Chapitre 20

"Le temps passa beaucoup plus rapidement que je ne l'imaginais. Novembre se déroula à une vitesse foudroyante, entraînant décembre dans son sillage, et bientôt nous étions dans la cour de la maison de mon cousin. Le personnel sortit pour s'occuper de nos affaires, Maël et sa femme pour nous souhaiter la bienvenue. Lorelei et son mari arrivèrent plus tard dans la soirée, mais nous pûmes tous dîner ensemble, dans une ambiance tout aussi étrange que celle dans laquelle nous baignions avant de les quitter. Pourtant, ce sentiment de malaise n'était cette fois pas créé par mon beau-frère, bienheureux qu'il était d'avoir sous peu une descendance masculine - bien entendu - mais par mon cousin, qui en face de mon père se faisait le plus silencieux possible. Je lui adressai un regard curieux, mais il l'évita. J'essayai à nouveau avec Amal; je subis le même traitement. Confuse, je m'apprêtais à prendre la parole, quand mon père me prit de court.

'J'ai reçu il y a peu une lettre de Monsieur Walsh.

-Votre collaborateur aux États-Unis?' s'enquit Maël, soudainement intéressé.

Je vis du coin de l'œil d'Arcourt se faire plus attentif lui aussi.

Mon père opina légèrement et continua:

'Nous avons développé, à mesure de notre correspondance, une très bonne entente et il se trouve que sa femme et lui souhaitent nous rencontrer, Madame de Douarnez et moi. Ils nous ont invités à séjourner chez eux pour une durée indéterminée. Nous sommes en train de préparer le voyage.'

Maël et sa femme échangèrent un air concerné, et le premier demanda:

'Quand partiriez-vous?

-Dès que nos affaires seront en ordre. Pas avant un an, deux ans tout au plus, sûrement.'

Mon cousin prit une longue inspiration, puis répliqua:

'Il serait dommage que vous manquiez la naissance de votre petit-fils.'

D'Arcourt se redressa fièrement, Lorelei sourit discrètement et mon père répondit avec un brin de satisfaction:

'Certes...

-Et de votre petit-neveu.'"

"Tout le monde tomba des nues. Ma mère en lâcha même sa cuillère. Maël s'éclaircit la gorge avant de préciser, l'air de rien:

'Ou petite-nièce.

-Déjà?'

Toute l'attention se retourna cette fois-ci vers moi. Je reçus sans broncher la réprobation silencieuse de ma mère, mais j'étais convaincue que la même question était apparue dans l'esprit de mes parents, ou du moins de ma sœur et de mon beau-frère. Maël m'examina un instant; il semblait ennuyé que je fasse la réflexion, mais il soupira, à mon grand étonnement.

'Oui, Iris, déjà.'

Ma mère choisit ce moment pour se réjouir.

'Quelle chance nous avons, n'est-ce pas, Pierre? Trois enfants, avant de partir rencontrer nos pairs du Nouveau Monde! N'était-ce pas Madame Walsh qui attendait désespérément des nouvelles de l'accouchement de sa fille, installée dans la région des Grands Lacs? Nous aurons un sujet de conversation supplémentaire pendant que vous passerez vos journées à parler affaires et locomotives!'

Lorelei renchérit en serrant les mains d'Amal.

'Rendez-vous compte! Ils seront nés la même année. Ils pourraient devenir les meilleurs amis au monde.'

Amal lui rendit sa mine réjouie.

'Je l'espère de tout mon cœur, Lorelei.'"

"Ce sujet accapara toute la conversation jusqu'à la fin du repas. A mon plus grand soulagement, personne ne mentionna ma remarque. Quand tout le monde quitta la table, mon père m'entraîna dans une pièce attenante et me fit asseoir sur une chaise. Debout devant moi, les bras croisés, il me tança :

'Peux-tu me rappeler la requête que je t'ai faite avant d'arriver chez ton cousin?'

Ce fut à mon tour de croiser les bras.

'Je devais bien m'entendre avec lui.

-Effectivement. A défaut d'avoir un caractère facile, tu n'as pas la mémoire défaillante."

C'était un avertissement. Je protestai tout de même:

'Je vous prie de m'excuser, Papa, mais avouez que la nouvelle a de quoi surprendre!

-Je ne vois pas en quoi elle est surprenante, Iris. Surtout pas au point de mettre ton cousin et sa femme dans l'embarras sous leur toit devant tous leurs invités.'

L'expression de Maël me revint à l'esprit. Son air hésitant, son regard indéchiffrable. Les yeux baissés d'Amal. La gêne me gagna. J'avais sûrement été maladroite, dans ma franchise, et avais exprimé un sentiment qui aurait dû rester sous-entendu. Mon père comprit sûrement le cheminement de ma pensée; son expression s'adoucit et il hocha la tête.

'Je compte sur toi pour présenter tes excuses au plus tôt. 

-Je le ferai.

-Bien.'

N'ayant plus aucune envie d'argumenter contre lui, j'attendis qu'il changeât de sujet par lui-même. Il ne tarda pas à s'asseoir à côté de moi.

'Je veux aussi que tu aies une bonne conversation avec ton cousin.'

J'avais attendu en vain. Cependant, mon désarroi prit le pas sur ma déception.

'Pourquoi devrais-je lui parler, Papa ?

- Croyez-vous que je n'ai pas remarqué que vous vous évitiez depuis notre arrivée ? Maël est ton plus fidèle allié, je te l'ai déjà expliqué. Il est important que vous vous réconciliiez.

- Papa...

- Je ne te demande pas de traverser l'Atlantique à la nage, Iris. Je le fais pour ton bien.

- Mais il...

- Ce qu'il fait chez lui le regarde. Tu m'as dit toi même qu'il était resté droit dans ses convictions.

- Oui, mais...

- Le jour où il faillira, et seulement ce jour, tu auras le devoir de lui rappeler ses responsabilités. Les lui rappeler uniquement. Si tu t'insurges d'une petite rencontre sans conséquences, tu outrepasses tes prérogatives.

- Vous dites les mêmes choses que Maman.

- Je suis bien obligé, insolente que tu es, puisque tu n'écoutes plus ta mère depuis longtemps.

- J'ai fait beaucoup de progrès !

- Pour régresser dans ceux que tu faisais avec ton cousin. Mais je ne veux plus t'entendre protester ! Pour l'instant, allons rejoindre notre famille.'"

Iris attendit que le biographe ait tourné la page de son cahier pour poursuivre :

"Trouver un moment pour parler en tête à tête à Maël s'avéra bien plus laborieux que prévu. D'abord, il me fallut rassembler toute la volonté que je possédais, et ma réluctance atteignait à cette période des sommets que je dépasserais sans doute plus tard, mais qui jusque là n'avaient jamais été égalés. La veille de Noël, je ne m'étais toujours pas convaincue. Nous nous attablâmes tous à la table du Réveillon à six heures du soir, enjoués par l'ambiance, et nous servîmes nous-mêmes ; les domestiques avaient été congédiés pour la soirée pour rentrer dans leurs familles et avaient tout préparé à l'avance. C'était un buffet froid qui nous attendait, et simple ; nous ne voulions ni nous gaver, ni nous enivrer avant d'aller à la messe !"

"Nous soupâmes ainsi de crème de marrons, d'huîtres, de soupe réchauffée, de charcuterie, de poissons cuits au matin avec des légumes bouillis, de feuilletés, et de notre vin, que mon père avait gracieusement apporté. D'Arcourt s'était chargé du Madère et des liqueurs pour la nuit, et la champagne viendrait au grand repas du lendemain. Amal restait à son sirop de rose, qui lui faisait au moins un peu de bien ; elle touchait à peine à son assiette à cause de son indisposition et dut s'asseoir plusieurs fois au cour de la soirée. Elle ne vint d'ailleurs pas à la messe avec nous, préférant rester s'occuper d'Amaury et s'attirant le regard désapprobateur de ma mère. 

'Est-ce si sérieux que cela ? Lorelei se trouve dans un état plus avancé, et elle vient avec nous. 

- Maman, intervint Lorelei, Amal doit avoir ses raisons de ne pas nous accompagner. 

- Peut-être aussi en a-t-elle le droit, puisqu'elle n'est pas baptisée, renchéris-je, excédée. 

- Justement. Madame de Péradec se fait baptiser fin juillet, il serait de mauvais goût de manquer une célébration aussi importante.

- L'abbé Gouard pourra lui pardonner cette fois.'

Mon cousin venait de nous rejoindre, son chapeau haut-de-forme sous le bras. 

'Le médecin a conseillé à Madame de Péradec d'éviter tous déplacement trop épuisant pour elle jusqu'à ce que ses malaises se calment.

- Mais l'église... 

- Cela inclut l'église quand il faudrait qu'elle sorte dans ce froid et qu'elle accomplisse le rite pendant une heure dans un bâtiment tout aussi froid et humide.'

La gymnastique que l'on accomplissait pendant ledit rite - debout, assis, à genoux - n'était sûrement pas du meilleur effet pour une femme dans l'état de ma sœur, qui pourtant avait l'air de se porter à merveille, alors imaginez pour ma belle-cousine, qui menaçait de rendre son repas dès qu'elle se levait. 

'Je pourrais rester avec Amal, me proposai-je. 

- Sûrement pas, refusa ma mère, catégorique. Tu viens avec nous.'

Je jetai un regard suppliant à mon père, qui me rendit un sourire pour le moins neutre, et Amal me rassura d'un hochement de tête. 

'Ne vous inquiétez pas, je peux sûrement tenir pendant une heure à surveiller le sommeil d'Amaury dans le salon, le temps de que vous reveniez de la messe.'

Maël n'avait pas non plus l'air convaincu. 

'Je vais rester avec vous. Je nous excuserai auprès de l'abbé Gouard...

- Non, l'interrompit mon père. Vous êtes les hôtes, et tu es l'employeur d'une bonne partie des gens du village. Tu ne peux pas te permettre d'être absent à la Messe de Minuit, Maël. Nous allons trouver quelqu'un.

- Alors je reste, déclara Lorelei.

- Vous êtes grosse vous aussi, Madame, remarqua d'Arcourt. Que ferons-nous si vous avez toutes deux un problème ?

- Je me porte très bien, justement, se défendit ma sœur. Le médecin m'a dit que j'avais une santé idéale. Mais seule mon absence peut être excusée parmi nous tous. Et je pourrai prendre la communion de retour chez nous, avec notre prêtre.'

Tout le monde s'accorda donc de laisser les deux futures mères ensemble pour se rendre à l'église. Le sermon fut fort beau, les chants du chœur des enfants merveilleux - je me permets de citer ma mère à la sortie quand Maël eut la merveilleuse idée de présenter ses respects au curé. J'avais décidé que je ne pouvais plus le supporter au moment où il avait pointé du doigt l'absence de baptême de ma belle-cousine pour tenter de refuser le baptême de mon neveu - malgré la pratique régulière de Maël et un parrain et une marraine tout aussi dévoués. Je détournai donc la tête pour examiner avec soin le magnifique tympan au-dessus de moi, puis saluai avec enthousiasme Monsieur et Madame d'Ermenant et leur famille. Je fus ramenée à la conversation quand l'abbé Gouard exprima son regret de ne pas avoir vu Madame de Péradec ce soir.

'Nos épouses étant indisposées, commença d'Arcourt, nous avons cru souhaitable de les laisser se reposer. Dans leur état, il ne faut pas trop exiger d'elles.

- Dans leur état ?'

L'homme d'Eglise jeta un regard désapprobateur à mon cousin, qui le soutint avec une insolence que je ne lui connaissais pas. Gouard eut un mouvement de recul surpris, puis s'exprima plus clairement :

'Attendre un enfant ne dispense pas de venir à l'office.

- Le médecin nous l'a fortement déconseillé.

- Le médecin ne remplace pas un prêtre pour le salut de l'âme.'

J'ouvris la bouche, offensée, pour répliquer, mais Maël me devança.

'Madame de Péradec connaissant toutes ses prières et son catéchisme, et n'ayant accès à aucun sacrement pour l'instant, je doute qu'un prêtre lui soit d'une quelconque utilité ce soir.'

Sur ces paroles, il inclina gracieusement la tête, suivi de toute la famille, puis nous repartîmes au château. Nous n'avions pris que la grande voiture de mes parents, comme nous n'étions que cinq, et je le fixai curieusement jusqu'à ce que nous fussions bien rentrés, au chaud dans le salon de réception. A cet instant seulement, il fit mine de remarquer mon insistance et recula légèrement pour se mettre en retrait de la conversation, à côté de moi. 

'Ce n'est pas parce que nous avons fait un mariage de raison que je ne suis pas capable de défendre mon épouse, Iris, me glissa-t-il discrètement. 

- Je l'avais remarqué, lui répondis-je de manière désinvolte. Bien avant ce soir.'

Dans la pénombre laissée par les reflets des chandelles, je vis un demi-sourire étirer à peine des lèvres. Je le lui rendis. Plus loin, mon père levait son verre dans notre direction, satisfait. Nous étions réconciliés."

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Bonjour à tous ! 

Je suis vraiment, vraiment désolée de cette très, très longue pause dans Mémoires du Siècle Dernier ! Je n'avais sans doute pas prévu la charge de travail qu'un master nous impose, ni le gros manque d'inspiration pour cette partie de l'histoire, que j'ai mis du temps à combler. Mais à toute fin, malheur est bon, comme dit l'adage, parce que ce chapitre sur Noël est publié... vers Noël. Voilà. 

Un petit point sur le repas du Réveillon à l'époque : 

Comme vous vous en doutez, dans les familles riches, on ne prépare pas le repas soi-même. Ce sont les domestiques qui le font et, pour leur laisser un peu de répit le soir de Noël, et surtout le temps de se préparer pour la messe, le repas est fait à l'avance le matin, et les plats sont servis froids pour la plupart le soir. Aussi, il n'y a pas vraiment d'ordre entre le sucré et le salé ; on peut très bien manger des macarons en premier puis se servir des huîtres ensuite. C'est la fête. Aussi, dans les familles, très catholiques comme les Douarnez-Péradec, on fait attention de ne pas être trop faits avant la messe de minuit, qui se passe vraiment à minuit, donc on boit, mais modérément. Mais on a déjà eu répertorié des incidents, quoique mineurs. Il est fréquent que les gens somnolent, ou même ronflent, pendant l'office, certains se cassent la figure en voulant se lever ou se mettre à genoux, d'autres rient un peu trop fort, cependant très peu de bagarres. C'est une nuit de dévotion, et une grande partie de la population est pratiquante, surtout dans les campagnes de l'Ouest. Ensuite, il faut aussi être frais quand on va à la messe de Noël le lendemain, mais après on peut faire bombance. 

Je vous souhaite de très bonnes fêtes de fin d'année à tous, et peut-être à plus tôt ! 

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