29 - RÉDEMPTION - Partie 1/2

Lyria sentait ses muscles l'élancer affreusement.

Comme si ses précédentes blessures dues aux coups de fouets ne lui avaient pas suffi, il avait fallu qu'elle se retrouve suspendue par la corde qui retenait ses mains à un piton rocheux. Une bien douloureuse position ! Elle remercia tout de même sa nature draconique pour l'avoir dotée d'une incroyable souplesse, car dans les mêmes conditions, les articulations d'un humain n'auraient pas supporté un tel traumatisme et ses membres se seraient disloqués sous le choc.

Loin au-dessus d'elle, les voix de Sven et Séréna s'étaient évanouies dans les profondeurs de la caverne. Les Red Skulls les avaient abandonnés, Kyeran et elle, à leur triste sort. Sven avait bien émis quelques protestations au fait d'avoir perdue sa future soumise, mais dans son malheur, la Dragyanne avait soupiré de soulagement à l'idée de se retrouver pendue au milieu d'une crevasse plutôt qu'aux mains de ce vil sadique.

Toutefois, sa situation actuelle n'était guère plus envieuse. Tandis que le bruit lancinant d'un goutte-à-goutte résonnait dans les profondeurs, ponctué de temps à autre par celui de quelques éboulements, l'obscurité ne faisait qu'accroître son appréhension et son pouls s'accéléra. Malgré sa bonne vision nocturne, elle ne décelait pas grand-chose de ce qui l'entourait ni de ce qui se trouvait sous ses pieds. Le gouffre pouvait mesurer encore plusieurs dizaines de mètres de profondeur, peut-être même davantage et Kyeran avait glissé tout au fond de celui-ci. Depuis, il n'avait plus donné signe de vie.

Privé de l'usage de ses bras, qui savait dans quel état il se trouvait ? La possibilité d'une chute mortelle lui effleura l'esprit. Si elle en frémit d'horreur, elle s'interdit aussitôt de se laisser submerger par des pensées négatives. Si Kyeran était mort, elle l'aurait ressenti jusqu'aux tréfonds de son âme.

Tout en recouvrant son calme, elle réfléchit alors à une solution pour se sortir de ce mauvais pas, mais sa position inconfortable ne lui laissait guère de marge de manœuvre. À moins d'un miracle, elle ne pouvait désormais compter que sur l'arrivée inespérée d'Hayato et d'Hayden. À la seule condition qu'ils réussissent à les retrouver...

Soudain, un craquement retentit en provenance de ses poignets. Les lianes commençaient à céder. Ses yeux s'écarquillèrent et son rythme cardiaque s'affola de plus belle lorsqu'elle se sentit glisser.

— Ah, non, non, non ! paniqua-t-elle. C'est vraiment pas l'moment !

Rien ne l'avait préparée à ce genre d'imprévus, d'autant qu'elle n'avait jamais réussi à invoquer ses ailes. Si elle tombait d'une telle hauteur, elle serait incapable de se réceptionner et les blessures engendrées par sa chute seraient catastrophiques.

Lyria s'arma de tout son sang-froid pour ne plus faire le moindre mouvement, mais les liens continuaient de se désagréger en fragments étincelants. Quand la dernière particule lumineuse disparut, la femme-dragon eut juste le temps d'inspirer une énième fois avant de faire le grand saut dans les ténèbres béantes et elle ferma les yeux.

Sa vie allait s'achever ici, dans cette grotte, alors qu'elle n'avait même pas pu retourner voir son père ni sauver Kyeran. Quelle injustice !

Mais alors qu'elle s'attendait à s'écraser après un plongeon vertigineux, une large plateforme rocheuse légèrement inclinée amortit sa chute à seulement cinq mètres en dessous de son point de départ. Elle tomba sur le dos, le souffle coupé, puis dégringola dans un roulé-boulé avant de chuter tête la première dans une étendue d'eau de faible profondeur.

Le corps endolori, la Dragyanne peina à se relever, mais elle constata au moins avec une certaine satisfaction sa liberté retrouvée. Ignorant les élancements dus à ses récentes blessures, elle dégagea ses cheveux mouillés de son visage et survola les lieux du regard pour analyser son environnement. D'après les formes irrégulières et complexes des lieux semblables à des colonnes ou des promontoires, elle avait dû atterrir dans une nouvelle caverne.

— Kyeran ! appela-t-elle aussitôt.

Sa voix se répéta en un écho glaçant, puis un gémissement plaintif lui parvint lorsqu'elle tendit l'oreille, mais elle peina à le localiser. Elle invoqua alors sa magie et une sphère lumineuse apparut au creux de sa main. Contrairement à Ignis, la magie de feu, qui nécessitait la présence d'un support, Iora pouvait se matérialiser en tant que telle et être utilisée à distance. Aussi l'envoya-t-elle au niveau de la voûte plafonnière où un large tunnel de roche ocre et humide semblable à la caverne aux zéphyrites se révéla devant ses yeux. Au sol, un ruisseau sinuait entre les anfractuosités et créait çà et là de larges étendues d'eau comme celle dans laquelle elle était tombée plus tôt.

À quelques mètres de sa position, la Dragyanne repéra deux silhouettes. La première, vêtue d'une cape noire, gisait sur une énorme stalagmite, son corps tordu dans un angle peu naturel. Elle grimaça de dégoût lorsqu'elle reconnut Lars. L'homme avait dû agoniser dans d'horribles souffrances avant de succomber à ses blessures, et la vie lui ayant échappé, sa magie avait elle aussi cessé d'agir. Elle ne s'attarda pas davantage sur la dépouille de son ancien collègue et se tourna immédiatement vers la deuxième victime qu'elle rejoignit non sans trébucher à plusieurs reprises.

Allongé sur le ventre, Kyeran paraissait inconscient et les cordes qui l'enserraient auparavant avaient disparu. Au vu de sa position, l'homme-dragon avait dû lui aussi rouler sur la plateforme rocheuse, mais avec la vitesse de sa chute, il s'était retrouvé éjecté bien plus loin qu'elle. Au moins, il s'en était mieux sorti que Lars et Lyria remercia le ciel pour lui avoir donné cette chance.

Le cœur serré, elle s'agenouilla près de lui et l'examina. Quelques ecchymoses marquaient son visage maculé de sang, mais elles étaient déjà en train de guérir.

La Dragyanne poussa un profond soupir de soulagement. Son compagnon était vivant. Sa respiration laborieuse lui laissa penser que les liens avaient dû se resserrer autour de son torse au point de commencer à l'étouffer, mais grâce à la mort de Lars, tout s'était arrêté à temps.

Avec délicatesse, elle caressa sa joue du bout des doigts et les paupières de l'exterminateur papillonnèrent avant de s'ouvrir complètement avec un air à la fois surpris et rassuré.

— Ly-ria... ? murmura-t-il d'une voix éraillée. Qu'Yldrarth soit louée... tu t'en es sortie...

Elle hocha la tête avec un sourire et une lueur chaleureuse traversa les prunelles dorées de l'homme-dragon. Il tenta aussitôt de se redresser, péniblement, et une douleur lui arracha une grimace lorsqu'il réussit à s'asseoir.

— Fait chier... souffla-t-il tout en massant son bras gauche endolori. Je venais à peine de me remettre de mon précédent combat...

Il marqua une pause, puis leva les yeux vers Lyria alors que l'incompréhension passait sur son visage.

— On est libres ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Elle lui désigna alors d'un coup de menton le cadavre de Lars.

— Son sortilège s'est annulé lorsqu'il est mort. Dans notre malheur, on peut dire qu'la chance nous a souri.

Ignorant ses blessures, Kyeran se redressa et survola les environs avant d'arborer une expression grave.

— On dirait qu'on a atterri dans une galerie annexe, mais il ne faut pas qu'on traîne ici. Le Grand Dévoreur doit être en chemin pour Zapornia.

— D'accord, mais par où aller ? On n'sait même pas où mènent ces tunnels. À moins que...

Lyria releva les yeux vers le gouffre béant au-dessus d'elle. Une lointaine lueur rougeâtre émanait de la salle où avait été réveillé le démon et filtrait à travers la pénombre rocheuse. C'était peut-être là leur seule issue.

— Il faut qu'on remonte là-haut, lui suggéra-t-elle avant de le dévisager en faisant la moue, mais tu n'pourras pas te transformer ni voler, la crevasse est trop étroite. La seule solution c'est que j'nous téléporte tous les deux.

Il la fixa d'un air inquiet.

— Les lianes ont pas mal absorbé ton énergie, tu es sûre que c'est une bonne idée ?

— Si ça peut nous permettre de sortir d'ici, alors, oui, c'est un risque à prendre, lui assura-t-elle. Donne-moi ta main.

L'homme-dragon opina sans discuter, puis s'approcha avant de lui tendre sa paume. Le corps de Lyria s'échauffa à son contact et un profond sentiment de sérénité l'envahit. Quoi qu'il arrive, tant que Kyeran resterait à ses côtés, rien n'ébranlerait sa détermination à retrouver Séréna pour l'affronter et regagner sa liberté. Mais pour cela, ils devaient à tout prix quitter cet endroit et le chemin le plus court était le mieux pour ne pas trop l'épuiser.

Elle ferma les yeux et se revisualisa la salle où était retenu prisonnier le Grand Dévoreur. Peu certaine du niveau de magie qu'il lui restait en réserve, la Dragyanne choisit de se téléporter au lieu le plus proche. Elle invoqua son sortilège et l'éther submergea chaque parcelle de son corps. Ses terminaisons nerveuses s'éveillèrent tandis que des picotements affluaient sous sa peau, mais au moment où son sort s'activa, une grande sensation de faiblesse la saisit. Ses jambes se dérobèrent sous son poids, la faisant tomber à genoux et elle en lâcha la main de son compagnon.

Quand ses paupières se rouvrirent, sa vision s'obscurcit un court instant et elle manqua de s'évanouir.

— Ce... c'est pas possible, haleta-t-elle, les lianes auraient drainé ma magie à c'point ?

Le Dragyan se pencha et lui frotta le dos avant de l'aider à se redresser.

— On va trouver un autre moyen. Repose-toi pour l'instant.

Se reposer ? Comment le pouvait-elle dans une situation aussi critique ? Leur dernier atout venait de voler en éclat et il était impossible pour Kyeran d'entreprendre l'escalade de la crevasse avant d'être totalement guéri. Une régénération qui pourrait prendre une bonne heure selon la gravité de sa blessure au bras. Autrement dit, pendant qu'ils se retrouvaient tous les deux coincés ici, le Grand Dévoreur avait largement le temps de causer d'importants dégâts si Séréna lui en donnait l'ordre.

En proie à un désespoir rageant, ses doigts raclèrent le sol si fort qu'elle s'en arracha presque les ongles.

— On doit sortir d'ici au plus vite, lui rappela-t-elle dans un souffle court, c'est toi-même qui l'a dit.

— Oui, je sais, mais dans ton état actuel, on n'arrivera à rien, la raisonna-t-il. On va devoir prendre un autre chemin.

La Dragyanne releva la tête.

— Mais si on fait ça, Hayato et Hayden ne nous r'trouverons pas !

Kyeran lui sourit, puis s'approcha du ruisseau au-dessus duquel il tendit sa main droite.

— Les lianes m'ont pas mal vidé moi aussi et je vais devoir m'économiser, mais je peux au moins faire ça.

Intriguée, Lyria l'observa et un regain d'espoir l'envahit lorsqu'elle comprit enfin ses intentions. Une brume bleutée s'échappa de sa paume avant de venir caresser la surface de l'eau et la figer dans une matière gelée.

— Mais oui, bien sûr ! Ils suivront le chemin tracé grâce à ta magie ! J'avais pas pensé à ça !

Ragaillardie par cette idée, elle accepta de s'asseoir dans un recoin rocheux pour recouvrer un peu de forces et son compagnon la rejoignit. Ils se collèrent l'un à l'autre, profitant de leur chaleur corporelle et entrelacèrent leurs mains. Un court silence s'installa entre eux avant que Kyeran ne le brise.

— Franchement, comment tu as fait pour te retrouver dans cette situation ? souffla-t-il. C'est vraiment la santé de ton père qui t'a poussée à rejoindre cette guilde infâme ?

Les lèvres de Lyria tressaillirent. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il revienne sur ce sujet dans un moment pareil et il était vrai qu'elle ne lui avait jamais expliqué la raison de son choix. C'était peut-être là l'occasion. Avec un soupir, elle posa sa tête sur son épaule avant de se recroqueviller contre lui.

— En fait... ça n'a pas toujours été comme ça, du moins, pas au début, commença-t-elle tandis qu'elle se remémorait ses premières semaines dans la « paisible » région d'Aerendal. Quand j'ai ouvert la forge, j'ai eu beaucoup d'mal à m'faire une clientèle. Hayden venait faire aiguiser son sabre de temps en temps, puis... quelques habitants de Dabéorn sont venus me demander d'leur fabriquer des outils du quotidien. Mais ça n'rapportait pas assez d'argent et mon père devenait de plus en plus malade.

Elle marqua une pause et son regard se perdit vers le décor rocheux face à elle.

— Pendant les deux années qui ont précédé notre arrivée dans la région, toutes ses économies sont parties en fumée à cause de charlatans qui nous promettaient sa guérison. Qu'est-ce qu'on a pu être naïfs... et en plus de ça, il a fallu que j'continue d'plonger dans les ennuis.

— Et c'est là que tu as rejoint les Red Skulls, compléta Kyeran en lui frottant la main de son pouce.

Lyria acquiesça silencieusement.

— Un jour, un d'leurs membres est venu me demander d'lui fabriquer une épée et m'a dit que sa guilde cherchait à recruter un forgeron. Il a été satisfait d'ma prestation et m'a proposé de rentrer chez eux en échange d'un très bon salaire.

Une boule se forma dans sa gorge à l'idée d'évoquer la suite de son récit. Mal à l'aise, elle quitta l'étreinte chaleureuse de son compagnon pour se relever, puis soupira tout en enserrant sa poitrine de ses bras :

— J'avais besoin d'argent, il me fallait c'boulot. Alors, je n'ai pas hésité. Au départ, j'occupais le poste qu'ils m'avaient promis et au fil des semaines... ils ont commencé à me demander d'faire... d'autres choses...

— C'est-à-dire ?

La femme-dragon déglutit rien qu'au souvenir de ce que ses supérieurs avaient osé lui demander. Tandis que les larmes commençaient à affluer, elle refit face à Kyeran en baissant le regard et poursuivit sur un ton empreint de culpabilité :

— Satisfaire des clients... d'une certaine manière... mais j'ai refusé, alors ils ont commencé à m'faire du chantage, que si j'voulais continuer à gagner de l'argent, j'avais tout intérêt à obéir à leurs ordres. Ensuite, ils ont été jusqu'à m'faire croire qu'ils pourraient trouver un remède pour soigner mon père. Du coup, entre offrir mon corps et m'salir les mains, j'ai préféré choisir la deuxième option.

Elle renifla, puis essuya ses yeux humides du revers de sa main.

— Qu'est-ce que j'ai été bête...

Un long silence tomba durant lequel la Dragyanne s'attendait à ce que Kyeran sorte de ses gonds, animé par un désir de vengeance palpable, mais sa réaction fut très loin de celle escomptée.

— Ils ont abusé et profité de ta détresse, tout simplement, soupira-t-il. Je pense que n'importe quelle personne qui se serait retrouvée dans la même situation que toi se serait fait piéger. Malheureusement, le désespoir nous pousse parfois à prendre des décisions sans réfléchir aux conséquences que cela engendre.

Lyria le fixa, étonnée par son attitude étrangement calme.

— T'es pas en colère ?

Il releva vers elle un regard au sein duquel vacillait une flamme à l'aura meurtrière. Si sa voix laissait penser qu'il gardait son sang-froid, ses yeux démontraient tout l'inverse et à en juger les tremblements qui agitaient ses bras, le Dragyan tentait désespérément de contenir la rage sourde qui bouillonnait en lui.

— Bien sûr que je le suis, marmonna-t-il d'une voix rauque, je rêve de leur tordre le cou à tous, en particulier Sven, mais à quoi bon ? Me rajouter de nouveaux morts sur la conscience ? Je crois que j'en ai suffisamment eu à mon actif...

La femme-dragon sourcilla.

— Je... j'comprends pas, si tuer des gens t'affecte autant, pourquoi avoir choisi de devenir exterminateur dans c'cas ?

— Je ne parle pas des infectés du Fléau, Ly'...

Intriguée, elle cligna des paupières. Que voulait-il insinuer ? 

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