19 - CAUCHEMAR - Partie 1/2
La demeure d'Éléonore se situait dans le quartier aisé de Zapornia. Semblable à une maison de poupées, ce petit appartement seyait parfaitement à la personnalité fraîche et spontanée de la chanteuse. Les murs en tapisseries rose pâle du salon contrastaient avec un mobilier de style ancien noir laqué et argenté. Au plafond, un imposant lustre en cristal serti de fausses bougies diffusait une douce lumière, projetant sur les cloisons alentour des reflets miroitants.
Fille du chancelier Ivar Bolkiah, la jeune femme séjournait parfois dans cette résidence secondaire pour se ressourcer et se couper un peu du monde artistique. Harassée de ses nombreuses escales à travers le pays, elle s'affala dans un fauteuil en velours tandis que ses deux couettes aux boucles rose bonbon rebondissaient autour de son visage en forme de cœur.
— Qu'est-ce que c'est bon de revenir ici ! J'aime bien rencontrer du monde, mais il faut avouer que le calme de la campagne c'est quand même plus agréable. Enfin... quand il n'y a pas d'horribles monstres noirs qui débarquent de nulle part !
Assis dans le canapé, Kyeran opina d'un sourire lugubre. Il aurait aimé partager son enthousiasme, mais l'inquiétante disparition de Lyria continuait de le ronger et il ne savait pas du tout comment aborder le sujet. Serait-elle jalouse ? C'était bien là l'un des sentiments qu'il redoutait le plus chez les humaines.
— D'ailleurs, reprit-elle sur un ton plus sérieux, avec tous les cas de Fléau de ces derniers jours, tu n'as pas dû chômer, j'imagine !
— Non, en effet, je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer... et toi ? Tes concerts se sont bien passés ?
— Plutôt bien, oui...
Sa voix mourut lorsqu'elle remarqua son air contrarié.
— Tu m'as l'air soucieux. Depuis que tu es arrivé, tu sembles ailleurs. Tu as des ennuis ?
Kyeran s'humecta les lèvres avant de déglutir :
— Euh... oui, on peut dire ça comme ça.
La jeune femme se leva de son fauteuil, puis commença à déboutonner sa chemise tandis qu'une étincelle coquine traversait ses yeux bleus maquillés de noir.
— Ça tombe bien, il se trouve que j'ai un bon remède contre les tracas ! Une bonne petite partie de jambes en l'air ! Ça te dit ?
Si les mois précédents, il ne refusait jamais les avances de son amie, le sujet « Lyria » lui préoccupait bien trop l'esprit pour se lancer dans des ébats charnels et désormais, la Dragyanne serait la seule femme qu'il s'autoriserait à toucher si elle lui en donnait l'accord, bien évidemment.
Il sourit, mais n'esquissa aucun geste tendre ou explicite envers Éléonore.
Elle haussa un sourcil face à son impassibilité.
— Tu n'as pas envie ?
Il soupira.
— Non, désolé. En fait... j'aurais un service à te demander.
Si la déception froissait le visage de la chanteuse, cette requête ne manqua pas de l'intriguer et elle se rassit sur le canapé.
— Je t'écoute.
— Je vais aller droit au but. Je sais que tu as pas mal de relations haut placées dans ton entourage et je me suis dit que tu pourrais peut-être m'aider à trouver l'emplacement du repaire des Loups Écarlates.
L'expression de la jeune femme changea du tout au tout et elle poussa un petit cri.
— Quoi ? Les Loups Écarlates ? Mais pourquoi ?
— Parce que j'ai toutes les raisons de croire qu'ils retiennent quelqu'un contre son gré.
— C'est jamais bien bon de se mêler de leurs affaires, tu sais, maugréa-t-elle en balayant l'air de sa main, et tu as beau être un dragon, ils ne te feront aucun traitement de faveur. Ils se fichent pas mal de s'attaquer à plus gros qu'eux, du moment qu'ils y gagnent un trophée.
— Je sais, mais je n'ai pas le choix, il faut que j'y aille. Donc si tu sais quelque chose, dis-le-moi.
— Personnellement, je ne sais pas où ils se cachent, mais j'enquêterai auprès de mes connaissances.
— Merci à toi, Élie, sourit-il, je te revaud -
— Ne me remercie pas tout de suite, le coupa-t-elle en levant une paume, car quelque chose me dit que je vais encore me fourrer dans les emmerdes ! Cette personne doit être très importante pour toi pour vouloir te jeter dans la gueule du loup, je me trompe ?
Kyeran acquiesça d'un air penaud, mais au regard suspicieux de son amie, il devina qu'elle exigeait des explications plus concrètes. Il n'eut d'autre choix que de lui révéler sa rencontre avec Lyria, et alors qu'il s'attendait à voir son visage se teinter de jalousie, les prunelles d'Éléonore brillèrent d'une curiosité empreinte de joie.
— Mais c'est dingue, cette histoire ! s'extasia-t-elle. Si je comprends le concept d'imprégnation, ça veut dire que vous êtes des âmes sœurs ? Un peu comme les loups-garous ?
Une drôle de sensation lui noua le ventre et il se gratta la tête avant d'entrelacer ses doigts dans un geste nerveux.
— Ça y ressemble, mais c'est plus complexe que ça. Mon cœur et mon âme la désirent, mais le problème... c'est que je refuse de les suivre.
Éléonore grimaça et se redressa d'un bond en le fusillant du regard.
— C'est encore à cause de ce fichu serment que tu t'interdis d'aimer ?
Il opina doucement.
— Entre autres... en tant qu'exterminateur, je n'ai pas le choix que de me plier aux règles, mais... il y a aussi mon passé qui...
— Au diable toutes ces conneries ! l'interrompit-elle. Presque aucun exterminateur ne respecte ce serment à la noix et crois-moi, je suis bien placée pour le savoir. Une de mes cousines s'est mariée en secret à l'un d'eux il y a trois semaines et apparemment, ce ne sont pas les seuls.
Kyeran ne sut quoi répondre, mais resta méfiant. Enfreindre le serment était passible de plusieurs mois d'emprisonnement. Le gouvernement aïdolarien demeurait très rigide quant au respect des règles. Lorsqu'un volontaire s'engageait, il vouait littéralement sa vie à Dieu.
L'humaine a raison, grogna sa conscience, tu es au-dessus de tout cela. Tu n'as pas à obéir à ces stupides lois ni à t'empêcher de revendiquer ce qui t'ait dû. Un Dragyan ne se laisse pas asservir.
Kyeran serra discrètement les poings. Si le dragon demeurait enchaîné, il était toujours aussi déterminé à combattre ses vieux démons.
Éléonore avisa l'horloge et s'installa face à sa coiffeuse. Elle dénoua les rubans noirs qui maintenaient ses couettes et, penchée vers son miroir, elle se saisit d'un coton pour se démaquiller. Le Dragyan l'observa avec un air intrigué. Il n'avait jamais compris cette coutume qu'avaient les humaines de se recouvrir la peau de ces étranges crèmes et poudres colorées appelées maquillage ou encore de se teindre les cheveux. N'étaient-elles pas plus belles au naturel ? Pourquoi s'encombraient-elles de tous ces artifices inutiles ?
Concentrée dans sa tâche, la jeune femme continua tout de même son sermon :
— Concernant ton passé, j'ignore ce que tu as vécu, mais si tu veux un conseil, je pense que tu devrais arrêter de le ressasser et aller de l'avant. Tu as de la chance d'avoir trouvé une fille de ton espèce, alors ne la laisse pas te filer entre les doigts. Ce serait dommage de passer à côté d'une pareille occasion !
Kyeran ne savait plus quoi répondre et resta bouche bée. Après Hayato, c'était au tour d'Éléonore de le pousser au vice. Pendant un court instant, il laissa son esprit vagabonder et s'imagina alors la vie merveilleuse qu'il pourrait partager avec Lyria, entouré de leur progéniture... mais les visages de ses cadets se rappelèrent à sa mémoire pour venir le poignarder en plein cœur. À cause de son acte abominable, le bonheur ne lui était pas autorisé.
— Malheureusement, ce ne sera pas aussi simple, déglutit-il.
Éléonore l'observa d'un air pensif tout en grattant un de ses ongles vernis, puis se leva pour se diriger vers sa chambre.
— Je comprends, il te faudra du temps... On devrait aller se coucher, il est plus de minuit. De toute façon, je ne pourrai pas commencer mes recherches avant demain, donc une bonne nuit de sommeil ne nous fera pas de mal. Tu me rejoins ?
Il secoua la tête.
— Non, je vais rester sur le canapé, j'ai besoin de réfléchir un peu.
La jeune femme se pinça les lèvres et disparut derrière sa porte après avoir murmuré un bonne nuit à peine audible. Kyeran perçut dans son regard une lueur de déception. Il sentait qu'Éléonore voulait son bonheur et son cœur se serra à cette idée. Il ne pouvait pas changer le passé. Juste vivre avec, ou l'oublier. La deuxième option s'envisageait difficilement, car malgré les années qui s'écoulaient, sa rédemption tardait à venir.
Exténué, il s'étendit sur le canapé et laissa une petite lampe d'appoint allumée près de la fenêtre. Dès le lever du jour, Éléonore et lui se lanceraient dans leurs investigations, puis il partirait ensuite à la recherche de Lyria. Malgré la fatigue, le sommeil ne l'emporta pas immédiatement. Ce fut au bout de deux longues heures à cogiter qu'il s'endormit, l'esprit habité par un cauchemar sinistre.
***
Plongé dans les ténèbres, Kyeran peinait à respirer. Ses jambes, ses bras ainsi que son cou étaient entravés par des sangles en cuir sur une table d'examen. Des bruits de pas résonnèrent, puis une porte s'ouvrit. La clarté apparut, fulgurante, et agressa ses rétines. Quand sa vue s'habitua à la forte luminosité, des humains en blouses blanches l'entouraient tandis qu'en arrière, stationnés de part et d'autre du sas, deux soldats Dragyans montaient la garde. Plus haut, derrière de grandes baies vitrées surplombant la salle, Lamyria, la reine-douairière l'observait, le visage fermé et ses mains entrelacées sur son ventre.
Kyeran serra les poings lorsqu'il croisa son regard. C'était à cause d'elle qu'il se trouvait dans cet endroit sordide et rien ne l'avait préparé à la pure horreur des laboratoires souterrains de Kaldia. Si dans la partie supérieure de l'établissement, les chercheurs créaient la vie, ce n'était pas le cas ici.
Lorsqu'un des scientifiques armés d'une lame en dragonium de belle longueur s'approcha de lui, son cœur s'emballa et ses membres tremblèrent. Kyeran ne connaissait que trop bien la souffrance qu'il allait endurer et avant même que l'homme l'atteigne, il hurla et se débattit avec violence. Plusieurs paires de bras le maintinrent fermement plaqué à la table tandis qu'une main l'empêchait de crier.
— On aurait dû lui redonner un sédatif, fit remarquer l'un des hommes.
— Inutile, répliqua un autre. Ça ne sera pas long.
Le couteau entailla sa chair. Depuis la clavicule, il traça une ligne droite jusque vers la hanche opposée. Une douleur aiguë et insoutenable le traversa. Kyeran avait l'impression de brûler tout entier. Les larmes ruisselèrent de ses yeux exorbités et il manqua de perdre connaissance lorsque des filets bleu pâle et chauds coulèrent le long de sa peau.
En état de choc, il trembla et haleta, pendant que ses tortionnaires reculaient pour le regarder saigner. Deux d'entre eux sortirent un calepin et rédigèrent des notes. Il les haïssait. Ces soi-disant scientifiques humains venus pour étudier la capacité de régénération des Dragyans n'étaient rien d'autre à ses yeux que des barbares de la pire espèce. Certains semblaient même prendre un plaisir malsain d'évaluer sa réaction à la douleur. Parfois, Kyeran se demandait s'il n'était pas mieux de mourir pour que tout s'arrête.
Une porte à l'étage s'ouvrit brutalement et une voix familière résonna.
— Mais qu'est-ce qui se passe, ici ? Qui sont ces gens ?
Il tourna la tête en direction de la mezzanine et en dépit de sa vision floue, il reconnut très vite l'intruse qui venait de surgir. Une jeune fille à la longue chevelure écarlate, l'expression horrifiée, s'agitait et pointait Lamyria d'un doigt accusateur avant de dévier son regard en contrebas. Malgré l'épaisseur du verre, Kyeran entendait nettement leur conversation.
— Votre Majesté ! Vous n'avez aucun droit d'être ici et encore moins de vous servir du futur roi pour vos expériences sordides ! Je vais en avertir mon père ainsi que le Haut Conseil sur le champ et vous devrez rendre des comptes ! Libérez Kyo immédiatement !
— Léona... répondit calmement la souveraine. J'aurais dû me douter que vous viendriez fouiner par ici. Malheureusement pour vous, j'ai tous les droits sur ce laboratoire, vous ne pourrez rien y faire. Quant à cet enfant, il ne représente rien à mes yeux, si ce n'est la cause de la mort de ma très regrettée Hélaéna.
Léona afficha un visage dévasté et serra les poings.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Kyo n'y est pour rien dans la mort de votre sœur !
— Si vous le dites... mais je reste persuadée que si cet enfant n'était pas venu au monde, elle serait encore en vie, aujourd'hui. Cependant, vous n'avez pas d'inquiétude à vous faire. Je ne compte pas tuer le prince, j'ai besoin de lui pour un autre projet.
Kyeran les écoutait, les larmes aux yeux. Si seulement Léona pouvait le sortir d'ici, mais que pouvait faire la pauvre scientifique dragyanne face à la reine et ses gardes ? Elle était venue seule... ou presque !
— Mais qu'est-ce qu'ils foutent ici, ces gosses ? vociféra l'un des humains. Comment sont-ils entrés ?
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