8 - ALPHÜBEL - Partie 1/2

Lyria porta une main à sa bouche pour s'empêcher de crier. Son père venait de s'embarquer dans une situation bien délicate. Son regard effaré scrutait le métal déformé de sa poêle avec laquelle il avait frappé Nexus et si celle-ci présentait une triste apparence, le Dragyan, lui, n'avait pas bronché. Le coup ne lui avait guère fait plus d'effet qu'une pichenette et quand il se redressa en se frottant le crâne, il considéra son agresseur avec perplexité, sans toutefois faire preuve d'hostilité à son égard.

— Si vous comptiez m'assommer, il aurait fallu trouver mieux que ça.

La mâchoire d'Allister manqua de se décrocher et ses yeux s'écarquillèrent comme s'il avait vu un spectre. Son arme lui échappa de la main et rebondit au sol dans un tintement métallique tandis qu'il reculait d'un pas. Il était vrai que l'apparence physique du Dragyan était impressionnante. Debout, il dominait presque l'humain d'une bonne tête et leur différence de carrure était flagrante malgré la musculature discrète du premier. À première vue, Lyria estima la taille de Nexus à environ un mètre quatre-vingt-dix. Un beau spécimen en comparaison de la frêle stature d'Allister ! Elle mesura alors l'avantage de cette rencontre, car grâce à celle-ci, son père ne pouvait plus mettre sa parole en doute.

Son moment de stupéfaction passé, Allister retrouva son sang-froid. Son regard balaya les lieux, puis il s'humecta les lèvres avant de s'intéresser de nouveau à Nexus.

— Qu'est-ce qui s'est passé, ici ? Qu'avez-vous fait à ma fille ?

L'ambiance auparavant détendue redevint pesante. Lyria soupira et regretta d'en être arrivée à cette situation. Si elle n'avait pas volé ce fichu pendentif, rien de tout cela ne serait en train de se produire et à cet instant, elle aurait aimé rapetisser pour se cacher dans un trou de souris.

Le Dragyan plissa les yeux et examina Allister avec une moue peu convaincue.

— Votre fille... ? Si je peux me permettre, je ne vois pas beaucoup d'air de famille entre vous deux.

— Oui, nous sommes différents, et alors ? s'agaça l'humain. Ne changez pas de sujet. Maintenant, libérez-là et partez...

Il marqua une pause et dévisagea Lyria d'un air sombre.

— Je dois lui parler.

Elle se raidit. Avait-il entendu leur conversation ? Non, c'était impossible, une épaisse couche de gel emprisonnait les murs et les portes. Au mieux, il avait dû percevoir les bribes de sa scandaleuse proposition faite à Nexus. Toutefois, malgré le sentiment de honte qui la saisissait, elle rejoignit l'idée de son père. Elle aurait bien aimé retrouver l'usage de ses jambes d'autant que son piège glacial commençait à l'engourdir de plus en plus. Le pendentif était revenu à son propriétaire, plus rien n'obligeait ce dernier à la maintenir captive.

Une lueur d'hésitation traversa le regard de Nexus quand il se retourna vers elle, puis sans un mot, il s'avança. Le fragile petit humain semblait avoir réussi à persuader l'imposant dragon d'obtempérer, mais au moment où il allait annuler son sortilège, Allister gémit et posa un genou à terre, le visage déformé par la douleur.

Lyria inspira vivement quand elle le vit chanceler, puis s'effondrer avec fracas sur le parquet. Le temps se suspendit et l'espace d'un instant, son cœur cessa de battre.

— Libère-moi vite ! aboya-t-elle à l'attention de Nexus.

Le Dragyan mit de longues secondes à comprendre l'ampleur de la situation et alors qu'il regardait l'homme inconscient, il réagit au timbre alarmiste de sa voix. D'un claquement de doigts, il annula son sort. Lyria bondit, mais ses jambes étaient tellement anesthésiées par le froid qu'elle dût se résoudre à ramper au sol jusqu'au corps inerte de son père.

Ses mains tremblantes restèrent en suspens au-dessus de lui un court instant, puis elle retourna Allister sur le dos avec précaution avant d'apposer deux phalanges contre sa gorge tout en examinant sa respiration. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres lorsqu'elle décela son pouls et remarqua sa poitrine se soulever dans un rythme saccadé.

Incapable de se remettre sur pieds pour l'instant, elle leva un regard implorant vers Nexus qui s'était rapproché d'elle.

— S'te plaît, tu peux m'aider à le porter jusque dans sa chambre ?

***

Après avoir recouvré l'usage de ses jambes, Lyria s'affaira autour d'Allister. Elle lui cala soigneusement la tête sur l'oreiller et posa une main sur son front. Il était brûlant. Dans ce genre de situation, elle savait comment agir. Les accès de fièvre de l'humain devenaient plus fréquents et plus virulents. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû lui réaliser une injection quand il n'était pas en état de le faire.

Posté dans un coin de la chambre, Nexus l'observait silencieusement et sous son regard intrigué, elle sortit d'une boîte en carton un sachet hermétique contenant une seringue remplie d'antipyrétique prêt à l'emploi. Elle déchira l'emballage de ses crocs, puis remonta la manche de son père jusqu'au coude avant de lui planter l'aiguille dans la peau.

Allister semblait paisible, endormi ainsi, mais son teint cireux trahissait une lutte acharnée, un combat perdu d'avance contre un mal qui s'aggravait au fil des jours. Son état avait commencé à se dégrader un an auparavant et Lyria n'avait pu que constater, impuissante, sa déchéance progressive. Elle se démenait pour trouver une solution miracle au moyen des quelques gains financiers qu'elle percevait, travail honnête ou pas, mais en dépit de sa détermination, l'espoir de sauver Allister s'amenuisait. Tôt ou tard, il partirait pour un monde meilleur.

— Je suis vraiment impressionné que ce soit toi qui t'occupes de ses soins. Il a l'air vraiment mal en point. De quoi souffre-t-il ?

La gorge de Lyria se noua lorsque la voix de Nexus perça le silence. Elle ne possédait aucune connaissance en médecine et ne savait comment expliquer le mal qui rongeait le corps de son aîné. Elle ne pouvait s'en tenir qu'à ses propres observations.

— Je n'sais pas. Il a beaucoup maigri, il est faible, a mal partout et a souvent d'la fièvre. Tous les médecins qui l'ont ausculté n'savent pas ce qu'il a et donc, n'ont pas de traitement adéquat. Certains m'ont dit de le faire hospitaliser, mais ça coûte très cher. Toutes ses économies y sont passées et mon travail à la forge ne suffit pas pour régler ses soins.

— Alors c'est pour ça que tu t'es enrôlée dans une guilde aussi malfamée que les Red Skulls ? Pour te faire de l'argent facile en volant les honnêtes gens ?

Lyria grimaça face à cette désagréable remarque.

— Que veux-tu ? Il faut croire que l'appât du gain et le goût du risque ont été plus forts. Quand on aime quelqu'un, on est prêt à tous les sacrifices, alors, si m'salir les mains peut m'permettre de sauver la vie de mon père, peut-être que ça en vaut le coup ?

Le Dragyan fronça les sourcils, peu convaincu, et croisa les bras sur son torse.

— Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure des solutions, parce que le jour où tu te feras arrêter par les forces de l'ordre, tu te retrouveras incarcérée. Et... qui s'occupera de la santé de ton père quand tu seras derrière les barreaux ?

Elle leva les yeux au ciel. Si Nexus la troublait par son physique agréable, sa personnalité, en revanche, l'exaspérait. Rien n'énervait plus Lyria qu'un vulgaire inconnu qui se permettait de lui faire la morale ou de se mêler de ce qui ne le concernait pas.

Notre compagnon a raison, intervint son dragon, tu encours de graves ennuis si tu continues dans cette voie.

Notre compagnon ? C'est nouveau, ça ! Pour la énième fois, Lyria ignora cette maudite voix et la relégua aux confins de son esprit. Elle n'avait qu'un seul partenaire dans sa vie et c'était Hayden, personne d'autre. Même si ce Dragyan ne la rendait pas insensible, elle ne se laisserait pas emporter par ses instincts primaires. Néanmoins, elle dut admettre que sa conscience n'avait pas tout à fait tort. Le père de son petit ami avait beau être serviable, Sunan n'était pas médecin et ne saurait pas comment agir si le pire venait à arriver. Sa place à elle était donc auprès d'Allister pour le veiller et non dans les rues à chaparder.

Elle réfléchit alors à la proposition de Nexus. En échange d'une prestation gratuite, il lui promettait une clientèle. C'était une offre plus que raisonnable, à condition qu'il tienne sa parole.

Ce dernier n'avait pas bougé du pan de mur contre lequel il s'était adossé et semblait attendre une réaction de sa part. Lyria dut user de toute sa volonté pour ne pas se noyer dans son regard hypnotique lorsqu'un frisson incontrôlable la parcourut et elle secoua la tête pour chasser son trouble. Nexus appartenait à son espèce, certes, mais quand même, ce n'était pas le moment de divaguer !

Avant de l'inviter à la suivre jusqu'à son atelier, elle examina une nouvelle fois Allister. Il était toujours inconscient, mais sa respiration redevenue régulière et ses traits détendus achevèrent de la rassurer. Les médicaments injectés commençaient à faire effet et il reviendrait à lui d'un moment à l'autre. Soulagée de le voir dans un état stable, elle se dirigea vers la porte.

— Suis-moi, on va aller aiguiser ton épée.

Nexus acquiesça d'un hochement de tête et lui emboîta le pas. Tout en descendant les escaliers, son parfum neigeux effleurait les narines de Lyria et l'apaisement la gagna. Elle ne comprenait pas cette étrange sensation, mais la présence de l'homme-dragon lui donnait l'impression d'être en sécurité. Toutefois, cela n'empêcha pas l'appréhension de la saisir. Sa guilde apprendrait tôt ou tard son échec au sujet du pendentif et à cette pensée, un frisson lui traversa l'échine.

Dans la forge, elle contempla le désordre répandu au sol avec une grimace et se sermonna mentalement. Étant la principale fautive de tous ces troubles, elle ne pouvait pas tenir Nexus comme seul responsable. Elle rangerait tout ce bazar plus tard.

Focalisée sur son nouvel objectif, elle se départit de sa cape ainsi que de sa veste pour plus de confort, puis attacha ses cheveux. Oz quitta la chaleur de son cou et rampa le long de son bras pour venir s'installer sur un établi poussiéreux. Quand le xéobrat renifla les outils avec intérêt, il éternua.

— Quel est cet animal ?

Lyria se tourna vers Nexus à cette soudaine question. Il pointait la créature du doigt, l'expression fascinée.

— Il s'appelle Oz. C'est un xéobrat, t'en as jamais vu ?

— Non, c'est la première fois, lui avoua-t-il en se frottant les cheveux. Et moi qui pensais que c'était une écharpe...

— Ne dis pas ça, tu vas le vexer !

Le Dragyan releva un visage amusé, puis s'esclaffa d'un rire agréable et chaleureux en tapotant la tête du petit animal.

— Désolé, Oz, j'espère que tu ne m'en veux pas de t'avoir confondu avec un chiffon ?

Pour toute réponse, le xéobrat roucoula d'un ton enjoué, aucunement rancunier, puis Nexus présenta son arme à Lyria. Elle reconnut une Alphübel d'aspect sobre, équipée d'une lame semblable à de l'obsidienne et au manche terminé par deux chaînes. Grâce à un tranchant à dents de scie, ces épées forgées dans du dragonium – un minerai très résistant issu de la pétrification des os de dragon – étaient d'une grande efficacité pour transpercer les écailles et les carapaces les plus solides. Ces armes étaient terriblement meurtrières, même pour de gros animaux tels que des vouivres ou des drakes.

Son œil acéré ne tarda pas à repérer les imperfections du métal.

— Elle est très émoussée et quelques dents sont ébréchées. Tu t'en sers tous les jours ?

Nexus hocha la tête.

— Oui, c'est un cadeau que mon supérieur m'a offert lorsque j'ai validé mon statut d'exterminateur. Elle ne m'a jamais quitté et depuis, je chasse régulièrement avec. Elle a en quelque sorte une valeur sentimentale.

Cette révélation produisit l'effet d'une bombe. Lyria se raidit et une sueur froide lui traversa le dos.

— Tu... tu es... exterminateur ?

Le visage de Nexus se rembrunit et il grimaça, mal à l'aise.

— Oui...

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