Chapitre 12 : Victor

Elle ne l'aime pas, cet endroit. Anna l'a senti à l'instant même où elle s'est garée devant l'entrée, cette impression, cette sensation d'avoir un truc collé à la peau et de ne pas pouvoir s'en défaire. Il y a quelque chose de louche dans les environs, ça pue le secret et elle déteste ça. Elle qui est un être fondamentalement vrai se sent comme piégée ici, observée. Mais elle n'est pas là pour le tourisme, Anna. Elle ne perd pas de temps à regarder les jolies inscriptions en latin, les fontaines ou les panneaux d'informations. Elle va droit au but et à l'essentiel, c'est à dire vers les gens.

- Excusez moi, vous connaissez cette femme ?

La vieille la regarde d'un air mauvais, vraiment mauvais avant de repartir drôlement vite pour quelqu'un qui marche avec des béquilles. Et maintenant son infirmière la regarde comme si elle venait d'essayer de lui piquer son sac, à la vieille. On aura tout vu. La blonde prend son mal en patience, même si c'est déjà louche. Ça montre qu'en effet, Laura est connue dans les environs. Que son visage évoque des choses et des choses qu'il vaut mieux taire. Comme c'est étrange. Tout ici est étrange, c'est comme si le temps s'était suspendu. Alors elle, elle décide de courir. Si le temps refuse d'avancer, elle le fera pour lui. Elle accélère jusqu'à ne plus pouvoir distinguer les contours de la nature autour d'elle, jusqu'à ne plus entendre les aboiements du chien à sa droite. Elle accélère et entre comme une furie dans le bâtiment dédié à la relaxation, à la guérison, en d'autres termes : à la cure thermale. Et elle mentirait en disant qu'elle ne s'attendait pas à voir cette petite rousse avec un grand chapeau et de grosses lunettes, fringuée comme une James Bond girl, le nez fourré dans ce qui ne la regarde assurément pas. Mais à cet instant, qui est-elle pour le lui reprocher ? 

- Odile ?

Elle pose la question mais n'attend en vérité aucune réponse. Elle sait que c'est elle parce que ça ne peut être personne d'autre, elle sait que c'est elle parce qu'il n'y a sûrement qu'une seule Odile Lafougère sur toute la planète Terre, une seule personne qui dégage une telle chaleur, qui souffle un tel vent de liberté même sur ceux qui n'ont jamais eu la chance d'en faire l'expérience. Une seule emmerdeuse aussi douée dans tout l'univers, elle en est persuadée.

- Anna ?

La concernée soupire, il semblerait bien oui. Elle retire sa casquette et chasse une de ses mèches de cheveux qui s'est échappée de son chignon pour entraver son champ de vision.

- Salut. J'ai aucune idée de ce que tu fous là, mais salut.

Autant la tutoyer, au point où elles en sont. Anna s'adresse ensuite à la réceptionniste qui les regarde toujours avec le même air calme, posé, putain de flippant.

- Non, elle n'a pas réservé. Elle s'imagine que tout lui est dû, vous voyez ? Que l'univers tout entier s'arrange pour faire de la place à ses fesses quand elle veut les poser quelque part. Un peu narcissique, je suis d'accord avec vous. Moi par contre j'ai réservé, Anna Lesage, vous devez avoir ma carte d'identité dans vos fichiers. Vous pouvez rajouter une deuxième chambre sur ma réservation ?

La réceptionniste acquiesce mais c'est finalement Odile qui se manifeste, en la regardant bizarrement. Entre le choc, la surprise et la joie, ou peut-être la colère. Qui sait ce que peut bien penser cette femme en vérité.

- Parfaitement. La vingtième vous conviendrait-elle ?

Odile ouvre la bouche puis la referme, puis la rouvre pour finalement la refermer. Brillant. Anna ne la connait pas depuis longtemps mais elle sait tout de même que les fois où Odile ne sait plus quoi dire sont rares. Et ça fait déjà deux fois en sa présence.

- Oui, ça lui convient. Une dernière chose, vous connaissez ces gens ?

Anna lui montre la photo de groupe, celle trouvée chez Henriette et Paul. Le visage de la réceptionniste se ferme d'un coup. Plus de lueur dans son regard, plus de sourire bienveillant. Rien. Absolument rien.

- Non Madame, je ne les ai jamais vu. Passez un bon séjour au sein des thermes de Saint-Gervais-les-bains, Madame. 

La flic reste figée un moment, peut-être un trop long moment à essayer de percer le mystère derrière ce silence. Ça ressemble à de la loyauté, pas à de la contrainte. Mais de la loyauté envers quoi ? Qui ?

- Merci beaucoup, tu viens on y va ?

Anna se laisse entrainer par Odile et récupère sa propre valise au passage. Normalement, son séjour ne devait durer que quelques jours. Elle s'était fait passer pour malade au commissariat et devrait sûrement jouer sur les sentiments de son médecin de famille pour en obtenir une justification.

- T'as pas trouvé plus bourrin, franchement ? Sinon tu pouvais lui dire "salut, mets sur la table tout ce que tu me caches ou je te fais sauter la cervelle", ça aurait peut-être été plus rapide encore.

- Tu vois, tu réponds même à tes propres questions.

Odile s'essouffle en montant les marches avec sa valise, pas sportive pour trois sous. Elle s'en doutait.

- Et c'est quoi cette photo d'abord ? Ou tu l'as trouvée ? Je peux la voir ?

Et dire qu'elle pensait s'en être débarrassée, elle aurait dû savoir que ça ne pouvait pas être le cas. Qu'elle serait toujours éternellement derrière son dos en ce qui concerne cette affaire, qu'elle n'allait pas abandonner aussi vite. Elle aurait dû le savoir.

- Ça te regarde pas, ça non plus, non. A moi maintenant, comment tu as su pour les thermes ? Pourquoi tu continues à chercher ? T'avais pas assez pour faire ton torchon ?

Odile semble bouillir derrière elle, littéralement. 

- Ça te regarde pas, ça non plus, non. Tu vois, on peut jouer à ça longtemps. Et si t'arrêtait d'être une connasse disons, vingt minutes ? Comme ça on pourra peut-être progresser ensemble et découvrir ce qui est arrivé à cette bande de vieux ?

Et cette fois, c'est elle qui bout. Elle s'arrête en haut de l'escalier, la toise du plus haut qu'elle peut et à vrai dire, ce n'est pas très compliqué.

- Je suis de la police. Toi non. Je n'ai pas de comptes à te rendre, ni à toi ni à personne. Si je t'ai aidé en bas, c'est uniquement par pitié et rien d'autre. Alors maintenant, fais ta cure thermale et fous moi la paix.

Anna fait rouler sa valise sur la moquette beige du complexe, direction le long couloir des chambres. De jolies portes en bois riche, espacées chacune de cinq bons mètres, un calme et un confort apparent, le lieu idéal pour se reposer. Cette petite enquête personnelle aurait même pu être agréable si seulement elle n'était pas tombée sur cette maudite journaliste.

- Oh vraiment, de la police ? Et ils t'ont envoyé seule ? Étrange non ? Comme cet endroit, tu ne sens pas ? Je sais qu'on est au bon endroit mais si on persiste à ne pas coopérer, on ne saura jamais où sont les onze disparus. On ne saura jamais où sont passés Henriette, Paul, Marie et...

- Victor ? C'est toi ? Tu es de retour ?

Une nouvelle fois, Odile est coupée net et ce n'est même pas de la faute d'Anna. Les deux jeunes femmes se retournent en une fois, comme si elles avaient été giflé par la même personne, du même côté. Une vieille femme se tient là, elle a l'air perdue et son aide-soignante crispée. Sa main serre fort le bras de la dame âgée, trop fort.

- Hé, vous lui faites mal.

C'est Odile qui a parlé parce que les mots d'Anna restent coincés dans sa gorge. Victor. Son regard se porte sur la photo qui se trouve sur son téléphone, puis sur la dame qui les a interpellé. Ou plutôt, qui l'a interpellé lui. La vieille est ramenée dans sa chambre aussi vite que possible et à vrai dire, Anna ne se sent pas d'humeur à les poursuivre. Odile a raison, il ne suffira pas de demander aux gens. Il va falloir la jouer différemment et peut-être même...

- C'est d'accord. Entre, c'est ma chambre. On doit parler.

Et au fond, elle sait faire le bon choix.

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