28 - ÉVACUATION - Partie 1/2

Posté sur un surplomb rocheux et l'œil collé à la lunette de visée de son fusil de précision, Hayato surveillait les alentours de la caverne en quête du moindre mouvement. Une bonne demi-heure s'était écoulée depuis qu'il avait reçu les dernières nouvelles de Kyeran. Les abords de la grotte paraissaient calmes et dépourvus de présence humaine, ce qu'il trouva anormal. Les deux Dragyans avaient-ils été piégés ?

Le Vulpian faisait face à un fâcheux dilemme. L'exterminateur lui avait interdit d'intervenir tant qu'il ne lui en avait pas donné l'ordre, mais son intuition lui soufflait que quelque chose s'était mal passé.

Cette attente interminable finit par avoir raison de sa patience et de sa concentration. Il releva la tête et balaya la forêt du regard d'un air pensif. Face au paysage désolé, un triste événement se rappela à sa mémoire. À cette même période, six ans en arrière, Sofia avait perdu la vie en combattant le premier infecté du Fléau.

Il ferma les paupières et secoua la tête pour chasser ce douloureux souvenir. Ce n'était pas le moment de se laisser distraire, la situation était déjà bien assez préoccupante pour se gangréner l'esprit avec le passé. Cependant, il s'assura d'une chose : il ne perdrait pas un compagnon de plus.

— Ce n'est pas normal, il a dû leur arriver quelque chose, marmonna derrière lui Hayden, enveloppé sous une cape de couleur camouflage. Qu'est-ce qu'on fait ? On ne va pas rester ici à attendre inutilement.

Hayato serra les crocs. Cette absence de communication devenait bien trop angoissante et le silence pesant qui régnait dans la forêt environnante acheva finalement de lui faire prendre une décision. Il se redressa et pianota sur les boutons de sa T020-Z pour ranger son Tiamat. Tandis que l'imposant fusil de précision disparaissait en un rideau d'étoiles multicolores, il s'arma d'un modèle plus léger et plus maniable.

— Tu as raison, on y va. Tant pis pour les directives...

— Tu sais, s'ils sont piégés, je ne pense pas que Kyeran t'en voudra pour avoir enfreint ses ordres.

Le Vulpian hocha la tête d'un air entendu, puis ils s'engagèrent sur un petit sentier sinueux à l'important dénivelé. Au même moment, de fortes vibrations ébranlèrent le sol et leur firent perdre l'équilibre. Tandis qu'il chutait en arrière pour se retrouver assis au milieu du chemin caillouteux et laissait échapper son fusil, le Mérien, lui, glissa, mais se rattrapa de justesse en s'agrippant à la branche d'un buisson pour ne pas dévaler la pente abrupte sous eux.

— Qu'est-ce qui se passe ? On dirait un tremblement de terre ! Que...

Sa voix mourut et aussitôt, un mauvais pressentiment gagna Hayato lorsqu'il perçut une onde obscure et écrasante émaner de la caverne. C'était une aura puissante, hostile, à glacer le sang. Au vu de son visage blême et de ses membres tremblants, Hayden l'avait décelée lui aussi.

— Hayato...

Le Vulpian déglutit avec la sensation qu'un étau lui enserrait la poitrine.

— Oui, je sais... on est arrivés trop tard...

Ces propos ne tardèrent pas à se confirmer lorsque les vibrations s'intensifièrent en prenant le rythme régulier d'une démarche lourde qui se rapprochait de l'entrée de la grotte. Une chose inconnue, sans doute énorme, remontait des entrailles de la terre. Dans un fracas de roche brisée, une silhouette immense émergea du nuage de poussière qu'elle venait de provoquer et sous le regard ahuri d'Hayato, les rayons du soleil révélèrent une créature aux allures de chimère tout droit sortie des enfers.

Il en demeura sans voix et son corps resta pétrifié, cloué au sol. Le monstre dégageait une vague tellement oppressante que son échine se parcourut d'un frisson désagréable et ses oreilles se plaquèrent sur son crâne. Toujours suspendu à sa branche, Hayden s'était figé et une panique incontrôlable imprégnait ses yeux vert vif.

Le démon traversa les arbres en grondant, suivi d'une procession d'environ dix hommes encapuchonnés et d'une femme aux cheveux roses. Il s'agissait très certainement de la fille retenue en otage dont Kyeran avait parlé. Sur l'épaule gauche du géant, un autre membre des Red Skulls était assis et semblait le diriger droit vers Zapornia en brandissant un objet lumineux dans sa main. L'offensive commencerait d'ici peu. Il ne fallait qu'une heure pour rejoindre la ville à la marche, mais avec ses grandes enjambées, ce monstre y parviendrait en moins de temps.

Quand la terrifiante équipée se fut suffisamment éloignée, Hayato recouvra un regain de sang-froid et se remit aussitôt sur ses pieds. Talonné d'Hayden qui avait réussi à se réceptionner sur le sentier, il dévala ce dernier au pas de course sans s'occuper de savoir si son rythme cardiaque s'était apaisé, puis s'élança droit vers l'ouverture béante de la grotte à moitié éboulée.

Il appuya d'un geste fébrile sur le bouton de sa montre et un écran holographique se matérialisa avec le visage de Karen.

— Hayato ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Vous devez faire évacuer la ville tout de suite ! glapit-il. Le Grand Dévoreur a été réveillé, il se dirige droit sur vous.

Sa supérieure blêmit.

— Quoi ? Mais où sont Kyeran et Lyria ?

— Justement, c'est bien ça le problème. Ils ont dû se faire piéger...

Karen soupira avec une mine sombre. Elle-même se retrouvait prise au dépourvu et Hayato sentait qu'elle craignait que la situation leur échappe. Pourtant, elle releva un regard déterminé sur lui et garda un ton assurément calme.

— Retrouve-les et revenez vite ici. Je m'occupe d'avertir Bolkiah et les autorités.

Le Vulpian opina et coupa la communication. Il n'y avait plus de temps à perdre, il devait rechercher les deux Dragyans. D'un coup d'œil rapide, il vérifia les munitions de son fusil tandis qu'Hayden dégainait son sabre attaché à sa ceinture.

Hayato avisa la lame étincelante avec intérêt.

— Belle arme ! Je vois que Kyeran n'est pas le seul à aimer se battre avec des épées.

L'homme-félin pencha la tête et examina son arme d'un air pensif.

— C'était celle de mon arrière-grand-père, il était soldat dans le troisième régiment de l'armée royale d'Abu Karran. Il se transmet de génération en génération dans ma famille et mon père en a hérité avant de m'en faire cadeau.

— Hum, je vois, alors prends-en soin, car tu vas en avoir besoin, lui fit remarquer le Vulpian.

Hayden acquiesça, puis tandis qu'il enjambait les morceaux de rochers effondrés, un objet brillant coincé entre deux pierres attira son attention. Les yeux plissés, il s'en approcha, le ramassa et l'examina avant de hausser les sourcils.

— C'est le poignard de Lyria ! s'exclama-t-il. Elle ne s'en sépare jamais. Si elle l'a perdu ici, ils ne doivent pas être bien loin.

Hayato aurait aimé sourire à la découverte de cet indice, mais un courant d'air en provenance des profondeurs lui charria un effluve synonyme de mort, lui rappelant l'urgence de la situation.

— Alors, on a plus qu'à se dépêcher de les retrouver. Ne traînons pas, chaque minute compte !

L'homme-félin approuva en silence et rangea l'arme dans une de ses poches. Quand ils eurent enfin franchi le dédale de roches brisées qui entravait le passage de la caverne, Hayato invoqua un sortilège de lumière, puis ils s'enfoncèrent dans le gouffre obscur.

***

En cette nouvelle matinée, la Vouivre d'Argent accueillait ses quelques habitués. Aux tables ainsi qu'au bar, des conversations joyeuses fusaient et divers arômes de boissons chaudes se mélangeaient à l'air ambiant. Avec une telle effervescence, il était difficile de croire que la mort continuait de rôder et pouvait frapper à tout moment. Néanmoins, malgré l'application du couvre-feu ainsi que le Fléau qui perdurait, certains habitants bravaient le danger pour profiter des plaisirs que leur offrait la vie quotidienne. Peu importaient les conséquences...

Angélina peinait à se fondre dans cette atmosphère bon enfant. Occupée derrière le bar à essuyer des verres, elle observait d'un regard vide l'insouciance de ce petit monde qui ne se doutait pas un seul instant que cette chaleureuse ambiance virerait peut-être au cauchemar si Kyeran et Lyria échouaient dans leur plan. Une éventualité qu'elle commença de plus en plus à redouter en voyant les minutes s'égrener sans aucune nouvelle de son frère et de son amie. Elle avait eu beau les convaincre de ne pas y aller, aucun d'eux n'avait voulu l'écouter. Les Dragyans étaient tous pareils, de vraies têtes de mules ! Quand il était question de se battre, rien ne les arrêtait, mais depuis leur départ, un affreux pressentiment lui tordait les entrailles. Même la présence de Sköll au bar n'arrivait pas à chasser le goût amer de son inquiétude.

— Ça va, toi ? Tu m'as l'air épuisée.

Elle se retourna et rencontra le regard soucieux de son bien aimé.

— Pour être honnête... non, lui avoua-t-elle. Ça va faire presque deux heures que Kyeran et Lyria sont partis et on a aucune nouvelle... On aurait au moins dû avoir un petit message ou je ne sais quoi pour nous rassurer... je suis sûre qu'il leur est arrivé quelque chose.

Sköll soupira d'un air navré et après avoir servi un café à un des clients accoudés au comptoir, il s'approcha d'elle avant de l'étreindre tendrement contre lui.

— Tu t'inquiètes trop. On parle de Kyeran, le puissant et ténébreux exterminateur qui n'a peur de rien et qui peut se transformer en dragon. Je suis sûr qu'il reviendra sain et sauf avec Lyria.

— C'est justement le fait qu'il ne puisse plus se transformer qui m'inquiète et Lyria n'en est pas capable non plus...

— Je sais... murmura le jeune homme, mais il sait se battre aussi bien à mains nues qu'à l'épée. Il faut que tu lui fasses confiance, tout n'est pas perdu.

Angélina resta silencieuse et mesura la portée de ses paroles. Peut-être que Sköll avait raison et qu'elle se faisait du souci pour rien, mais depuis la confrontation entre Kyeran et Zéro, elle ne pouvait empêcher l'angoisse de revenir la harceler comme une mélodie sournoise. Malgré sa nature, le Dragyan n'était pas invincible, la preuve en était, et progressivement, un doute insidieux s'infiltra dans son cerveau au point d'altérer son sens critique.

Tout ce qui arrivait aujourd'hui était à cause de Lyria. Si Kyeran ne l'avait jamais rencontrée, il aurait pu continuer de mener son quotidien normal d'exterminateur et ne se serait pas retrouvé dans toutes ces péripéties. Après tout, c'était sa faute à elle.

Les Loups Écarlates cherchaient le pendentif depuis un long moment, lui remémora soudain une petite voix au fond de son esprit. La présence ou l'absence de Lyria n'aurait rien changé au cours du destin. Kyeran aurait fini par être pris pour cible.

Elle cligna des paupières face à cette piqure de rappel en même temps que Sköll tentait d'attirer son attention.

— Angel ? Qu'est-ce que tu as ? Tu m'as l'air bizarre tout à coup.

— Désolée... déglutit-elle en secouant la tête, j'étais perdue dans mes pensées...

Saisie d'une légère pointe de culpabilité pour s'être laissée emporter par de mauvaises pensées, elle se dégagea de son étreinte pour se remettre au travail. Sköll voyait bien que malgré tous ses élans d'affection, elle restait ancrée dans ses contrariétés. Du coin de l'œil, elle le regarda retourner lui aussi à ses occupations quand deux hommes vêtus de l'uniforme militaire entrèrent dans l'établissement. Elle les dévisagea avec étonnement. C'était la première fois que des soldats de l'armée impériale venaient par ici, surtout des gradés. D'habitude, ils étaient plutôt dépêchés sur les plus grandes villes.

Le premier, un Vulpian de petite taille à l'air sévère et au pelage rayé s'approcha d'elle tout en revissant sa casquette sur sa tête. Derrière lui, un colosse aux attributs de bovin le suivait en silence. Malgré son impressionnante stature, une certaine douceur émanait des traits de son visage à la mâchoire carrée et puissante.

Puis, une anecdote lui revint en mémoire à la vue de ce bien étrange duo. Ces individus ressemblaient curieusement à la description qu'en avait faite Alaric quelques semaines plus tôt en évoquant l'exécution du fils Benjam par des exterminateurs venus d'ailleurs. Elle ravala sa salive et garda une expression neutre avant de les accueillir avec un faux sourire.

— Bonjour, qu'est-ce que je vous sers ? Un caf...

L'homme-renard se campa devant elle et ne lui laissa pas le temps de poursuivre sa phrase.

— Sur ordre de Tibérius Bolkiah, je suis ici pour vous faire évacuer la ville.

Un silence s'installa dans la grande salle et des regards ahuris ou perplexes convergèrent vers le militaire. Un homme s'esclaffa.

— Et on doit fuir quoi, cette fois ? Une pluie de météorites ? Ça fait des années qu'on nous rabâche que le Fléau rôde derrière chaque mur, alors qu'est-ce qui pourrait nous arriver de pire ? La fin du monde ?

Ses compagnons de table approuvèrent ses dires avec des ricanements et d'autres murmures s'élevèrent du reste de la petite assemblée.

Angélina resta tout aussi abasourdie que ses clients face à cette directive et se tourna aussitôt vers Sköll. Celui-ci s'était figé et semblait autant surpris qu'elle. Pas pour la même raison, cependant.

— Je vous reconnais, s'adressa-t-il aux nouveaux venus, les sourcils froncés, vous êtes les exterminateurs qu'on a rencontrés il y a un peu plus d'un mois à Solsti.

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