8 - ALPHÜBEL - partie 2/2
Elle resta sous le choc. Elle ne connaissait que peu de choses au sujet de ces professionnels à la réputation de tueurs sanguinaires dépourvus d'empathie et de pitié, mais elle ne les appréciait guère. Et aujourd'hui, il y en avait un sous son toit, sous les traits d'un homme-dragon. Quel fâcheux dilemme ! Que devait-elle faire ? Elle ne pouvait pas se permettre de refuser l'aiguisage de son épée, sinon, adieu la future clientèle, et au fond, elle brûlait d'envie d'en savoir plus sur lui. Décidant de mettre ses a priori de côté pour le moment, elle prépara ses outils : du papier de verre à grain fin, de l'huile et quelques limes de divers calibres.
— Je risque d'en avoir pour un p'tit moment, déglutit-elle après s'être humecté les lèvres. J'te conseille de repasser plus tard.
Nexus semblait avoir perçu son malaise, mais ne quitta pas la pièce pour autant.
— J'ai tout mon temps, ce n'est pas un problème, je vais rester ici.
Lyria grogna mentalement avant de soupirer :
— Très bien, comme tu voudras...
Concentrée sur sa tâche, elle ne lui prêta plus aucune attention et enchaîna les étapes d'affutage de l'épée. Une patience couplée à de la minutie demeurait nécessaire pour un travail de qualité, surtout pour Lyria qui œuvrait encore à l'ancienne. De plus, le dragonium requérait davantage de dextérité pour être aiguisé, car malgré son extrême résistance, il s'émoussait plus rapidement que l'acier. Aussi, devait-elle insister pour redonner à cette arme ses tranchants d'origine. Pendant qu'elle s'échinait à lui rendre sa splendeur d'antan, l'exterminateur brisa de nouveau le silence.
— Ça fait longtemps que tu vis ici ?
Elle releva un œil et l'aperçut assis sur une chaise, Oz sur ses genoux en train de roucouler sous ses gratouilles. Le xéobrat semblait apprécier l'homme-dragon et si cette scène l'amusait, Lyria sentit cependant son cœur se pincer sous l'effet de la jalousie.
— Non, ça n'fait que six mois. Ce sont les grands-parents d'Hayden qui nous ont prêté la forge pour nous loger quelque temps.
— Qui est Hayden ?
— Mon petit-ami.
Le visage serein de Nexus se mua en une grimace.
— Quoi ? Il y a un autre Dragyan, ici ?
Un petit rire échappa à Lyria.
— Non, Hayden est Mérien ! Enfin, un croisé, plus précisément. Son père est originaire d'Abu Karran, la capitale de Méria et sa mère est humaine. Ils vivaient à Feldweil et après quelques années professionnelles infructueuses, ils ont voulu revenir habiter ici.
— Un dragon et un félin... c'est quand même très insolite comme couple. Vous arrivez à vous entendre malgré... vos différences ?
Lyria préféra éluder sa relation avec Hayden. Celle-ci était déjà bien assez complexe et elle lui fit comprendre d'une expression évasive qu'elle ne souhaitait pas s'étendre sur le sujet. Nexus respecta son choix et dévia aussitôt sur une autre conversation.
— Tu as quel âge si ce n'est pas indiscret ?
— Bientôt vingt, et toi ?
— Vingt-quatre le printemps prochain.
Finalement, on a pas tant d'écart que ça, se fit-elle la remarque, son regard oscillant entre son bel invité et l'épée.
— Comment tu as fait pour survivre à la Chute des Dragons ? poursuivit-il. Tu t'es enfuie ?
Étonnée de le voir aborder de lui-même ce triste événement, elle écarquilla les yeux et ses lèvres frémirent. Lors de leur première confrontation, elle avait tenté d'en savoir plus à ce propos, sans succès. C'était là l'occasion rêvée d'assouvir sa soif de curiosité malgré sa faible connaissance concernant ce drame historique.
— Très bonne question, lui répondit-elle simplement.
Il sourcilla et, face à son expression perplexe, elle lui expliqua.
— Ça va te paraître bizarre, mais j'ai aucun souvenir de mon enfance. Quand j'essaie de m'en rappeler, je me retrouve face à un mur.
— On t'aurait effacé la mémoire ? s'étonna-t-il. Pour quelle raison ?
Elle secoua la tête et soupira.
— Si moi-même je l'savais, ça fait bien longtemps qu'le problème serait résolu. Et toi ? Tu t'es enfui aussi ?
Le regard du Dragyan se voila de nuages et son expression arbora le masque fermé et dur d'une statue de pierre.
— C'est une longue histoire, mais... oui, j'ai réussi à m'enfuir.
— T'as eu de la chance de t'en sortir. Au moins, c'est une bonne chose.
Tandis qu'il caressait distraitement les aigrettes d'Oz, Nexus se passa son autre main dans les cheveux et son visage donna l'impression qu'il suçait un citron très amer.
— Je ne sais pas si on peut vraiment appeler ça de la chance... ni si c'est une bonne chose...
Lyria sourit malgré son air défaitiste. La glace qui les séparait venait de se briser et l'espoir d'apprendre à mieux se connaître grandissait peu à peu. Leur relation amicale n'en était encore qu'aux balbutiements, mais avec le temps, elle ne doutait pas que les progrès porteraient doucement leurs fruits.
Reste sur tes gardes, Ly, n'oublie pas que c'est un tueur. Avec le Fléau qui rôde, il pourrait un jour te prendre pour cible.
En réponse à sa conscience raisonnée, son dragon se cabra en signe de protestation et rugit. Lyria chassa les deux entités en conflit de son esprit pour se concentrer sur l'instant présent. Si elle avait en effet éprouvé quelques minutes plus tôt de la méfiance et de l'aversion envers l'exterminateur, ces sentiments s'étaient légèrement estompés grâce à leur échange. Nexus n'avait pas l'air d'un mauvais bougre. En dépit de leur précédente altercation, il s'était montré plutôt conciliant.
Elle l'observa, les yeux perdus sur les muscles de son dos qui roulaient sous le tissu moulant de son maillot à chaque mouvement. Il s'était levé de sa chaise et examinait chacune de ses réalisations posées sur les établis avec intérêt. Grand, large d'épaules et bien bâti, sans être taillé comme un taureau, Nexus était tout à fait...
Non, mais qu'est-ce qui te prend de le reluquer comme ça ? se rabroua-t-elle en secouant la tête.
Après trois bons quarts d'heure de dur labeur et quelques courbatures aux bras, Lyria termina son aiguisage, puis scruta méticuleusement la lame. Les accrocs avaient été lissés et le métal rayonnait.
— Voilà, c'est fini, le prévint-elle, satisfaite de sa prestation.
Le Dragyan interrompit ses observations et s'approcha pour examiner l'arme à son tour. Ses orbes d'or brillèrent alors d'une lueur qu'elle ne lui avait encore jamais vue. Il s'éloigna ensuite de quelques pas, là où la pièce était moins encombrée, puis effectua quelques figures d'attaques.
Saisie d'une profonde fascination, Lyria le contempla sans émettre le moindre mot. L'homme-dragon se déplaçait tel un tourbillon mortel, faisant preuve d'une agilité incroyable, et son épée prolongeait son bras à la perfection. La lame fendait l'air d'un son cristallin et décrivait des arcs lumineux qui s'évanouissaient dans une pluie d'étoiles bleutées.
Après quelques minutes de test, Nexus fit tournoyer son Alphübel une dernière fois dans sa main avant de la rengainer dans son fourreau, le visage rayonnant.
— Depuis combien de temps pratiques-tu ce métier ?
Lyria sursauta et sortit de sa contemplation songeuse.
— Euh... ça va faire trois ans. J'ai fait ma formation quand j'vivais encore en Illurion dans une ville au nord.
— En tout cas, c'est excellent. J'ai rarement vu une prestation d'aussi bonne qualité, sourit-il. Tu as fait du bon travail.
Le cœur de Lyria bondit et des papillons dansèrent joyeusement au creux de son ventre. L'expression heureuse de son client la comblait et lui procurait un bien-être indescriptible. Cette réussite lui permettrait enfin de se faire connaître et d'obtenir une fréquentation plus régulière de sa forge.
Le Dragyan fureta dans une sacoche accrochée à sa ceinture et lui donna un paquet.
— Merci pour la réparation et, comme promis, je t'enverrai du monde.
Elle s'empara de l'objet et reconnut à sa grande surprise sa bourse en velours noir rempli de bijoux.
— Mais ? Pourquoi tu me les rends ?
— Fais-en ce que tu veux. Eldric est plein aux as, il se remettra bien de la perte de quelques babioles. Je te dois combien ?
Lyria haussa un sourcil. Elle ne comprenait plus rien.
— Comment ça, combien ? Tu voulais que j'te le fasse gratuitement en échange d'une clientèle alors pourquoi tu...
— Oui, je sais, la coupa-t-il en lui tendant plusieurs billets, mais ton travail mérite d'être payé après le temps que tu as passé. Mon Alphübel est superbe et je t'en suis reconnaissant.
Elle resta figée, interdite, tandis qu'elle se saisissait de l'importante somme qu'il lui donnait. Les mots refusaient de franchir ses lèvres. C'en était perturbant. Elle réussit tout de même à sortir de son hébétude.
— T'étais pas obligé, tu sais...
— Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve un excellent forgeron et puis... comme ton père est malade, je me dis que ça pourra peut-être lui payer des soins...
Il détourna les yeux un bref instant, l'expression embarrassée, et se frotta les cheveux.
— En général, je ne suis pas du genre à m'apitoyer sur le sort des humains. Mais, comme nous sommes peut-être les deux derniers représentants de notre espèce et que tu tiens énormément à cette fragile créature, alors... j'ai envie de t'aider.
Ses lèvres se courbèrent en un sourire chaleureux lorsqu'il soutint de nouveau son regard. La gorge de Lyria se dessécha et son cœur s'affola dans une danse fébrile tandis que les étranges papillons revenaient narguer ses entrailles. Son corps entier prenait vie et une incontrôlable envie de toucher Nexus l'envahit. Elle voulait ressentir sa peau contre la sienne et releva une main vers son visage.
Qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ? Qu'est-ce que je fais ?
En baissant les yeux, il perçut son geste et recula aussitôt d'un pas. Sa réaction produisit l'effet d'un seau d'eau froide, Lyria retrouva sa lucidité et son bras resta en suspens.
Après avoir recouvré sa contenance, elle se racla la gorge.
— Au fait, c'est quoi ton nom ?
Une lueur d'étonnement traversa les prunelles de l'homme-dragon.
— Je te l'ai déjà donné, pourtant.
— Les exterminateurs prennent des surnoms pour exercer leur métier, donc Nexus n'est pas ta vraie identité.
Lyria le fixa longuement droit dans les yeux. Elle ne comptait pas le laisser partir sans savoir qui il était vraiment et elle lui tiendrait tête jusqu'à la fin de la journée si elle le devait.
— Tu es bien informée, et en effet, Nexus n'est qu'un pseudonyme, lui avoua-t-il enfin. Je m'appelle Kyeran Estieral.
Une joie non dissimulée d'avoir obtenu satisfaction l'envahit. Ce prénom à la belle consonance lui plaisait et elle le répéta plusieurs fois à voix basse comme pour l'imprégner dans son cerveau. Sa plénitude s'effaça toutefois bien vite lorsque des bruits de pas à l'étage attirèrent son attention. Allister s'était réveillé.
D'un bond, elle attrapa Kyeran par le bras et l'entraîna vers la porte qu'elle se hâta d'ouvrir.
— Hé ! Mais qu'est-ce que tu fais ?
Un index posé sur ses lèvres, elle lui intima le silence.
— Si mon père te voit encore ici, ça va être le scandale. Tu ferais mieux de partir.
— Que veux-tu qu'il me fasse ? M'assommer encore avec une poêle à frire ? Il a bien vu que ça ne fonctionnait pas.
— Là-dessus, j'suis bien d'accord avec toi, pouffa-t-elle, mais après ce qu'il s'est passé, il nous empêchera sûrement de nous revoir.
Kyeran pencha la tête et plissa les yeux.
— Nous revoir ?
— Tu m'as dit qu'on était peut-être les deux derniers Dragyans de ce monde et j'ai besoin d'en savoir plus sur notre espèce, alors j'ai pensé que peut-être on pourrait...
Les pas d'Allister résonnèrent dans l'escalier et le rythme cardiaque de Lyria s'accéléra. Cette fois, elle poussa l'homme-dragon au-dehors.
— Désolée, mais il faut vraiment qu'tu partes.
Kyeran hocha la tête en silence après s'être fait expulser sans cérémonie. Avec un dernier regard chargé de regrets, Lyria referma la porte et s'y adossa en laissant échapper un soupir. Si la frustration la rongeait, une lueur d'espoir la tenait en éveil. Kyeran et elle se reverraient. Ses lèvres se relevèrent en un léger sourire, révélateur d'un nouveau secret.
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