colle aux jambes avant de les écouter. Vraiment beaucoup trop chaud.
"Bonjour mademoiselle Lesage, c'était simplement pour vous informer que votre commande est arrivée. Vous pouvez venir la récupérer quand vous le souhaitez, je vous la garde bien au chaud. Les livres ne disparaissent pas, de toute façon."
Elle est bavarde cette libraire, un peu trop. Ça a au moins le mérite de faire sourire la blonde.
"T'es lourde Anna, vraiment lourde. T'avais promis que tu passerais manger à la maison cette semaine, on est vendredi et je te vois nulle part. Tu manques aux enfants et tu me manques à moi. Pourquoi tu fuis ta famille comme ça ? Rappelle moi. Vite. Vite ou je débarque chez toi."
Ça, c'est beaucoup plus ennuyant par exemple. Pourtant ça ne l'embête pas sur le moment, son œil est attiré par autre chose. Son oreille plutôt.
"Passons maintenant aux faits divers et à l'étrange événement survenu à Genève, en Suisse. Après une coupure de courant, onze personnes sont portées disparues et un témoin désorienté a été retrouvé à la gare, aucune trace ne lutte n'a été signalée. Les autorités suisses nous ont en revanche fait part de leur perplexité concernant cette enquête où les souvenirs de la victime semblent avoir disparus. Un reportage mené par..."
Ça par exemple, elle n'aurait pas pu le deviner.
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