Chapitre 5

"'Trop tard, murmurai-je.

-Va les accueillir; je dois régler quelque détails avec les ouvriers. Ta soeur sera contente de te voir.

-Et pour Maël?

-Il finira par se montrer. Il ne faudrait pas qu'il arrive en panique devant les futurs mariés. Attendons un peu qu'il retrouve la paix.'

Je le soupçonnais de ne pas dire tout ce qu'il savait. Mais je n'insistai pas, et lui obéis; après tout, cela avait l'air de me dépasser. Et pour une fois, j'étais bien contente d'être une femme."

"Quand j'arrivai dans le hall, Lorelei était en pleine séance de compliments admiratifs devant Amal, qui devait se douter qu'elle était très gentille mais qui ne comprenait rien à ce qu'elle disait. Je profitai du fait qu'Amal détournât toute l'attention de moi pour examiner un peu mon futur beau-frère. Toujours fringant, toujours souriant, il examinait lui aussi la curiosité que représentait notre belle-cousine avec intérêt. Je remarquai alors une ombre derrière lui, qui attira mon regard. Sa soeur, en habit de deuil, un affreux bonnet de tulle noire sur sa tête, une collerette tout aussi rebutante autour du coup, me dévisageait froidement. Je haussai un sourcil frondeur, et me mis aussi à la dévisager. Trente ans passés, l'oeil petit et noir, la mise austère; elle ressemblait à une âme damnée. Je la détestai de suite. Et comme elle me jugeait avec suffisance de ses prunelles de fouine, je me permis un petit geste puéril et lui tirai allègrement la langue. Biensûr, ce fut ce moment-là que tout le monde choisit pour admettre ma présence.

'Iris! Que fais-tu donc? m'interrogea ma mère, indignée.

-Quelque chose piquait ma langue', mentis-je.

D'Arcourt partit alors d'un grand rire.

'Votre soeur est toujours aussi fantasque, ma chère.'

Lorelei m'offrit un sourire ravi.

'Quelle joie de te revoir, Iris.'

Elle me prit délicatement dans ses bras, et je me laissai faire de bonne grâce.

'Vous connaissez ma sœur, mon ami, s'assura-t-elle.

-Celle qui m'a guidé jusqu'au dragon, plaisanta mon futur beau-frère.

-Un dragon?'

Mon père venait de nous rejoindre, et son expression impérieuse demandait une réponse.

'Ne vous fâchez pas, Papa, le supplia ma sœur. Il ne pensait pas à mal.

-Dans les légendes, les dragons sont les farouches gardiens de trésors les plus précieux, se défendit le fautif.

-Je le conçois bien. Mais je vous pensais davantage gentilhomme que chevalier, d'Arcourt.'

Un silence gêné s'ensuivit, que Lorelei s'empressa de briser:

'Où est Maël? J'ai rencontré sa merveilleuse femme, mais je ne l'ai toujours pas vu.

-Nous avons eu quelques problèmes avec les préparatifs de demain. Il est resté quelques instants dehors pour s'assurer que tout allait bien.

-Est-il fâché contre moi?

-Non, Lorelei. Tu connais ton cousin; il n'aime pas davantage les effusions de sentiments que se trouver au centre de l'attention. Il ne tardera pas à nous rejoindre, ne t'inquiète pas.'

La réponse sembla suffire à tout le monde, et j'en fus rassurée. D'Arcourt ajouta:

'J'ai hâte de le rencontrer.

-Je suis sûre que vous allez l'aimer, lui dit ma sœur.

-J'en suis sûr aussi. En parlant de rencontre...'

Il se tourna vers l'endeuillée et annonça:

'Iris, je vous présente ma soeur, Catherine Landès.'

Je lui offris le sourire le plus faux que je pus.

'Je suis enchantée de faire votre connaissance', déclarai-je.

Elle me rendit la politesse en inclinant la tête. Quelqu'un arrivait enfin au niveau d'antipathie que j'éprouvais pour Madame Chailly de la Boissière, et sans que j'aie eu à lui parler."

"Je passai le reste de la matinée à converser avec ma soeur et d'Arcourt. Mes parents étaient repartis pour finir les préparatifs du mariage, Amal avait suivi mon père dans le jardin pour prendre l'air, Maël restait absent et Madame Landès, qui de toute façon collait à son frère comme un cauchemar, était aussi muette qu'avant. D'Arcourt, au contraire, ne pensait qu'à nous mettre de bonne humeur. Il emmenerait ma soeur à jamais, mais il plaisantait bien.

'J'ai été vraiment surpris de rencontrer votre nouvelle... cousine. Quand Lorelei m'a annoncé que votre cousin s'était marié avec une Arabe, je l'imaginais plus noire.'

Je ne l'appréciais peut-être pas autant que cela.

'Et moi je l'imaginais davantage bleue, d'Arcourt. Mais il faut nous y résoudre; les choses ne se passent pas toujours comme nous l'attendons.

-Je vous trouve bien ironique pour une jeune fille dont le grand père avait des parts dans la traite atlantique.'

Je me figeai. Lorelei semblait aussi stupéfaite que moi. D'Arcourt répliqua:

'Et bien oui; le bois d'ébène, les esclaves. Votre père ne vous en a pas parlé? Pourtant, Monsieur de Douarnez faisait affaire avec de grands armateurs nantais. Cela m'étonne de lui; d'après ce que j'ai appris, il vous apprécie beaucoup.'

Je ne lui répondis pas, encore sous le choc de la nouvelle. La conversation de se poursuivit sans moi, et passées quelques minutes l'atmosphère devint insupportable pour moi.

'Veuillez m'excuser', marmonnai-je en me levant.

Et je me dirigeai vers la porte, que quelqu'un ouvrit avant moi. Maël était réapparu, splendide dans toute son indifférence distante et méprisante."

"Lorelei bondit aussitôt de son siège, au comble du bonheur.

'Tu voilà! Comme tu m'as manqué, mon cousin!'

Mais même ces émouvantes retrouvailles ne réussirent pas à lui tirer un sourire.

'Je suis navré de ne pas vous avoir accueilli. Certaines affaires urgentes m'ont retenu.

-Ne t'inquiète pas, Papa nous a tout raconté.

-Oui, insistai-je. Papa nous a tout raconté. Inutile de t'expliquer.'

Il sembla comprendre le message et serra la main que d'Arcourt, aimable, lui tendait.

'Je vous rencontre enfin, lui dit-il. Depuis le temps que Lorelei me parle de vous, j'espérais ardemment savoir si ses louanges étaient fondées!

-J'espère ne pas trop vous décevoir, Monsieur.'

Sa veuve de soeur de suffisait pas pour installer une morosité ambiante, semblait-il.

'En vérité, je ne compte jamais la première impression! Mais je ne pense pas être déçu. Loin s'en faut.'

Maël hocha la tête. La déclaration de d'Arcourt voulait tout dire. Mais je doutais qu'il comptât changer ses manières de croque-mort. Mon futur beau-frère ajouta, pour changer de sujet:

'Nous avons rencontré votre femme, tantôt. N'est-ce pas, ma chère?

-Elle est vraiment charmante, Maël, assura Lorelei.

-N'est-ce pas? intervins-je avant que mon cousin ne sorte quelque chose de désobligeant. Adorable.

-D'ailleurs, comme je le disais plus tôt, j'ai été surpris par son apparence. Je pensais que les Africains avaient un teint plus sombre.

-L'Afrique est énorme. Je doute sincèrement de savoir tout des peuples africains en ayant seulement fait des aller-retours entre Alger et Oran. Mais je vous conseillerais d'interroger les hommes qui y sont allés et de ne pas vous fier aux gravures satyriques des journaux.'

Il s'agissait de la plus longue réplique qu'il avait donnée depuis son retour, et il avait bien fait. Il venait de remonter dans mon estime."

"D'Arcourt leva les bras, tentant de se défendre:

'Je prendrai en compte vos recommandations, mais je ne voulais que vous complimenter; votre femme doit sûrement être d'une race de princes, presque à notre niveau, pour avoir la peau aussi claire. C'est un trésor que vous avez là.

-Votre future femme n'en est-elle pas un pour que vous vous concentriez autant sur la mienne?'

Maël venait de l'envoyer paître avec beauté; pour une fois, son attitude ne me déplaisait pas.

'Maël! s'indigna Lorelei. Pourquoi tant de violence?

-Non, laissez, ma chère, l'interrompit son fiancé. Il a raison. Nous allons nous marier, et je vous néglige, vous, mon bijou. Je suis impardonnable.

-Ne dites pas cela, mon ami! Nous allons nous marier, vous l'avez dit. Ne laissons pas ces quelques phrases assombrir l'heureux événement.'

D'Arcourt prit la main de ma soeur et la baisa, souriant doucement. Maël et moi échangeâmes un regard circonspect, incertains devant tant de mièvrerie. Ce fut ce moment que choisit Antoine pour entrer dans le petit salon.

'Mademoiselle Lorelei, Monsieur d'Arcourt, Madeline aimerait avoir votre avis sur la pièce montée.

-Veuillez nous excuser', dit ma soeur avant que le couple s'éclipse.

Je me retrouvai donc seule en compagnie des deux joyeux lurons du groupe. Maël m'ignora un instant pour s'intéresser à la soeur de d'Arcourt.

'Il ne me semble pas que nous ayons été présentés, Madame. Je suis Maël de Péradec, le cousin de la future mariée.

-Catherine Landès, Monsieur, la soeur du futur marié.

-Mes sincères condoléances.

-Merci, Monsieur. D'après ce que j'ai compris, vous revenez d'Oran?

-En effet.

-Mon mari était lieutenant dans l'Armée Royale. Il a fait la prise d'Alger.

-J'y participé aussi, en tant que soldat du rang. Une bataille décisive.

-Il y est mort.'

Un long silence gêné s'ensuivit. Elle devait vraiment l'avoir aimé, pour porter le deuil pendant quatre ans! À moins qu'elle n'aimât se complaire dans le malheur.

'Vous m'en voyez navré, Madame, tenta de rattraper mon cousin. Je comprends votre douleur.

-Oh, mais je ne suis pas triste, Monsieur. Je me demande seulement comment de simples soldats du rang ont pu s'en sortir vivants, alors que mon mari, qui allait bientôt monter en grade, est resté dans les sables de ce maudit pays. Certains ont assurément plus de chance que les autres', déclara-t-elle sèchement avant de se lever et de sortir de la pièce."

"Je restai là, estomaquée par ce qu'il venait de se passer, dévisageant Maël et attendant sa réaction. Mais il ne fit rien, et se contenta de secouer la tête.

'Tu ne la rattrapes pas? Ne répliques pas? m'indignai-je.

-Pourquoi le ferais-je? Elle a perdu un être cher.

-Tu es imbuvable avec moi depuis que tu es arrivé, tu n'as pas lâché un sourire à Papa ou à Maman, et tu t'enfuis juste avant que Lorelei puisse te saluer, alors que nous nous montrons plus que corrects avec toi! Une veuve mal lunée te dis clairement que tu aurais dû mourir à la place de son mari, et tu laisses faire? Mais quelle mouche t'a piqué? Et où étais-tu donc?

-J'étais au cimetière.

-La veille d'un mariage. Tu fais bien, vraiment.

-Monsieur Brabez est venu me rejoindre peu après. Nous avons mis les choses au clair.

-Et tu n'aurais pas pu mettre les choses au clair après le mariage?'

Il haussa les épaules, étranger aux célébrations, détaché de toute responsabilité envers ma soeur et son bonheur, et me dépassa pour sortir à son tour. Je partis à sa suite.

'Comment peux-tu te montrer aussi détestable?' crachai-je, la voix assez basse pour que personne ne nous entende.

Il se retourna et me jeta un regard furieux. Enfin de l'émotion!

'Puis-je encore visiter la tombe de Joséphine, ou aurais-je dû te demander ton autorisation?

-Biensûr que non, tu n'as pas besoin de mon autorisation! Mais bon sang, Maël, il s'agit du mariage de Lorelei! Pas de l'enterrement de Joséphine! Il me semblait que tu aimais davantage ta cousine!'

La colère de ses yeux sembla quelque peu retomber.

'Il ne s'agit pas de cela.

-Alors tu te tais, tu souris et tu arrêtes de te comporter en parfait abruti! Je te jure que si je te vois faire cette face de Carême demain, c'est moi qui te tues!'"

Le biographe hocha la tête et leva un sourcil ironique.

"Allez-y, je sais que vous en mourez d'envie, céda Iris.

-Je me disais juste que vous aviez commencé le blasphème très jeune.

-J'ai toujours eu un temps d'avance sur les autres."

"Mais j'ai regretté de m'être montrée aussi dure avec lui. Je ne m'en suis rendue compte que des années plus tard, mais il avait vécu la guerre, y avait sûrement perdu des amis, et venait de pleinement envisager la mort de son premier amour. Et je lui demandais d'oublier tout cela pour jouer les dandys dans un événement mondain. Qu'importe, maintenant, mais je sais que je jouais les hypocrites, et que cet événement a très certainement accentué notre inimitié à cette époque."

"Toujours est-il que je vis son expression se durcir à nouveau, et redevenir impénétrable.

'Je ne gâcherais jamais le mariage de Lorelei. Mais si vous ne vouliez pas le parent faible à la cérémonie, il ne fallait pas l'inviter.'

Sur ce, il me quitta lui aussi, me laissant seule avec ma colère et mes idées noires."

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Bonjour à tous! J'espère que vous allez bien!

Nouveau chapitre ce jeudi, rien de nouveau sous le soleil, parce qu'en Lorraine il fait très beau. Oui, je dis ça parce que d'habitude à cette époque de l'année on se tape la pluie pendant plusieurs semaines. Pas de nouveau coup de gueule aujourd'hui, réjouissez-vous X)

On se retrouve lundi prochain avec un nouveau chapitre.

En attendant, prenez soin de vous et passez une bonne moitié de semaine! À lundi!

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