13 - UN PEU D'OPIUM DANS UN VERRE - Partie 2/2
Hayato haussa un sourcil. Kyeran requérait rarement son aide en dehors du travail. Il avala une petite gorgée de son thé infusé pour s'éclaircir la voix.
— Je t'écoute.
— Est-ce que tu pourrais venir ausculter un humain ? Il est très malade et je ne sais pas si tu as déjà eu affaire à cette maladie.
— Quels symptômes ?
— Grande fatigue physique, perte de poids et d'appétit, teint livide, maux de tête et malaises, d'après ce que m'a dit sa fille.
À cette description, un mauvais pressentiment l'envahit.
— Ça ressemblerait à de l'anémie s'il n'y avait pas la perte de poids et d'appétit...
— Tu penses que c'est plus grave ?
Il haussa les épaules, songeur.
— Il n'y a pas trente-six façons de le savoir, il faut que je lui donne un rendez-vous pour l'examiner et...
— Je veux que tu l'auscultes aujourd'hui, maintenant, si possible, le coupa Kyeran.
Hayato faillit avaler son thé de travers à cette subite demande.
— Que... quoi ? croassa-t-il. Mais, c'est mon jour de repos, je n'ai pas prévu de faire des consultations et...
Le Dragyan se leva du fauteuil et pivota en direction des étagères.
— Je t'attends dehors.
Pris au dépourvu, Hayato soupira. Il aurait tant aimé profiter de cette journée de répit bien mérité pour se reposer, mais malheureusement, son quotidien ne ressemblait jamais à un long fleuve tranquille. Si autrefois, il avait été un mentor pour Kyeran, à présent, il n'avait d'autre choix que se plier aux ordres de son jeune chef d'équipe.
***
— C'est ici.
Déjà épuisé par son trajet matinal, Hayato reprit son souffle, puis grimaça face à l'état négligé du bâtiment devant lequel ils venaient d'arriver.
— Tu es sûr que c'est habité ?
Le Dragyan leva les yeux au ciel.
— Si ça peut te rassurer, ce n'est pas un traquenard.
— Encore heureux...
Pendant que le Vulpian se concentrait sur l'aspect peu entretenu de la façade en pierres, la plus petite des portes s'entrebâilla et deux orbes écarlates brillèrent dans l'ombre. Il crut rêver lorsqu'il reconnut Lyria et entraîna aussitôt Kyeran par le bras pour le conduire là où elle ne pourrait pas les entendre.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que c'était son père à elle ? chuchota-t-il fortement. Tu avais peur de quoi, au juste ?
Pour toute réponse, le Dragyan garda le silence et se gratta la nuque. Hayato leva les yeux au ciel, excédé, puis retourna auprès de la jeune femme qui leur adressa un timide sourire. À en juger ses cernes violets, elle avait l'air éprouvée.
— Euh... bonjour, bredouilla-t-il d'un ton nerveux, Kyeran m'a dit que ton père était malade et... je viens l'ausculter.
Elle hocha la tête et ouvrit la porte en grand avant de les inviter à entrer.
— Oui, venez.
Hayato hasarda un coup d'œil vers son partenaire. Le Dragyan semblait soucieux, mais il l'encouragea d'un geste de la main.
— Après toi.
Ils suivirent alors Lyria et s'engouffrèrent dans un couloir aux murs couverts de tapisseries d'une autre époque avant d'emprunter un escalier tout aussi vieillissant. Le bois grinçait tellement sous leurs pas, que le Vulpian craignait que l'une des marches cède. Ils débouchèrent enfin sur un palier de quatre portes.
— Par ici, leur indiqua-t-elle en montrant celle située la plus à droite.
Hayato se demandait bien à quoi il allait se confronter. Des cas de maladies graves, il en avait déjà vu, mais réussirait-il à diagnostiquer celle-ci ? Et surtout, dans quel état se trouvait le patient ?
Ils pénétrèrent dans une chambre de taille modeste au papier peint défraîchi et où flottait une douce odeur de naphtaline. Au centre de la pièce, près d'une fenêtre à petits carreaux, siégeait un vieux lit en bois parsemé d'un nombre incalculable de trous de termites. Un homme d'une cinquantaine d'années, peut-être plus, et au visage famélique y était allongé. Une respiration irrégulière soulevait sa poitrine tandis que des gargouillis étranges résonnaient dans sa gorge.
Hayato s'approcha pour évaluer son état et fronça les sourcils face à son aspect plus que préoccupant.
— Sa respiration est anormale, ça ne va pas du tout, marmonna-t-il avant de se tourner vers Lyria. Il est comme ça depuis combien de temps ?
— Je n'sais pas trop, peut-être depuis cette nuit, souffla-t-elle, le regard vide. Hier soir, il allait bien, mais j'ai pas pensé à vérifier s'il avait pris ses médicaments correctement.
Elle lui désigna la table de chevet où reposaient plusieurs flacons et boites de comprimés. Hayato les examina un par un et inspira vivement lorsqu'il reconnut aussitôt un des composants. L'état comateux de l'humain ne le surprit guère.
— Pas étonnant qu'il soit comme ça. Ils lui ont prescrit des antalgiques à base d'opium et à mon avis, il a dû faire un beau mélange sans s'en rendre compte. Il est complètement drogué.
— De l'opium ? croassa Lyria, les yeux écarquillés. Qu'est-ce que c'est ?
— Un puissant psychotrope ou pour faire plus simple, un somnifère, lui expliqua-t-il. Pris en trop grande quantité, il a un effet dépresseur sur la partie du cerveau qui maîtrise la respiration et du coup, ça peut provoquer de l'hyperventilation.
La jeune femme-dragon échangea un regard inquiet avec Kyeran tandis qu'Hayato reprenait :
— Est-ce que ton père avait toute sa tête, hier soir ? As-tu remarqué s'il avait un comportement inhabituel ?
Elle réfléchit, les yeux rivés sur le malade.
— Il était un peu distrait, oui, mais sans plus. Pourquoi ce médecin lui a donné ça ? C'est n'importe quoi !
— Je suis bien d'accord avec elle, ajouta Kyeran. Leur boulot c'est de soigner les gens à la base, pas de les droguer.
Hayato tira une chaise près du lit et s'y installa. Les coudes posés sur ses genoux et les mains croisées, il observa l'humain inconscient d'un air songeur. Il n'appréciait pas du tout le mode opératoire de ses collègues et considérait leurs méthodes irrespectueuses.
— Avec le Fléau, mes confrères ne se donnent plus la peine d'ausculter les patients avec minutie. Dès que quelqu'un est malade, ils mettent ça sur le dos de cette saloperie et prescrivent n'importe quoi, du moment que la famille leur foute la paix ensuite...
— Mais mon père n'souffre pas du Fléau ! protesta Lyria. Vous voyez bien qu'il n'a pas d'taches noires sur la peau !
— Bien sûr qu'il ne l'a pas, sinon il serait déjà mort, lui affirma-t-il sur un ton lugubre avant de se redresser de son siège. Je vais l'examiner et lui faire une prise de sang, mais si ça ne vous dérange pas, j'aimerais être seul.
Une lueur de réticence traversa les prunelles de Lyria, mais d'un hochement de tête, Kyeran la persuada de lui faire confiance. Les lèvres pincées, elle pivota et quitta la chambre, talonnée par l'exterminateur qui referma la porte.
Hayato sortit son matériel. Il vérifia le pouls et la tension qu'il estima anormalement faibles, puis examina ensuite les muqueuses ainsi que la peau. Le teint très pâle de cette dernière donnait à l'homme l'apparence d'un cadavre vivant.
Son auscultation terminée, il s'empara d'une seringue ainsi que de plusieurs tubes en verre. L'état de son patient le rendait dubitatif, mais il devinait déjà la gravité du mal qui l'affectait. Toutefois, il devait poser un diagnostic fiable, car la moindre erreur mettrait la vie de l'humain en danger.
Une fois ses prélèvements effectués, il appuya sur le communicateur de sa T020-Z et un écran holographique se matérialisa face à lui. Le visage d'une jolie Sylphide aux longs cheveux verts coiffés de deux grandes aigrettes ne tarda pas à apparaître.
— Désolée, Doc, mais c'est trop tôt pour tes résultats ! se moqua-t-elle avec une voix aux intonations enfantines.
Un rire lui échappa, puis il recouvra son sérieux.
— Je ne te recontacte pas pour ça, j'aurais d'autres analyses à te faire parvenir. C'est très urgent, tu peux les passer en priorité ?
La jeune femme ouvrit de grands yeux violets et ses aigrettes se dressèrent sur le haut de son crâne.
— Oui, bien sûr, de quoi s'agit-il ?
— Humain mâle d'environ cinquante ans avec perte de poids importante, peu d'appétit, respiration arythmique, pouls et tonus musculaire très faible ainsi qu'une pâleur extrême au niveau des yeux et des muqueuses.
— Ça ressemble à une anémie, mais les autres symptômes m'inquiètent... commenta la scientifique avec une expression pensive.
— C'est pour ça que j'aimerais que tu me confirmes rapidement le diagnostic.
— D'accord, je lance le transfert.
La montre émit un bip strident et un bouton vert clignota. Hayato y apposa son index et un cercle violet se matérialisa face à lui. Au centre de celui-ci se mouvait une sorte de brouillard noir traversé d'ondulations iridescentes dans lequel il plongea ses tubes.
— Transfert, ordonna-t-il.
Le disque éthérique rayonna avec un sifflement, absorba les échantillons, puis rapetissa jusqu'à s'atténuer et disparaître. Shionne les récupéra de son côté et son visage au teint pâle s'illumina de satisfaction.
— Bien reçu ! Je te fais ça tout de suite avec un rapport complet, je te recontacte dans deux heures environ.
— Merci, ma bichette.
Avec un gloussement amusé, elle le salua d'un clin d'œil et coupa la communication. Hayato se relâcha sur sa chaise, confiant. Il coopérait depuis quelques années avec la Sylphide et une bonne complicité s'était tissée entre eux. Il n'avait pas connu plus fiable que cette jeune scientifique comme partenaire de recherches.
Il contempla son patient apathique et le voir ainsi lui évoqua soudain de mauvais souvenirs. Pendant un bref instant, l'image de Sofia se superposa à celui de l'homme inconscient et il eut l'impression d'entendre sa voix, entrecoupée de souffles courts et douloureux. Le visage froissé par la souffrance et la peau ensanglantée, elle gisait là, le corps éventré. Ce corps, qui portait leur enfant...
Son pouls s'accéléra et une désagréable suée froide lui coula dans le dos tandis que des fourmillements lui remontaient le long des membres. Il cligna des paupières pour chasser cette horrible vision et réprima juste à temps une nausée. Le regard hagard et les poings enfoncés dans ses cuisses, Hayato resta assis de longues minutes à haleter avec force. Il respira alors profondément pour recouvrer son calme. Même pendant ces moments d'éveil, ses cauchemars venaient le hanter.
Il faut vraiment que j'arrête de boire...
Une expiration plus tard, il réunit ses affaires dans son sac d'une main tremblante, puis tout en observant Allister, il décida de tenter quelque chose.
Il posa ses doigts sur le torse de l'homme et psalmodia une formule en langue vulpianne :
— Atenua alteracilis.
Sa paume s'échauffa et une lueur blanche enveloppa l'humain. Ce sortilège qui consistait à atténuer les altérations d'état dura une longue minute, puis s'estompa. Il ne requérait pas trop d'énergie et Hayato s'en servait fréquemment sans s'inquiéter d'une quelconque carence en magie.
C'était tout ce qu'il pouvait faire pour cet homme, mais il quitta la pièce avec un sentiment serein. D'ici deux heures ou peut-être plus, Allister devrait émerger de sa léthargie.
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