CHAPITRE 8
Lorsque je me retournai, un petit homme à la stature frêle et aux cheveux châtains attachés en queue de cheval me faisait face. Son regard effaré fixait le métal déformé d'une poêle avec laquelle il venait de me frapper. Malheureusement pour lui, j'avais la tête dure et le coup ne m'avait guère fait plus d'effet qu'une pichenette. Je me frottai le crâne et le considérai un instant avant de grimacer, sans pour autant faire preuve d'hostilité à son égard.
— Si vous comptiez m'assommer avec ça, c'est loupé, lui fis-je constater.
L'humain reporta son attention sur moi et sa mâchoire manqua de se décrocher pendant que ses yeux s'écarquillaient comme s'il avait vu un revenant. Son arme de fortune lui échappa de la main et rebondit au sol dans un tintement métallique désagréable, puis il recula d'un pas, sous le choc.
— Un-un... Exta... un Exta-lien ? bégaya-t-il en me pointant du doigt. Pas possible ! Vous êtes tous morts !
Sa réaction était tout à fait prévisible. Aujourd'hui, croiser un homme-dragon restait exceptionnel depuis ce qu'il s'était produit dix ans auparavant sur mon île natale. De plus, je le dominais presque d'une bonne tête et notre différence flagrante de carrure devait l'impressionner.
À première vue, cet homme devait être âgé d'un peu moins d'une quarantaine d'années, mais son visage émacié et pâle ainsi que sa faible constitution marqués par les stigmates d'une maladie lui en donnaient allègrement dix, voire quinze de plus.
Son état de stupeur passé, il retrouva une certaine contenance. Son regard creux balaya la pièce, se porta sur Lyra, puis de nouveau sur moi.
— Qu'est-ce qui s'est passé, ici ? Qu'avez-vous fait à ma fille ?
Cette question me laissa dubitatif. Les yeux plissés, je l'examinai attentivement, puis le comparai à l'Extalienne avec une moue peu convaincue. Je discernais peu de ressemblance entre eux ou alors j'avais loupé un détail...
— Votre fille... ? demandai-je, perplexe. Si je peux me permettre, je ne vois pas beaucoup d'air de famille entre vous deux.
— Oui, nous sommes différents, et alors ? s'agaça-t-il. Ne changez pas de sujet. Maintenant, libérez-la et sortez de chez moi.
L'hésitation me traversa quelques secondes quand je me retournai vers Lyra. Cette dernière me regardait avec un air moins hostile que celui de son paternel, mais tout aussi insistant. L'impatience de recouvrer sa liberté brillait au fond de ses prunelles rouges et hypnotiques, si bien que j'en déglutis.
D'ailleurs, en parlant de son père... était-il au courant de ses petits méfaits ?
Ce ne sont pas tes affaires ! me souffla ma bonne conscience, qu'ils se débrouillent entre eux !
J'opinai à cette remarque bien fondée de mon esprit et sans un mot, je m'avançai vers ma prisonnière, mais au moment d'annuler mon sortilège, un gémissement retentit derrière moi. Lorsque je me retournai, l'humain avait posé un genou à terre, le visage déformé par la douleur.
Merde... qu'est-ce qu'il lui arrive ?
J'entendis Lyra pousser une vive inspiration et sous mon regard ahuri, l'homme chancela, puis s'effondra lourdement sur le parquet. L'espace d'une seconde, mon cœur loupa un battement.
— Libère-moi ! Vite ! me hurla la jeune femme-dragon d'une voix brisée.
Désorienté par cette scène impromptue, je mis un certain temps à réagir. Je secouai la tête pour sortir de mon hébétude et d'un claquement de doigts, la glace se dispersa aussitôt en un millier de fragments scintillants. Aussitôt, Lyra bondit, mais ses jambes se dérobèrent sous elle, trop engourdies par le froid, et elle retomba au sol.
Ne sachant si je devais intervenir ou non, je la regardai ramper jusqu'au corps inerte de son père qu'elle retourna délicatement sur le dos de ses mains tremblantes avant de lever un visage implorant vers moi.
— S'te plaît, tu peux m'aider à l'porter jusque dans sa chambre ?
J'aurais dû rentrer pour retrouver Angélina, mais j'étais incapable d'ignorer la détresse qui imprégnait ses beaux yeux rouges. Sans un mot, j'acquiesçai quand quelqu'un frappa à la porte et entra dans la pièce.
— Bonjour, c'est le docteur Sigersson, est-ce qu'il y a quelqu'... s'interrompit la voix familière avant de bafouiller, que... hein ?
Le soulagement m'envahit lorsque je levai la tête et fis face au visage surpris de Yuri. Il ne pouvait pas mieux tomber. Derrière lui, je reconnus le jeune garçon du bar, il avait dû nous suivre après que Lyra se soit enfuie et avait sans doute croisé mon coéquipier en chemin. Cette fois, il n'était pas seul : un curieux petit animal au plumage doré semblable à un dragon, mais à peine plus gros qu'un chat, battait l'air de ses ailes au-dessus de lui en vol stationnaire et nous scrutait de ses deux prunelles d'un noir profond.
Yuri parcourut les environs du regard et sourcilla quand il s'attarda sur moi.
— Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Tu n'étais pas censé ranger le grenier avec ta sœur ?
Un soupir blasé s'échappa de mes lèvres et je haussai les épaules.
— J'aurais dû... mais il y a eu un contretemps, lui avouai-je en lui désignant Lyra et son père étendus au sol.
Ses yeux s'écarquillèrent et d'un bond, il vint s'agenouiller près de l'homme inconscient.
— Bon sang ! Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Ça fait longtemps qu'il est dans cet état ?
Malgré l'antidote, l'Extalienne était au bord de l'épuisement et, entre deux souffles courts, elle secoua la tête.
— Non... quelques minutes... à peine... réussit-elle à balbutier.
Le front du Vulpian se plissa d'inquiétude.
— Ça n'a pas l'air d'aller.
Il se retourna vers moi avec un regard accusateur et je ravalai ma salive. Il avait dû comprendre.
— Je vais porter son père jusque dans un lit pour l'examiner dans de meilleures conditions. Tu peux t'occuper d'elle ?
Je ne pus que m'exécuter... Malgré son statut de médecin, Yuri était, en plus d'être mon coéquipier, mon supérieur hiérarchique direct, juste en dessous de Karen. Il souleva l'homme inanimé sans grande difficulté et sous les directives de la jeune femme-dragon, il le transporta à l'étage. Ses années d'expérience et d'entraînement en tant que soldat au sein de l'armée surdienne avait forgé sa force et sculpté son corps : ainsi, un humain aussi frêle que son nouveau patient n'était qu'une formalité pour lui.
Lyra voulut se relever, mais lorsque je lui proposai mon aide, elle repoussa ma main d'une claque dédaigneuse.
— C'est bon, j'peux m'relever toute seule... j'ai pas besoin d'toi... grogna-t-elle sans m'adresser le moindre regard, ce qui m'affecta étrangement.
Cependant, ses jambes tremblantes ne la portèrent pas bien loin et elle finit par s'effondrer à son tour sur le plancher, se cognant au passage sur le recoin d'un établi.
Le jeune Mérien qui était resté en retrait jusqu'à présent accourut aussitôt vers elle et la secoua doucement dans l'espoir de la faire réagir. En vain, elle s'était évanouie.
— Lyra ! s'écria-t-il, tu m'entends ? Lyra !
Pendant qu'il tentait désespérément de lui faire recouvrer ses esprits, la créature ailée qui l'accompagnait volait en décrivant des cercles au-dessus d'eux et poussait des couinements plaintifs.
Voyant qu'il n'arrivait à rien, le garçon aux yeux de félin se tourna vers moi et me supplia :
— S'il vous plaît ! Faites quelque chose !
Dans quelle galère m'étais-je encore retrouvé ? Était-ce Yldrarth qui me punissait pour ma mauvaise conduite ou était-ce simplement un coup du sort ?
***
— Alors ? Tu as retrouvé ton pendentif ?
— Oui... c'est bon, je l'ai.
J'entendis Angélina pousser un soupir soulagé dans le haut-parleur holographique de mon téléprisme, mais son anxiété restait palpable dans le ton de sa voix.
— C'était qui alors ?
— Je te raconterai en détail plus tard, tu verras, c'est incroyable...
— D'accord... Et tu en as encore pour longtemps ?
Mon regard se tourna vers Yuri. Vingt bonnes minutes s'étaient déjà écoulées depuis que nous étions entrés dans cette modeste chambre au papier peint défraîchi. Malgré la douce odeur de naphtaline qui y flottait, une atmosphère pesante régnait et je ne pouvais empêcher une certaine forme de nervosité de m'assaillir. Ma queue ne cessait de s'agiter dans mon dos, comme si cette ambiance voulait me rappeler de mauvais souvenirs.
Au centre de la pièce, près d'une fenêtre à petits carreaux, siégeait un vieux lit en bois parsemé d'un nombre incalculable de trous de termites sur lequel Yuri avait allongé le père de Lyra. L'homme était toujours inconscient et la mine soucieuse de mon coéquipier ne présageait rien de bon. Je connaissais cette expression sur son visage par cœur et il ne faisait aucun doute que l'état de santé de l'humain le préoccupait au plus haut point.
— Aucune idée, repris-je à l'attention de ma sœur, mais ne t'inquiète pas, dès que Yuri a fini, je rentre. Je t'ai promis de t'aider et on rangera ce fichu grenier, même s'il est une heure du matin.
Angélina grogna, peu convaincue par mon idée.
— Je préfèrerais quand même le faire avant que la nuit tombe, je suis un peu fatiguée en ce moment et je n'ai pas envie de me coucher trop tard.
— D'accord, je fais au plus vite. À tout à l'heure.
— À tout à l'heure.
La communication s'arrêta et mon téléprisme retomba au creux de ma paume. Un grognement ennuyé s'échappa de ma gorge. J'avais l'impression d'être coincé dans cet endroit depuis des heures et à mon grand désespoir, Yuri avait absolument tenu à ce que je l'assiste. Mais quelle utilité pouvais-je bien avoir en restant ici à faire le pied de grue ? Je n'étais ni médecin ni capacitaire en magie de guérison, donc je ne comprenais vraiment pas l'intérêt de ma présence. Toutefois, au vu du regard accusateur qu'il m'adressa, j'allais peut-être bientôt connaître la raison...
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? lui demandai-je alors avec une affreuse appréhension.
— Son état général est très inquiétant, m'avoua-t-il en désignant son patient, je vais en avoir encore pour un moment avec lui, je dois lui faire des prélèvements de sang et...
Son visage changea d'expression et un sourire en coin, presque moqueur, se dessina sur ses lèvres.
— ... ce serait bien que tu t'occupes de sa fille en attendant.
Pendant un instant, je crus que mon ouïe me jouait des tours. J'avais dû mal entendre... et me décollai d'un bond du mur sur lequel je m'étais adossé.
— Pardon ?
— L'antidote va mettre un certain temps avant d'éliminer le poison de Brynhildr dans son organisme et elle risque d'être un peu déboussolée au réveil. Il faut que quelqu'un de qualifié la surveille.
— Qualifié ? Mais en quoi ? Le chaton est déjà à son chevet en bas et c'est son ami, il sera certainement plus à même de la soutenir.
— Après ce que tu lui as fait, c'est la moindre des choses, non ? me reprocha-t-il en croisant les bras sur son torse avant d'arborer une mine mi-agacée, mi-amusée, et puis, vois ça comme une opportunité pour te faire pardonner. Tu as enfin la chance d'avoir rencontré une femme de la même espèce que toi, c'est l'occasion ou jamais de faire preuve d'un peu plus de sociabilité.
Piqué au vif, j'avançai d'un pas.
— Attends un peu... c'est quoi ces sous-entendus grotesques ?
Un grondement monta de mes entrailles et vibra dans ma gorge, mais cela n'impressionna nullement Yuri. Le Vulpian s'était chargé de mon entraînement dès que j'avais intégré la guilde, il connaissait mon caractère plus que quiconque et savait toujours comment s'y prendre pour me rappeler à l'ordre. Aussi revêtit-il son aura la plus hostile, celle qu'il avait dû arborer de nombreuses fois à l'époque où il œuvrait en tant qu'assassin pour le compte du gouvernement surdien.
— S'il te plaît, Kyo, ça m'aiderait beaucoup que tu ailles vérifier son état.
Je soutins son regard pendant de longues secondes tandis que je pestais intérieurement, puis mes épaules s'affaissèrent.
— Bon, d'accord, j'y vais... grommelai-je, résigné.
Alors que je me dirigeais vers les escaliers, je n'éprouvai aucun besoin de me retourner pour deviner la satisfaction qui illuminait son visage, cela se ressentait et me donnait presque des frissons désagréables.
Sale fourbe !
Lorsque je débouchai dans le salon, deux paires d'yeux se braquèrent aussitôt sur moi, dont l'une me fixa avec une amertume évidente. Une chose était sûre : le gamin ne deviendrait pas mon meilleur ami. Enfin... pour ce que j'en avais à faire... Je l'ignorai et vins m'agenouiller aux côtés de la jeune femme-dragon étendue sur le canapé. Elle semblait paisible, endormie ainsi, et je me surpris pour la première fois depuis que je l'avais rencontrée à la contempler avec un intérêt très particulier.
Contrairement à Léona, ses longs cheveux d'un brun chaud se teintaient d'un dégradé de plus en plus rougeâtre jusqu'aux pointes et bien que les attributs draconiques soient génétiquement dominants lors d'un métissage humain, elle avait hérité de la modeste morphologie de ces êtres fragiles. Cependant, cela ne la rendait pas plus faible pour autant, bien au contraire. Sa ténacité et son incroyable force restaient toujours encrées dans ma mémoire.
Son doux visage était détendu, mais une vilaine entaille lui barrait le front jusqu'à la tempe. Elle s'était cognée la tête contre le bord de l'établi avant de perdre connaissance. En revanche, je constatai que l'antidote avait agi : le mince filet de sang qui en coulait commençait à retrouver peu à peu sa teinte carmin d'origine. Au moins, elle était sortie d'affaire et cela me rassura, mais sa plaie située au niveau de son flanc avait besoin d'être désinfectée pour éviter toute complication. Les hybrides extaliens ne possédaient pas une capacité de régénération aussi efficace que la mienne et les traces restantes du poison présent dans son organisme, aussi infimes soient-elles, ralentissaient sa guérison.
— Il me faudrait de quoi nettoyer sa blessure, dis-je à l'attention du jeune Mérien en me redressant. Où est-ce que je pourrais trouver ce qu'il faut ?
Assis sur une chaise à côté de Lyra, il me fixa de ses yeux verts et grimaça avant de pointer du pouce une porte située juste derrière lui.
— Dans la salle de bain.
Je n'essayai pas d'argumenter davantage avec lui, son air renfrogné m'en dissuada, et j'entrai dans la pièce. Je fouillai chaque placard, mais à mon grand désarroi, parmi les nombreuses boîtes de médicaments en tout genre, je ne trouvai pas le moindre flacon de désinfectant.
Bon sang ! Mais avec quoi il se soignent en cas de blessures ?
Un grognement exaspéré vibra entre mes mâchoires crispées par l'agacement quand une petite bassine posée sur le lavabo attira mon attention. D'après le subtil parfum qui en émanait, elle devait servir pour la lessive. Tant pis, je n'avais pas le temps de chercher autre chose, elle ferait l'affaire. Je la rinçai minutieusement avant de la remplir d'eau chaude, puis m'emparai d'une serviette propre. Cela suffirait à éponger le sang et laver les plaies en attendant que Yuri puisse accélérer leur cicatrisation grâce à sa magie.
Lorsque je retournai au chevet de la jeune femme-dragon, je me figeai, envahi par un sentiment de gêne. De toute évidence, je n'allais pas avoir le choix que de remonter son haut pour accéder à son flanc blessé. Hormis Angélina que j'avais parfois aidée pour enfiler ses vêtements quand elle était encore fragilisée par sa maladie des os de verre, je n'avais jamais déshabillé d'autres femmes. Du moins, je ne me l'étais pas permis.
Ce fut à ce moment que les paroles de Yuri décidèrent de s'immiscer dans mon esprit et je sentis mes joues s'échauffer, puis virer à l'écarlate. Si Lyra venait à se réveiller, qu'est-ce que j'allais bien pouvoir dire pour justifier mon geste ? Elle m'avait repoussée lorsque j'avais essayé de l'aider, je devais donc m'attendre au même comportement de sa part. De plus, la communication n'était pas mon fort et à cause de mon terrible passé, j'avais toujours préféré la solitude plutôt que créer des liens avec d'autres personnes. De ce fait, mes amis se comptaient sur les doigts d'une main, en un cercle très restreint et je détestais le contact ainsi que tout ce qui se rapportait aux relations humaines. Pourtant, une audace insoupçonnée s'empara de moi et m'accorda le courage de toucher la jeune Extalienne.
Après avoir relevé son maillot d'une main tremblante et peu assurée, je grimaçai face à l'aspect de sa blessure. Le pourtour de sa peau entaillée par la lame de Brynhildr s'était constellé de veinules noires et lui donnait l'apparence d'une toile d'araignée, mais le sang qui s'en écoulait avait repris sa coloration naturelle.
Sans attendre, je trempai la serviette dans l'eau chaude, l'essorai, puis tamponnai son flanc. Sous les regards à la fois attentifs et méfiants du garçon-chat et de son animal de compagnie, je m'appliquai, doucement, méthodiquement, jusqu'à ce que la voix du gamin me sorte de ma concentration.
— Hé ! Je crois qu'elle se réveille !
À ce moment, une désagréable appréhension me saisit et une petite voix au fond de mon esprit me souffla que de nouveaux ennuis se profilaient à l'horizon... J'espérais qu'elle se trompait...
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