Chapitre 7
"Jamais je n'en ai autant voulu à ma mère. Elle savait ce qu'aimer quelqu'un représentait. Comment pouvait-elle dire cela à sa fille alors que cette dernière était terrifiée par ce qui l'attendait? Je lui jetai un regard furieux qu'elle ignora. Elle embrassa ma sœur sur le front, et nous sortîmes de la chambre. Nous la laissâmes seule, attendant avec appréhension que d'Arcourt se décide à la rejoindre. Il ne tarda pas, d'ailleurs. À peine avions-nous rejoint la fête qu'il se leva, à nouveau sous les quolibets et les remarques déplacées, et nous salua de la tête, avant de partir vers le manoir."
"'J'aurais dû rester avec elle jusqu'à ce qu'il arrive, confiai-je à Agathe alors que celle-ci me préparait pour la nuit.
-Pour quoi faire? Monsieur d'Arcourt n'attendait que le moment où vous sortiriez pour aller la rejoindre.
-Elle était terrifiée, Agathe!
-C'est la peur de mal faire. Tous les jeunes mariés ont peur. Surtout les jeunes femmes.
-Avais-tu peur quand tu as épousé ton mari?
-Biensûr. Et pourtant nous nous connaissions depuis l'enfance.
-Et tout s'est bien passé?
-Ce n'est pas une question qui se pose, Mademoiselle Iris.
-Mais...
-Quand on a assez de respect l'un pour l'autre, tout ne se passe pas mal. Attendez demain, et vous serez rassurée. Vous verrez. Ce n'est pas si terrible.'
Je dus me contenter de ces explications, et me coucher sans pouvoir dormir. Dehors, le boucan parvenait jusqu'à mes fenêtres fermées, qui donnaient à l'avant, sur la cour d'honneur. La chambre nuptiale se trouvait bien loin de la mienne, et je ne pouvais rien entendre de ce qu'il s'y passait. Avant que vous ne fassiez une constatation hâtive, sachez que ma curiosité n'avait rien de malsain. Je m'inquiétais seulement du bien-être de ma sœur."
"La fête commençait à s'épuiser, au-dehors. J'avais entendu mes parents quitter les invités; ils avaient été acclamés avec bruit. Si Lorelei et son mari étaient les prince et princesse du banquet, Monsieur et Madame de Douarnez en étaient le roi et la reine. Les éminents invités logés le plus loin étaient partis une heure auparavant, les voisins devaient se trouver sur le chemin du retour. Dans les jardins, seuls les plus enthousiastes et les ivrognes continuaient les réjouissances. Moi, je me retournais pour la énième fois dans mon lit. Au destin de Lorelei s'ajoutait à présent celui d'Amal, que j'avais majestueusement oubliée pendant la soirée. Et au vu de son état lors du mariage, additionné à son état général, je ne faisais aucunement confiance à Maël. Ne pouvant rien faire pour Lorelei pour l'instant, je décidai de m'assurer que ma belle-cousine était saine et sauve."
"Je savais que mon cousin ne dormait pas avec sa femme. D'habitude. Ce soir risquait de faire exception. Et pourtant, je ne pouvais pas frapper à la porte de leur chambre au beau milieu de la nuit. Il ne me restait alors qu'une seule chose à faire pour me rassurer un tant soit peu. Je me dirigeai vers le petit salon."
"Une vague de soulagement me traversa quand j'aperçus la silhouette de mon cousin au coin du feu. Affalé sur un fauteuil devant la cheminée, son col de travers, les cheveux décoiffés, il fixait les flammes d'un œil hagard. Un verre vide pendait dans sa main droite, et une bouteille lui tenait compagnie. Je m'installai dans le fauteuil d'à côté.
'Comptes-tu la finir? demandai-je en la montrant du doigt.
-Je n'en ai absolument aucune idée.'
Il avait une diction presque normale; à peine en aurait-on déduit qu'il avait sommeil. S'il avait été sobre, il aurait préféré une réponse bien plus courte, et n'aurait pas jeté de regard haineux à un simple contenant.
'Où est Amal? demandai-je.
-Dans notre chambre.
-Elle y est revenue seule?
-Je l'ai accompagnée jusqu'au pas de la porte. Pour qui me prends-tu? J'ai encore des manières, figure-toi.
-Tu es saoul.
-C'est un mariage. Va voir dans le jardin; tu trouveras beaucoup de personnes éméchées.
-Ces personnes boivent pour fêter quelque chose, elles.'
Maël rit doucement. C'était un rire sans joie, un rire amer. Je ne m'en réjouissais pas.
'Qu'en sais-tu? Va regarder les invités qui ne sont pas repartis, et dis-moi qu'il n'ont rien à fuir ou à oublier. Sois honnête, et je te croirai.
-Tu étais le seul à te comporter à un mariage comme si tu te trouvais à un enterrement. Trouves-tu ce comportement digne de toi?
-Et qui pleurerais-je, Iris?
-Joséphine.'
Le silence me répondit. Je l'avais mis mal à l'aise; peut-être, effectivement, lui rappelais-je ce qu'il tentait d'oublier en agissant ainsi.
'Je lui ai dit au revoir hier, finit-il par répliquer. Mais ce n'était qu'une amie, vois-tu?
-Une très chère amie.
-Une très chère amie.
-Pourquoi 'au revoir'? Pourquoi pas 'adieu'?'
Un autre ricanement. Je n'aimais pas cela.
'Parce que la mort finit par tous nous rattraper. Ce n'est qu'une question de temps.
-Tu es lugubre, mon cousin. Tu devrais aller dormir. Tout ira mieux demain pour tout le monde. Je te prête ma chambre, si tu ne veux pas rejoindre ta femme.
-Je n'arrive pas à dormir.
-C'est ce que tu crois. Dans l'état où tu te trouves, si tu t'allonges, tu n'auras même pas le temps de te dévêtir.
-Non; je n'y arrive plus depuis deux semaines.'
Cette information m'étonna. Maël était un lève-tôt; sept heures de sommeil lui convenaient pleinement avant qu'il ne parte pour Alger. Mais qu'il souffrît d'insomnies n'était pas normal.
'Comment cela?
-Au départ, c'étaient des rêves désagréables. Pendant la traversée. Je me rendormais aussitôt. Puis, ce furent des cauchemars, de plus en plus réels, et je ne pouvais plus m'endormir sans en faire. Maintenant, j'en suis au point de ne plus supporter la vue d'une blessure.'
Il racontait cela d'un ton si désespéré que je me pris de compassion pour lui.
'Je ne peux même pas assumer ce que j'ai fait; je suis un lâche, n'est-ce pas?
-Biensûr que non, Maël. Tu n'es pas lâche. Tu t'es juste embarqué dans une aventure qui n'était pas faite pour toi.
-Il y a des jeunes gens qui sont tirés au sort pour faire ce que j'ai fait. Et on m'a même donné une femme, te rends-tu compte? Une femme parmi celles de mes ennemis. Dieu m'a donné un lot de consolation en récompense de ma bêtise.'
Cette réplique m'indigna.
'Amal? Un lot de consolation? Est-ce ainsi que tu la vois?
-Biensûr que non. Ce que je pense, c'est qu'on l'a offerte à un homme qui ne la mérite pas.'
Son expression se fit plus sérieuse. Il plongea son regard dans le mien.
'Je ne pourrai jamais l'aimer comme elle le mérite.
-L'amour vient avec le temps. Regarde Papa et Maman.
-Tu ne comprends pas.
-Mais je serais ravie que tu m'expliques, mon cousin.
-On l'a arrachée à sa famille, à sa terre et à ses racines, et qu'obtient-elle en échange d'un tel sacrifice? Elle doit se confronter au regard du peuple ennemi, parler la langue du peuple ennemi, se convertir à la religion du peuple ennemi, et épouser un homme du peuple ennemi qui chaque fois qu'il la regarde ne voit que la femme qu'il n'a pas eue. N'est-ce pas injuste? J'ignore quel dessein Dieu a pour elle, mais j'espère qu'elle n'en souffrira pas trop.'
Je me levai de mon siège, déjà lasse. Si leur relation commençait ainsi, combien d'efforts faudrait-il engager pour qu'ils parviennent ne serait-ce qu'à une bonne entente?"
"Je pris la bouteille.
'L'alcool ne te va pas bien, mon cousin. Je m'en vais rapporter cela aux cuisines.
-Prend-la; c'était une mauvaise idée. Contre toi, le vin n'a aucun pouvoir.
-Vas-tu rester ici comme l'ivrogne que tu es?
-J'empeste. Je ne vais pas imprégner tes draps, et encore moins imposer mon odeur à ma pauvre épouse.
-Papa va se demander pourquoi tu as dormi dans le petit salon.
-Il le sait déjà. Je suis sûr qu'il m'a surpris, la nuit précédente.
-Il va se faire un sang d'encre pour toi.
-Tu n'as aucun besoin de me rappeler que je suis un bien piètre neveu, cousin et mari. Je le sais.
-Fais attention; tu me ressembles presque, quand tu as trop bu. Avec beaucoup plus d'auto-flagellation, tout de même.'
Et là, à ma grande surprise, il me rendit un sourire amusé. Un brin de triste, aussi, mais sincère.
'Mea maxima culpa', ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie. (1)
Je secouai la tête, encore perplexe devant ce que je venais de voir, mais ravie tout de même.
'Essaye de dormir, mon cousin.
-Je doute y arriver. Mais je te promets que j'essayerai, ma cousine. Va dormir, toi. Tu t'inquiètes bien assez pour tout le monde.
-Je suppose que tu seras bien moins aimable quand tu auras dessaoulé.
-Je ferai un effort si tu ne me rappelles pas ce moment de faiblesse.
-Nous avons un marché, alors.'
Je le quittai pendant que nous étions encore en bons termes. Il retourna à sa contemplation du feu, et je me couchai encore plus pensive, ce soir-là. Le Maël que j'avais connu n'était pas mort à Alger; mais des temps troublés s'annonçaient, j'en étais persuadée."
Iris arrêta là sa narration. Théophile, par habitude, rangea ses affaires. Mais la vieille dame annonça:
"Si vous le voulez, le scribe, Marthe peut préparer une chambre pour vous. Cela nous faciliterait la tâche. Vous serez logé, nourri et blanchi, et moi je vous aurai sous la main."
Comme le biographe restait muet, elle insista:
"Et bien?"
Théophile, surpris, ne tarda pas à répliquer:
"C'est que vous êtes bien généreuse, tout à coup.
-Allons bon. Je n'ai plus le droit d'être charitable.
-Vous me considériez comme un écrivaillon raté et un imposteur il y a quelques mois. Qu'est-ce qui vous pousse à partager votre toit avec moi?"
Iris inspira profondément.
"Ecoutez-moi bien, car je ne le répéterai pas."
Théophile hocha la tête, toutes ouïes.
"J'ai beaucoup réfléchi, depuis votre arrivée, au rôle que vous pouviez avoir dans ma vie. Je ne connais ni vos motivations, ni votre but, mais le mien me semble clair; je tiens à rétablir la vérité, comme vous dites. Faire justice. Dire les choses comme je les ai ressenties. Et faire un point sur ma vie. Je pense qu'à la fin de celle-ci, il faut que je parte sans aucun remord. Et vous m'aidez en ce sens, en m'obligeant à récapituler tout le bien et le mal que j'ai vécu et que j'ai fait, et à l'accepter. Même si je me sens en parfaite santé, je suis vieille. J'ignore combien de temps encore je tiendrai, avec mes imbéciles de petits-neveux qui me harcèlent. Alors, si nous pouvions finir le travail avant que mon heure ne sonne, que le Chariot ne vienne me chercher, comme diraient les villageois, cela me soulagerait. Voilà pourquoi je veux vous loger."
Le biographe mit un temps à assimiler cette information. Après un moment de réflexion, il sourit.
"J'accepte avec plaisir votre proposition.
-À la bonne heure! Revenez demain matin avec toutes vos affaires; Marthe vous conduira à votre chambre, et nous prendrons notre repas ensemble."
Quand Théophile partit ce soir-là, ce ne fut pas à regret. Désormais, en plus d'avoir encore davantage de temps disponible, il travaillait aussi pour sa cliente, avec son soutien.
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(1) "(C'est) Ma très grande faute" en latin. Existe aussi en simple "Mea culpa", très utilisé dans les médias français. C'est la phrase rituelle catholique pour signifier que l'on se repent des péchés que l'on a commis.
Ça y est, ça avance!
Bonne lecture et prenez soin de vous!
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