Chapitre 22
"Je m'assis, interpellée par le bruit singulier des sanglots d'enfant. Amaury n'avait jamais pleuré en plein milieu de la nuit, auparavant. Du moins, pas au point de se faire remarquer dans tout le premier étage. Je restai silencieuse un instant. De bruits de pas, puis de murmures résonnèrent, et la lueur d'une lampe passa promptement devant ma porte. Je levai, définitivement réveillée, et suivis la lumière pour me trouver dans le petit salon. Le feu était ravivé, et Maël, assis dans le grand fauteuil, tentait vainement de calmer son fils, dont les joues rouges m'alertèrent. S'agissait-il d'une fièvre ?
'Mademoiselle ?' m'appela une voix derrière-moi.
Je sursautai. Agathe me fixait, curieuse.
'Que faites-vous debout à cette heure ?'
L'attention de mon cousin maintenant portée vers moi, je ne trouvai aucun moyen de battre en retraite.
'J'était réveillée depuis longtemps, signalai-je simplement. J'ai vu de la lumière, et je l'ai suivie. Que se passe-t-il ?'
Maël adressa un signe de tête à ma nourrice, berçant toujours le petit garçon. Agathe me sourit.
'Oh, et bien le jeune Monsieur Amaury a commencé à faire ses dents.
- C'est à cet âge que l'on fait ses dents ?
- Ses premières, oui. Vers six mois. Mais elles n'ont pas encore percé, alors cela le fait souffrir. C'est pour cela qu'il faut le soulager.'
Elle tendit un petit paquet formé par un mouchoir à l'enfant, qui s'en saisit tout de suite pour le mordiller. Les pleurs faiblirent, puis cessèrent, et bientôt ne restaient plus que la trace des larmes sur les joues rebondies. Maël reprit :
'Amaury ne voulait ni le sein, ni les langes. Nous avons tout essayé jusqu'à ce qu'Agathe nous sauve.
- Ce n'est rien, j'ai l'habitude. Vos dents ont commencé à pousser à quatre mois, Mademoiselle. Ce n'était pas une partie de plaisir. Heureusement, un petit glaçon enveloppé dans du tissu fait un très bon calmant dans des situations d'urgence. J'irai acheter des racines de réglisse à l'officine de Guérande demain matin, avec votre permission.
- Faites tout ce qui vous semblera nécessaire, Agathe, répondit Maël. Vous avez toute ma confiance sur le sujet.'
Je m'assis sur la banquette en face de lui, emmitouflée dans ma robe de chambre. Malgré le feu, un courant d'air insidieux me fit frissonner.
'Où est sa nourrice ? m'enquis-je.
- Au lit, m'informa mon cousin. Je l'ai libérée dès qu'il n'a plus été question de faim.
- Et ton épouse ?
- Ne suis-je pas autorisé à prendre soin de mon fils ?'
J'eus un mouvement de recul face à la froideur de son ton, mais il soupira soudainement. Sa carrure s'affaissa et laissa un bref instant transparaître une lassitude que je ne lui connaissais pas. Agathe me lança un regard réprobateur.
'Je l'ai laissée dormir', dit-il simplement.
Ma nourrice s'avança.
'Aurez-vous besoin d'autre chose, Monsieur ?'
Maël leva la tête et lui sourit.
'Je vous remercie, Agathe. Vous m'avez été d'une grande aide. Vous pouvez aller vous reposer. Enfin.'
Agathe lui sourit à son tour et sortit de la pièce, nous laissant seuls. Maël se repositionna plus confortablement sur le fauteuil.
'Je suis désolée, commençai-je. Je n'aurais pas dû me montrer aussi curieuse.
- Je n'aurais pas dû te parler sur ce ton non plus. Ni ce soir, ni la dernière fois.'
Quand j'avais surpris son entrevue avec Virginie, donc.
'Mais tu ne peux t'empêcher de mettre ton nez partout, et cela m'agace. Tu auras des soucis à cause de cette habitude.
- Pitié, n'imite pas Papa. Je supporte trop de reproches à la maison pour ne pas connaître les défauts de mon comportement.
- Alors tu les entends.
- Hilarant, mon cousin.
- Je t'ai vue, derrière la porte.'
Je me figeai. C'était problématique.
'Heureusement que mon oncle n'a pas remarqué ta présence, poursuivit-il, se délectant de mon silence. Pourtant, avec ta tendance à écouter aux portes, il pourrait se méfier. J'espère que tu ne pratiques pas ta passion trop souvent.'
S'il savait.
'Pour qui me prends-tu ? me défendis-je, faussement outrée. J'ai encore assez de respect pour mes parents...
- Mais pas pour moi. Misère.'
J'admirais mon cousin, qui pouvait tenir une joute avec moi tout en berçant un si petit enfant. Je décidai de changer de sujet.
'Si je t'ai posé tant de questions, c'est que jamais Papa n'aurait approuvé que tu te retrouves à consoler ton fils en plein milieu de la nuit.
- Et bien il s'agit de mon fils, pas du sien.'
Je sentais poindre l'agacement dans sa voix.
'J'en ai conscience. Mais peu de pères font ce que tu fais.'
Maël leva les sourcils, confus. Oui, il devait tout de même le réaliser.
'Sûrement, se contenta-t-il de répondre.
- Sûrement ? Que te passe-t-il par la tête, Maël ? Tu congédies la nourrice et tu envoies ta femme au lit pour t'occuper des dents d'un nouveau-né ?
- Est-ce vraiment par curiosité, Iris ? Tu me sembles bien inquisitrice.
- Vous êtes-vous fâchés ? Avec Amal ?'
Mon cousin soupira.
'Nous nous entendons très bien. Je te le demande pour la dernière fois...
- Tu as l'air coupable.'
Sans plus attendre, il m'adressa un regard à glacer le sang. Je levai les bras.
'Non, ce n'est pas ce que tu crois. Je m'inquiète vraiment.
- Oh, vraiment ?
- Papa et Maman sont sur votre dos depuis qu'ils sont arrivés, ils vous adressent reproches sur reproches...
- Et crois-tu que ta réaction à l'annonce de la grossesse de ma femme était bien placée ?
- Non. Non, je suis désolée. Je te présente mes excuses.'
Maël hocha la tête. Je repris courage.
'Même d'Arcourt s'est montré plus courtois que nous...
- Jusqu'à ce qu'il méprise mes amis.
- Jusqu'à ce qu'il méprise tes amis. Tu dois tenir à eux.
- Ils m'ont sauvé la vie. J'ai sauvé la leur. Bien sûr que je tiens à eux. Ce n'est pas dans une ville assiégée que l'on se construit un cercle de relations.'
Amaury bougea un peu dans ses bras, puis bâilla. Maël l'observa tendrement agripper sa chemise, puis le positionna contre lui afin que sa tête repose sur sa poitrine.
'Il semble prêt à s'endormir, fis-je remarquer un ton plus bas.
- Il ne partage pas le goût de son pauvre père pour les insomnies.
- Tu en souffres encore ?
- Moins.
- Tu devrais voir un médecin.
- Pour qu'il me prescrive de la morphine ? Je serais dans un état second toute la journée, puis je ne pourrais plus m'en passer.
- Tu préfères attendre que cela se règle tout seul ?
- Comme je te l'ai dit, j'en souffre moins.
- Et Amal, qu'en dit-elle ?
- Elle ne le sait pas.
- Elle n'est pas idiote.
- Non, mais elle est épuisée. Tu l'as bien vue ; elle ne pouvait pas tenir debout au Réveillon. Et c'est ainsi depuis que nous savons qu'elle est enceinte. Le médecin lui a conseillé l'absence totale d'exercice, mais je crains qu'il y ait davantage. Et pour elle, ce ne sont que des signes un peu plus forts que la première grossesse. Comment était-elle à ce moment-là ?
- Elle rendait beaucoup, surtout le matin, et elle était fatiguée. Mais pas au point d'avoir des pertes d'équilibre.
- Je suis déjà content que ses nausées aient cessé. Je ne souhaite pas l'inquiéter avec mes quelques heures de sommeil en moins alors qu'elle se trouve dans cet embarras.
- Mon pauvre cousin, si préoccupé par ta chère épouse que tu en oublies de dormir. C'est pour cela que tu t'occupes d'Amaury ?
- Je m'occupe d'Amaury car il est mon fils.
- Et parce que tu veux décharger sa mère.'
Il ne me répondit pas. J'en profitai pour ajouter :
'C'est un mal pour un bien. Parfois, on dirait qu'on les a collés ensemble. Amaury doit apprendre à accepter d'autres bras que ceux de sa maman.
- Amaury accepte très bien d'autres bras.
- Tu dois tout de même reconnaître qu'elle ne s'en sépare jamais.
- C'est une très bonne mère, très présente et très aimante. Je ne lui reprocherai jamais de trop s'occuper de son fils.'
Je pouvais comprendre son point de vue. Lui qui avait été privé de l'amour d'une mère ne pouvait que trouver tout mode de maternité supérieur à celui de son enfance.
'Vous avez tout de même une drôle de façon d'élever votre enfant. Je n'ai vraiment vu Maman plus d'une fois par jour qu'à partir du moment où j'ai su manger proprement mon goûter. Et Papa... je ne le voyais qu'au dîner. Tu es celui à qui il faisait le plus attention.
- Je le sais. Nous avons grandi ensemble.
- Je trouve que mes parents sont le meilleur exemple d'équilibre entre leur vie et celle de leurs enfants.
- J'en suis heureux pour toi.
- Comment pouvez-vous avoir un tant soit peu de temps pour vous si vous voulez vous occuper sans arrêt d'Amaury ?
- Amaury fait ses nuits.'
Maël avait sans doute parlé un peu trop vite, car il se tut d'un coup, embarrassé. Mon esprit ignorant à l'époque n'y vit aucune raison de se taire, alors je rectifiai :
'Faisait.'
Maël hocha la tête et se reprit.
'En tout cas, nous avons du temps libre.
- Aviez.
- Et je compte bien trouver ma propre façon d'être père. Merci, Iris, mais je n'ai pas besoin de tes conseils. Tu devrais les garder en prévision du jour où tu te marieras.'
J'eus envie de lui tirer la langue, mais je me résignai à faire ce que toute jeune femme bien élevée devrait faire : je lui souris.
'Encore faut-il que Papa et Maman me fassent plier.
- Ils ont encore de l'énergie à revendre.
- Je suis plus jeune qu'eux.
- Ils sont plus expérimentés.
- Si tu avais des filles, les forcerais-tu à se marier ?
- Je n'ai pas de filles.
- Si tu avais des filles.
- Nous n'en sommes pas encore là.'
Amaury remua un peu contre son père et émit un geignement plaintif.
'J'ai l'impression que notre discussion va bientôt être interrompue, déclarai-je.
- Il va sans doute se rendormir.
- Tu devrais lui chanter une berceuse.
- Je n'en connais...'
Le visage de mon cousin s'illumina soudainement.
'J'en connais une, se corrigea-t-il. Si je m'en souviens bien.
- Ton père te la chantait ?'
Cela me paraissait peu vraisemblable.
'Ma nourrice me la chantait.
- Et tu t'en rappelles ?
- Elle me l'a chanté longtemps, et elle l'a ensuite chantée à ma sœur.'
Je restai un moment abasourdie, avant de me reprendre. Bien sûr, Maël avait une demi-sœur. Mon père m'en avait parlé, et c'était l'une des raisons de son arrivée chez nous. Je ne voulais pas le peiner en lui posant davantage de questions sur sa famille ; j'attendrais le bon moment.
'Et comment s'appelait-elle, cette berceuse ?
- Elle n'a pas de nom. Mais si je me souviens bien, elle commençait ainsi.'
Maël commença à fredonner :
Toutouig, lala, va mabig,
Toutouig, lala
Je ne pourrais pas vous donner la suite des paroles sans ébrécher un mot, mais la mélodie était calme et douce, et la voix de mon cousin très juste. J'étais en fait la seule dans ma famille à avoir hérité d'une voix de crécelle et d'un talent plus que moyen pour la musique.
'C'est du breton ? m'enquis-je pour me distraire de l'amertume.
- Ma nourrice parlait très mal le français. J'ai passé toute ma petite enfance à ne parler qu'en breton, précisa mon cousin.
- Mais quand tu es arrivé...
- C'est pour cette raison que je préférais vous regarder jouer.
- Tu ne comprenais pas ce que l'on disait.'
Maël secoua la tête. Je savais qu'en venant vivre avec nous il avait dû prendre des cours supplémentaires pour apprendre à lire, car à huit ans il n'avait pas le niveau de Lorelei, d'un an sa cadette. J'étais loin de me douter qu'il comprenait une phrase sur deux. Jusqu'où son père avait-il poussé la négligence ?
'Mon oncle et ma tante, ainsi qu'Agathe, Antoine et tous les domestiques, ont passé un an à communiquer avec moi par des gestes et des phrases très simples.
- Et tu as vu Amal se retrouver dans la même situation que toi.
- Je ne voulais pas la mettre dans l'embarras en vous demandant de ne pas l'assommer de français, et pourtant j'en suis venu à imiter mon père dans sa négligence.
- Tu était si négligent que tu as engagé des professeurs de grammaire et convaincu l'abbé Parvins de lui faire le catéchisme.
- C'était un risque à prendre. Madame de Péradec possède un potentiel d'apprentissage exceptionnel.
- Es-tu sûr de ne pas commencer à avoir des sentiments pour ta femme, Maël ?'
Mon cousin me toisa un instant, un demi-sourire aux lèvres.
'J'ai toute sorte de sentiments pour mon épouse, Iris. Du respect, de l'admiration, de l'estime...
- Tu es incroyablement frustrant !
- Ne crie pas, tu vas réveiller Amaury. Et tu te frustres toi-même en me posant toujours la même question.
- La fatigue doit te monter à la tête ; tu en deviens amusant.
- Nous devrions tous deux aller nous coucher.'
Je le levai et lui tendis la main. Il la refusa poliment.
'Merci, mais je vais attendre qu'Amaury soit vraiment endormi pour bouger. A demain, Iris.
- Tâche de dormir, mon cousin.'
Je reçus un haussement de sourcil en réponse et sortis dans le couloir au son de la berceuse, qui reprenait :
Toutouig, lala, va mabig,
Toutouig, lala ...
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Oui, je suis très efficace quand je n'ai pas envie de travailler sur mes dossiers.
Les premières dents chez les enfants au XIXème siècle sont traitées avec des moyens très traditionnels. Quelques exemples sont : le pain sec, le bout de carotte, le glaçon enveloppé dans du tissu... Mais on a aussi quelques remèdes qui apparaissent avec le développement du commerce global, comme les racines de réglisse, qui sont réputées calmer la douleur. Elles coûtent encore cher, mais des gens aisés peuvent se les offrir. Chez les riches, on a aussi les petits hochets à clochettes surmontés d'un année à mordiller en ivoire, ou l'espère de porte-clefs (toujours en hochet) garni de clochettes et de petites branches de corail à mordiller aussi qui existe depuis plus longtemps.
Classe, hein ?
La berceuse est une berceuse traditionnelle bretonne, qui est chantée dans tous les coins d'après ce que j'ai compris. Je vous mets la traduction des paroles ici et la version chantée par Annie Ebrel, qui a des paroles un peu différentes, au-dessus.
Toutouig la la, va mabig (Fais dodo, lala, mon petit)
Toutouig la la (Fais dodo, lala)
Da vamm a zo amañ, koantig (Ta maman est là, mon petit écureuil)
Ouzh da luskellat, mignonig (Près de ton berceau, mon petit mignon)
Toutouig la la... (Fais dodo, lala)
Da vamm a zo amañ, oanig (Ta maman est là, mon petit agneau)
Dit-te o kanañ he sonig (Qui te chante sa douce chanson)
En deiz all e ouele kalzik (Autrefois, elle a beaucoup pleuré)
Hag hiziv e c'hoarzh da vammig (Mais aujourd'hui elle rit, ta petite maman)
Toutouig la la, 'ta paourig (Fais dodo, lala, mon pauvre petit)
Poent eo serrañ da lagadig (Il est temps de fermer tes petits yeux)
Toutouig la la, bihanig (Fais dodo, lala, mon tout petit)
Ret eo diskuizhañ da bennig (Il faut reposer ta petite tête)
Toutouig la la, rozennig (Fais dodo, lala, ma petite rose)
Da zivjod war va c'halonig (Tes joues contre mon petit cœur)
Da nijal d'an neñv, va aelig (Pour voler vers les cieux, mon petit ange)
Na zispleg ket da askellig (Ne déploie pas tes petites ailes)
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