19 - CAUCHEMAR - Partie 2/2

Kyeran tressaillit et un mauvais pressentiment l'envahit lorsqu'il reconnut les voix de Kézyan et d'Anoria. Il tenta de bouger, mais son torse douloureux lui arracha un râle de souffrance. Les mâchoires serrées et la respiration haletante, il laissa retomber sa tête, puis dut se contenter d'écouter l'agitation. Les deux garnements s'étaient infiltrés dans le laboratoire et l'expression horrifiée de Lamyria ne tarda pas à le lui confirmer. Ce fut à ce moment que Léona bondit sur la souveraine et la projeta au sol. Un garde pénétra dans la pièce. Un court instant de lutte s'écoula, puis un coup de feu retentit. Kyeran voulut hurler, mais ses cordes vocales trop engourdies par son récent état de choc ne laissèrent échapper qu'un cri étouffé.

Seule Lamyria se releva en époussetant sa robe immaculée tachée d'un liquide bleu pâle, puis ordonna :

— Sortez mes enfants d'ici ! Conduisez-les à l'étage !

Plusieurs soldats attrapèrent les jeunes Dragyans qui protestèrent. Anéanti, Kyeran ne prêtait plus attention au tumulte environnant. Les yeux voilés par le chagrin, un grondement monta en puissance dans ses entrailles. L'air autour de lui se suspendit et la température chuta. Une douleur atroce l'envahit. Ses muscles se bandèrent et les sangles qui le maintenaient prisonnier cédèrent. Mu par une rage sourde, il se redressa sur la table d'examen tandis que des écailles recouvraient sa peau et que des ailes jaillissaient de son dos.

— Merde ! Il se transforme ! hurla un des scientifiques. Évacuez la salle ! Vite !

Alors que les hommes couraient vers le sas, Kyeran fondit sur eux et de ses griffes, il envoya l'un d'eux percuter un mur avant d'en faucher d'autres d'un puissant coup de queue. Des hurlements de terreur et de douleur retentissaient aux quatre coins de la grande salle.

— Il a perdu le contrôle ! Abattez-le ! ordonna la reine.

Les gardes se précipitèrent face à lui, fusils en main, et le visèrent. Une pluie de balles s'abattit sur lui, mais elles ricochèrent sur ses écailles. Submergé par la fureur, Kyeran poussa un rugissement si fort que toutes les cloisons du bâtiment tremblèrent. Tétanisés par la supériorité du jeune Alpha, les soldats s'enfuirent. Une confusion indescriptible régnait. Des corps se faisaient piétiner ou déchiqueter, des meubles ou autres appareils médicaux volaient en éclats. Quand toute trace d'hostilité fut anéantie, Kyeran se tourna vers les baies vitrées. Il ne restait plus que Lamyria. Elle tremblait tellement qu'elle se retrouva incapable de bouger. Il déploya ses ailes et ses mâchoires s'écartèrent sur un flot de flammes bleues.

Puis, les ténèbres recouvrirent tout.

Lorsque ses paupières se rouvrirent, Kyeran remarqua à l'état de ses mains qu'il avait repris son apparence humaine. Complètement déboussolé, il se redressa et survola du regard l'étendue des dégâts avant de tituber à travers les débris de verre et de métal éparpillé au sol. Autour de lui, ne restaient que des machines cassées et des corps mutilés. Des étincelles jaillissaient d'un câble arraché dans un crépitement irrégulier, troublant le silence mortel.

Un objet attira son attention et il se pencha pour le ramasser : la peluche de Kézyan. Le petit Dragyan ne s'en séparait jamais. En relevant les yeux, un hoquet d'effroi le saisit et son sang se figea dans ses veines. À moins de trois mètres, les corps sans vie de ses cadets gisaient dans une mare bleutée juste sous celui d'un soldat qui avait tenté de les protéger.

Un éclair de douleur le traversa et il se laissa tomber à genoux avant de hurler jusqu'à l'extinction de voix.

Les enfants étaient morts, il les avait tués.

Kyeran se réveilla en sursaut et inspira brusquement. Quand il réalisa qu'il était plongé dans l'obscurité, un étau lui comprima la poitrine et une panique incontrôlable s'empara de lui. Pantelant, il se recroquevilla sur lui-même avec un gémissement tandis que les larmes dévalaient ses joues.

La pièce s'éclaira, l'aveuglant presque, et deux mains chaudes se posèrent sur lui.

— Hé ! Kyeran ? Ça va ? Qu'est-ce qui se passe ?

La voix d'Éléonore tentait de percer le brouillard de la douleur qui l'envahissait, mais elle résonnait en un écho lointain. Il secoua vivement la tête, le souffle entrecoupé.

— Je les ai tués, je les ai tués, répéta-t-il en se balançant sur lui-même.

— Mais qui donc ?

Encore submergé par son cauchemar, il ne put lui répondre. Des bras l'enlacèrent et peu à peu, la chaleur d'une peau douce réussit à l'apaiser.

— Ça va aller, je suis là, murmura Éléonore en lui caressant les cheveux.

Elle fredonna et le berça comme un enfant. Rassuré, Kyeran finit par se sentir en sécurité et ne tarda pas à replonger dans un sommeil profond.

***

L'aube pointait quand Kyeran se réveilla. Grâce à la présence apaisante d'Éléonore, il n'avait pas refait de cauchemars. Cependant, il s'étonna de ne pas la voir à ses côtés jusqu'à ce qu'un toussotement attire son attention. Elle était assise à sa table de salon et dégustait un thé tout en écoutant la radio. Avec un soupir soulagé, il s'étira et se leva pour la rejoindre. Un bon déjeuner ne lui ferait pas de mal. Il s'empara d'abord de la carafe d'eau et s'en servit un grand verre qu'il but d'une traite pour rafraîchir sa gorge sèche.

— Ça va mieux ?

Il dévisagea la jeune femme d'un air penaud et hocha la tête en silence.

— Tu m'as fichu une de ces trouilles, cette nuit ! De quoi as-tu rêvé pour te mettre dans un état pareil ?

— Désolé... ce sont des cauchemars récurrents dont je ne préfère pas parler...

Éléonore fronça les sourcils.

— Je ne suis pas psy, mais si ça a un rapport avec ton passé, il va peut-être falloir que tu en parles un jour à quelqu'un. Déballer ce qu'on a sur le cœur parfois, ça peut faire du bien.

Ce conseil le poussa à la réflexion. Garder éternellement ce fardeau pour lui seul ne l'aiderait jamais à apaiser son âme ni à s'amender. Peut-être pourrait-il évoquer ce sujet avec Angélina et Sköll, mais comment ses deux plus grands confidents réagiraient-ils face à ce lourd secret ? Continueraient-ils de le traiter comme leur égal malgré les meurtres qu'il avait commis ? Un frisson lui parcourut l'échine lorsque la part la plus obscure de sa conscience le rabroua de nouveau :

Même la personne la plus compréhensive de cette planète ne pardonnera jamais tes actes.

Alors qu'il se morfondait, les mots laboratoire et explosion crachés par le haut-parleur de la radio le sortirent de ses songes. Il releva les yeux vers Éléonore et croisa son regard incrédule.

— Encore un, souffla-t-elle avant de boire une nouvelle gorgée de son infusion.

— Oui... cette fois, c'est celui de Liatov...

Le duo écouta les mauvaises nouvelles dans un silence religieux. Un deuxième établissement de recherche sinistré s'ajoutait au précédent alors que le Fléau poursuivait ses ravages dans le sud et l'est du pays. Si l'ouest restait calme pour l'instant, cette accalmie ne durerait pas. Toutefois, ce qui interpella Kyeran, c'était surtout les circonstances de ce drame. Une explosion accidentelle au sein d'un laboratoire pouvait arriver, mais deux en si peu de temps ? Les pistes de l'attentat commençaient à devenir plausibles, mais qui incriminerait-on ?

— C'est très étrange tout ça, déglutit Éléonore. Les scientifiques essaient désespérément de trouver un moyen d'arrêter le Fléau, mais j'ai l'impression qu'on fait tout pour les en empêcher...

— En effet, ça commence à devenir de plus en plus louche cette histoire... ajouta-t-il tout en se dirigeant vers un buffet où s'entassaient des journaux

— Au fait, je me demandais... si un jour je contracte cette saloperie, tu me tueras ?

Kyeran se raidit et se retourna vivement vers Éléonore. Sa main, posée sur les vieilles gazettes qu'il avait commencé à feuilleter, se crispa et déchira par mégarde une des pages jaunies. Il croisa son regard chargé de doutes tandis que ses lèvres tressaillaient.

— Ce... c'est une question que je ne me suis jamais posée, et pour être honnête, je ne sais pas comment je réagirais si le cas venait à se présenter. J'ose simplement espérer que ce ne sera pas à moi de le faire.

Éléonore baissa la tête comme si elle s'était résignée à un avenir funeste et but une gorgée de son thé en silence pendant qu'il reportait de nouveau son attention sur les documents. Quelques-uns d'entre eux ne tardèrent pas à l'intéresser.

— Je vois que tu continues de collectionner les vieux articles. Comment tu as fait pour te procurer ceux-là ? Certains datent d'il y a plus de seize ans.

La chanteuse retrouva une meilleure humeur et ses lèvres se courbèrent en un sourire malicieux.

— On n'arrête pas une passion du jour au lendemain ! J'ai juste eu à fouiller dans les archives de mon père. Même s'il n'est plus journaliste, il a tout gardé, alors je pioche de temps en temps dedans.

Kyeran haussa un sourcil.

— Je croyais que tu étais en froid avec lui.

— Toujours, affirma-t-elle, le regard sérieux, mais je m'arrange à chaque fois pour venir quand il n'est pas là.

— Je vois... En tout cas, c'est impressionnant de voir à quel point sa carrière s'est envolée. Passer de journaliste à chancelier, c'était improbable.

— Pas tant que ça. Tu ne le sais pas, mais mon père a toujours eu un pied dans la politique et c'est un fervent manipulateur. Je dirais même qu'il excelle dans le domaine...

— Tu ne l'apprécies vraiment pas.

— Disons qu'il a toujours fait passer sa profession avant sa famille... alors, il ne faut pas s'étonner.

Le Dragyan remarqua à sa mine rembrunie qu'elle ne souhaitait guère argumenter sur cet épineux sujet. Il retourna alors à son occupation première jusqu'à ce qu'une date précise l'interpelle : le huit nova deux mille cinq cent quatre-vingt-huit. Une photo en noir et blanc couvrait la première page du journal et le titre imprimé en grosses lettres capitales le fit aussitôt frémir.

— Mémoria Zéro, un projet de clonage qui pourrait bien changer l'avenir de l'humanité dans les prochaines années... lut-il tandis que ses entrailles se nouaient.

Sur le cliché, posaient fièrement huit personnes toutes vêtues de blouses blanches, dont quatre humains. Au centre du petit groupe, Kyeran reconnut son frère aîné, Adryan. Âgé à l'époque de cent cinquante-deux ans, ce brillant scientifique avait consacré une partie de sa vie à la recherche sur sa propre espèce. À sa gauche, se tenait un grand Dragyan au regard sévère : Ukthar Warhaltia, le dirigeant du laboratoire de Kaldia et bras droit du chef de clan des Alphas rouges. À sa droite, sa fille, Léona.

Son cœur se serra alors qu'il caressait de son doigt le visage de la jolie femme-dragon. Elle paraissait tellement heureuse sur cette photo. Jamais il n'aurait pensé revoir un jour son doux sourire et une larme perla au coin de son œil malgré lui. Puis, un des humains postés juste à côté d'elle attira son attention : un individu de petite taille et au faciès familier encadré de deux grandes mèches châtain. Il laissa échapper un hoquet de surprise et se frotta les paupières pour être certain de ne pas rêver. Cet individu ressemblait trait pour trait à Allister Lomassac, à la différence que cette version plus jeune de lui se portait bien.

— Élie, tu connais cet événement ? déglutit-il en montrant le journal à son amie.

Éléonore plissa les yeux pour examiner l'article.

— Oui, il paraît que ce projet a été un fiasco total quelques années après, mais ils n'ont jamais dit pourquoi ni ce qu'il s'était passé. C'est resté tabou.

— Et peux-tu me dire qui est l'homme à droite de cette femme ?

— Bien sûr, c'est le professeur Anthonis Mazen !

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