29 - RÉDEMPTION - Partie 2/2
Kyeran se leva à son tour et parcourut la caverne d'un regard chargé d'amertume avant de lui refaire face.
— La dernière fois que tu m'as posé cette question, j'ai été incapable de te répondre.
— C'est vrai, tu m'as dit que c'était compliqué, répondit-elle d'un air amusé.
Les lèvres du Dragyan se courbèrent en un sourire fade et une lueur amère traversa ses orbes dorés.
— Quand on prête serment, on accepte de vouer notre vie au combat. Il nous interdit de nous attacher à qui que ce soit, de nous marier ou d'avoir des enfants. Si un membre de notre famille ou un proche vient à être infecté du Fléau, alors on exécute les ordres sans discuter. Il n'y a pas de place pour les sentiments, nous sommes des outils destinés à tuer et rien d'autre.
Il soupira et baissa les épaules.
— J'ai accepté ces conditions en connaissance de cause parce qu'à ce moment, j'étais tellement aveuglé par mon désir de rédemption, que je me suis dit qu'en me privant de tous ces droits, cela me permettrait de m'amender de mes actes et ainsi, me punir pour les crimes que j'ai commis. Mais... je t'ai rencontré et les choses ont évolué...
Malheureusement, le désespoir nous pousse parfois à prendre des décisions sans réfléchir aux conséquences que cela engendre.
Lyria frissonna lorsqu'elle comprit enfin le sens de sa précédente phrase. Elle ne s'adressait pas seulement à elle. Kyeran avait fait lui aussi un choix difficile et aujourd'hui, il ne savait plus comment gérer cette situation. Néanmoins, un détail la laissait dubitative et une certaine angoisse la saisissait à l'idée de découvrir une sombre et implacable vérité derrière ce serment d'exterminateur.
— Tu... t'as dit qu'tu voulais te punir pour tes crimes... qu'est-ce que t'as fait ? osa-t-elle demander en ravalant bruyamment sa salive.
Kyeran se rapprocha et au moment où il leva une main pour toucher son visage, elle eut un léger mouvement de recul. En voyant sa réaction, il arrêta son geste et son regard s'assombrit.
Lyria réalisa bien trop tard la stupidité de son comportement et s'en mordit la lèvre. Sans le vouloir, elle venait de l'éviter. Pourquoi avait-elle réagi ainsi ? Était-ce par peur de ce que lui cachait son compagnon ? Toujours était-il que d'après son expression, l'homme-dragon était peiné.
— Désolée, j'voulais pas...
— Laisse tomber... la coupa-t-il en baissant le bras et la tête, je voulais simplement...
Il ne poursuivit pas sa phrase. Au lieu de cela, il se détourna d'elle pour reporter son attention sur l'ensemble de la grotte.
— On ferait mieux de quitter cet endroit.
Ce subit changement d'attitude lui produisit l'effet d'une gifle et son cœur se pinça. Au fond de son cerveau, la voix courroucée de sa conscience draconique retentit en un grognement acerbe.
Tu t'attendais à quoi en agissant de la sorte ? Tu l'as blessé alors qu'il allait se livrer à toi !
Un sentiment d'abandon mêlé de culpabilité creusa un abîme dans sa poitrine. Sa rupture avec Hayden lui avait laissé un souvenir amer et elle n'avait aucune envie de revivre ce genre de situation. Si elle était vraiment liée à Kyeran par l'imprégnation, alors elle devait à tout prix réparer son erreur. Elle ne pourrait supporter un nouvel éloignement de sa part, surtout en cet instant. Ils avaient besoin l'un de l'autre pour se serrer les coudes et elle ne voulait surtout pas devenir un poids pour lui ni une cause de soucis supplémentaire.
D'un pas tremblant, elle se rapprocha de lui avant de l'enserrer de ses bras. Il se raidit légèrement à ce contact.
— Excuse-moi, souffla-t-elle, la gorge nouée, j'voulais pas te vexer. C'est juste que... cette histoire de rédemption m'a un peu...
— Effrayée ? termina-t-il.
Le timbre de sa voix n'était ni dur ni compatissant, mais seulement las. Aussi, la Dragyanne crut pendant un instant qu'il la rejetterait. Cependant, l'exterminateur n'en fit rien. Il se détendit et posa ses mains sur les siennes. Silencieusement, et sans qu'elle ne s'y attende, Kyeran se défit de son étreinte pour se retourner et l'attirer contre lui. Elle se retrouva prisonnière de ses bras fermes, mais rassurants, le nez collé contre son torse. Ce contact chaleureux eut tôt fait de désagréger ses peurs et les barrières érigées autour de son cœur se brisèrent lentement.
— Ta réaction est tout à fait normale. Ce n'est jamais facile d'entendre quelqu'un dire qu'il a commis des crimes.
Il marqua une pause comme s'il semblait chercher ses mots et poursuivit alors que de légers tremblements parcouraient son corps :
— Quand nous aurons retrouvé et vaincu ce démon, je te dirai tout ce qu'il y a à savoir sur moi.
Rassurée, Lyria ferma les yeux et laissa couler les larmes qu'elle avait trop longtemps retenues. Elle réalisa alors à quel point elle aimait Kyeran. Pas parce qu'ils étaient les deux derniers représentants de leur civilisation liés par l'imprégnation, mais pour sa grandeur d'âme. Au fil des jours, elle avait appris à découvrir, sous le masque de cet impitoyable exterminateur craint et méprisé, un être doté d'une sensibilité à toute épreuve. Kyeran ne ressemblait pas au portrait qu'une grande majorité du peuple zapornien dressait de lui. Une certaine fragilité se cachait au fond de son regard et elle réussirait un jour à en percer la cause.
Malgré cet infime instant de bonheur, une peur irraisonnée de le perdre l'étreignit et ses sanglots s'accentuèrent. Elle n'imaginait plus son avenir sans l'avoir à ses côtés et ne voulait pas d'un monde où le Dragyan n'existait pas.
Sentant sa détresse, son compagnon resserra aussitôt ses bras autour d'elle avant de venir enfouir son visage au creux de son cou pour s'enivrer de son parfum.
— Ma vie t'appartient, Ly', lui murmura-t-il dans un souffle brûlant, je resterai avec toi jusqu'au bout et je te protégerai. Ni le serment que j'ai prêté, ni les spectres de mon passé ne nous empêcheront d'être ensemble... je te le promets.
Lyria frissonna de plaisir à ce contact rassurant, puis se laissa aller, apaisée. Autour d'eux, il n'y avait plus rien d'autre que le silence ainsi que la chaleur de leurs deux corps enlacés.
Du moins, jusqu'à ce qu'une curieuse impression de se sentir observée la saisisse.
Kyeran le perçut lui aussi, car il rompit aussitôt l'étreinte pour se positionner instinctivement devant la femme-dragon, faisant barrage de son corps. Il s'était raidi et les poils de sa nuque s'était hérissés. Un grognement menaçant monta du fond de sa gorge.
— Manquait plus que ça ! Comme si on avait pas assez de problèmes !
La Dragyanne survola les environs d'un regard inquiet et frémit lorsqu'à chaque extrémité du tunnel plongé dans l'obscurité scintillèrent plusieurs dizaines de points jaunes. Plus les secondes passaient, plus leur nombre augmentait et les nouveaux venus ne tardèrent pas à sortir de l'ombre. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir d'étranges créatures à mi-chemin entre une plante carnivore et un canidé. Quoique le curieux appendice terminé par une ampoule lumineuse qui dansait au-dessus de leur tête disproportionnée rappelait aussi l'aspect de certains poissons abyssaux à lanterne.
Un frisson d'effroi la traversa lorsque les hideux quadrupèdes se rapprochèrent à moins de dix mètres de leur position. Cinq d'entre eux tournaient autour du cadavre de Lars et le lorgnaient de leurs gros yeux globuleux et phosphorescents. Aucun pelage ni écaille ne couvrait leur peau d'une teinte gris foncé. Celle-ci tirait vers le verdâtre au niveau des membres et semblait tellement fine que les veines où coulait un sang bleuâtre étaient visibles par transparence. En revanche, leur mâchoire inférieure dépassant légèrement de la supérieure et pourvue de longues dents acérées démontrait une certaine puissance. Après avoir planté leurs crocs dans les chairs de l'humain, les créatures en arrachèrent des morceaux avec une facilité déconcertante.
Se sentant proche du malaise, Lyria déglutit et s'accrocha au bras de Kyeran.
— Ce... c'est quoi ces trucs ?
— Des goules cavernicoles... elles ont dû être attirée par l'odeur du sang. Je pensais que ces bestioles avaient fini par déserter la région, mais apparemment, elles ont réussi à subsister malgré la régulation de leur nombre par les traqueurs.
— Et... elles sont dangereuses ?
— Ce sont des charognards, mais elles ne rechignent pas à s'en prendre à des proies vivantes. On a intérêt à quitter cet endroit au plus vite.
Kyeran l'entraîna par la main et ils tentèrent ensemble de trouver une ouverture pour fuir les lieux, mais plusieurs dizaines d'individus leur barrèrent aussitôt la route. Les goules émettaient des sons indescriptibles, mélange de cliquetis et de gazouillis lugubres tout en hochant de droite à gauche leur vilaine tête difforme.
La femme-dragon blêmit à l'idée de servir de repas à ces ignobles monstres.
Ça n'en finira donc jamais ? Le destin continuera de s'acharner contre nous indéfiniment ?
Le temps pressait. Des centaines de vies couraient un grave danger et à présent, ils allaient devoir affronter un nouvel obstacle pour sortir de cet endroit maudit. Dans ce genre de situation, le désespoir aurait pu submerger n'importe qui, mais pas Lyria.
Même si la peur l'étreignait, une flamme brûlant au plus profond de son être lui commandait de ne pas baisser les bras. Les Red Skulls lui avaient peut-être subtilisé son arme, mais pas sa volonté de vaincre. Le goût du combat coulait dans ses veines comme dans celles de ses ancêtres et avec Kyeran, elle anéantirait ces créatures grâce à la force que leur avait légué leur héritage draconique.
Son compagnon ouvrit le bal lorsqu'une goule un peu trop empressée se jeta sur lui. Il l'envoya percuter la roche d'un puissant coup de poing et la créature retomba avec un couinement de douleur. D'autres se ruèrent à leur tour et Kyeran les accueillit aussitôt d'une formidable salve glacée. Les nouveaux assaillants s'effondrèrent au sol avec des hululements d'agonie pendant qu'une pluie de pics gelés et aiguisés leur lacérait les chairs.
Lyria usa de sa vitesse et de sa force brute pour parer les attaques, mais elle s'épuisait. Le sceau d'allégeance de Séréna ainsi que les lianes constrictives de Lars avaient absorbé une bonne partie de son énergie et de son côté, son bien-aimé ne tarda pas en pâtir lui aussi. Sa magie commençait progressivement à manquer d'ardeur. À cause de son récent duel contre le Dragyan ennemi quelques jours auparavant, son corps n'avait pas eu le temps d'emmagasiner assez d'éther et le peu qu'il possédait en réserve lui avait surtout servi à se régénérer de ses blessures.
Les deux Dragyans se retrouvèrent bientôt acculés. Ils restèrent dos à dos, prêts à défendre les arrières de l'autre quoi qu'il advienne, mais ils avaient beau envoyer leurs adversaires au tapis, il en arrivait toujours de nouveaux pour renforcer les rangs.
Le souffle court, Lyria tremblait de tous ses membres et ses muscles raidis par la fatigue la faisaient souffrir.
— Elles sont trop nombreuses, haleta-t-elle, on arrivera jamais à les éliminer.
— J'en ai bien peur... admit Kyeran avec un grognement résigné. Mon niveau d'éther est proche du néant... si on continue comme ça, je risque de...
Une décharge électrique traversa soudain la femme-dragon lorsqu'une des goules réussit à percer sa défense pour planter ses crocs dans sa jambe. Elle poussa un hurlement strident tant la douleur fut insupportable. C'était comme si du feu se propageait dans ses chairs. Une autre des créatures en profita pour bondir à son tour et la mordre au bras.
Sous le poids des deux monstres, la Dragyanne s'effondra au sol.
Kyeran se tourna aussitôt vers elle, le visage dévasté par l'effroi et rugit tout en se ruant vers ses agresseurs.
— Lâchez-la, saloperies !
Malheureusement, dans son élan, une des goules l'agrippa au niveau du flanc et il se débattit comme un beau diable pour lui faire lâcher prise. Pendant ce temps, une sensation glaciale envahissait Lyria, engourdissant son cerveau. Une brume épaisse brouilla peu à peu sa vue et son esprit divagua dans une plaine ténébreuse où aucune clarté ne filtrait. Seuls les bruits de lutte accompagnés des appels désespérés de son compagnon lui parvenaient dans un bourdonnement lointain.
Elle continuait de sombrer quand un éclair d'un blanc lumineux transperça soudain le voile obscur. Une douce chaleur l'enveloppa et une énergie bienfaisante se diffusa dans tout son être. Bientôt, ses paupières clignèrent et le décor rocheux de la grotte lui réapparut, tout aussi austère qu'auparavant, quoiqu'un peu différent.
Quand la femme-dragon voulut se relever, un poids l'en empêcha. En baissant la tête, elle tressaillit lorsqu'elle remarqua que Kyeran était allongé sur elle comme s'il avait fait écran de son propre corps pour la protéger.
Que s'était-il passé pendant le court laps de temps où elle avait plongé dans les ténèbres ? Où étaient les goules ?
La réponse ne tarda pas à venir.
Elle se redressa sur ses coudes et parcourut l'ensemble de la caverne d'un regard ahuri. Autour d'eux ne se trouvait plus aucune trace des immondes créatures. Seuls de rares morceaux de chairs grisâtres gisaient çà et là dans un périmètre plus éloigné au milieu d'un champ de stalactites effondrées. C'était comme si quelque chose les avait désintégrées.
Un bruit cristallin retentit.
Un fragment bleuté venait de s'échouer et de se briser sur la roche avant de s'évaporer en une fine poussière étincelante. D'après les restes de la crête ciselée qui se dressait en une ligne droite sur le sol, Lyria en conclut que Kyeran avait dû ériger une barrière gelée pour contrer les goules, mais celle-ci avait explosé.
Se pouvait-il que l'étrange lumière perçue plus tôt soit la cause de la disparition du mur de glace et de leurs ennemis ? Dans ce cas, qui en était l'invocateur ?
Lyria reporta son regard sur son bien-aimé et un nœud se forma dans sa gorge. Le jeune homme-dragon ne réagissait pas et son visage était blême. Une vague de panique la saisit et son rythme cardiaque s'affola tandis qu'une funeste pensée commençait à gangréner son esprit. Une main portée à sa bouche, elle réprima un hoquet face à la probable éventualité.
Il ne peut pas être mort ?
Retrouvant immédiatement son sang-froid, elle secoua la tête pour chasser cette idée et apposa ses doigts sur son cou pour s'assurer que son cœur battait toujours. Le soulagement l'envahit quand elle décela son pouls, puis une infime lueur en provenance du bras gauche du Dragyan attira soudain son attention. Intriguée par l'étonnant phénomène, elle en fronça les sourcils et l'observa plus minutieusement.
La manche du manteau ainsi que son protège-bras en néridium avaient disparu, laissant la peau à nu, et une marque écailleuse bleutée luisait d'un faible scintillement qui s'évanouit avant de reprendre son aspect habituel.
Lyria écarquilla les yeux. La première fois qu'elle avait vu cet emblème sur Kyeran, elle était trop éloignée pour le distinguer précisément, mais à présent, elle constata qu'il différait de celui décrit dans le livre d'Anthonis. En effet, ce blason dont héritait chaque nouveau roi Dragyan était représenté par un seul dragon qui encerclait le soleil entre ses ailes déployées, tandis qu'ici s'en trouvaient deux autour de l'astre.
Perplexe, la jeune femme-dragon n'eut toutefois pas le loisir de réfléchir plus longtemps à cette problématique. Une voix retentit loin au-dessus d'elle depuis la salle du démon.
— Hé ! Y a quelqu'un ?
Elle tressaillit et crut pendant un court instant avoir halluciné. Pourtant, une deuxième intonation masculine au timbre bien familier se joignit à la précédente.
— Lyria ! Kyeran ! Vous êtes là ?
C'était Hayden !
— Oui, par ici ! lui hurla-t-elle immédiatement. On est en bas !
Sa facilité à s'écrier la déconcerta. Quelques secondes plus tôt, lorsque les goules avaient refermé leurs crocs sur ses chairs, elle avait peiné à émettre le moindre son et voilà qu'à présent, elle se sentait presque capable de rugir tout son soûl, comme si toute son énergie lui était revenue.
Le soulagement l'envahit, reléguant aux confins de son esprit ses précédentes péripéties. Tandis qu'elle se penchait vers Kyeran, elle serra sa main dans la sienne et caressa ses cheveux.
— Qu'Yldrarth soit louée... lui souffla-t-elle. Ils nous ont retrouvés...
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