Chapitre 2
"Marseille ne ressemblait en rien aux villes que je connaissais. Plus petite que Paris, très certainement, son aristocratie était constituée de très peu de nobles déjà pendant l'Ancien Régime. Prenant exemple sur les villes italiennes, l'élite se passait d'ordres; tout le monde était négociant. Peut-être autant, voire plus qu'à Nantes, la richesse se concentrait-elle dans le commerce maritime. Car au contraire de Nantes, ce ne fut pas un fleuve entouré de terres arables et vertes que je vis, mais des plaines jaunies par le soleil brûlant d'août, et enfin, l'étendue bleue infinie de la mer Méditerranée."
"Le contraste, sans être choquant, m'émerveilla. Car, finalement, les habitants de ces terres arides s'habillaient avec autant de pudeur que nous. Mais tout me semblait plus rapide et plus coloré, de la marchande de poisson qui criait le prix de ses langoustes gesticulantes aux bouquets de fleurs empilés sur de grands étals. Le dialecte de la région se faisait plus latin; on entendait toutes les syllabes et les inflexions chantantes rappelaient l'espagnol qu'apprenait mon cousin. Je vis quelques couples bien habillés se promener le long de la mer, mais la plupart des personnes qui croisèrent mon chemin avaient la peau brunie par le soleil. Je remarquai ainsi qu'une grande majorité d'entre eux avait le cheveu sombre et l'œil brun, et ne pus m'empêcher d'envisager que la poissonnière ou le fleuriste partageaient un peu du sang des anciens Grecs ou des grands Romains qui s'étaient installés là plus de deux millénaires auparavant. Je doutais que beaucoup de Romains eussent pu s'installer en Bretagne; nous revendiquions une noblesse venue des Celtes d'Angleterre et du Pays de Galles, contrairement au reste de l'aristocratie française qui se pensait descendue des Francs. Le Germain, après tout, manquait terriblement d'originalité et d'exotisme."
"Nous arrivâmes enfin devant l'hôtel particulier de Monsieur d'Auzets; nous étions le trente-et-un août, il était cinq heures de l'après-midi. Un valet nous attendait; sûrement un membre du personnel qui gardait cette résidence vivable. Je me pris à penser que, finalement, nous n'étions pas aussi pauvres que je le pensais; mon père nous privait juste de choses totalement inutiles pour préserver de quoi nous construire un avenir. Sinon, nous aurions depuis longtemps trouvé une maison au soleil."
"Je demandai à Agathe et Henri de dîner avec moi. Si Henri refusa, bégayant que ce n'était pas sa place, Agathe finit par céder. Je crois que le valet qui nous avait accueillis le prit bien car il s'agissait de ma nourrice. Moi, je ne voulait pas manger seule. Après un repas copieux et bien mérité, on m'assura que je serais la première prévenue si un bateau accostait pendant la nuit. Mais la nuit se passa bien, et dès l'aube, je demandai à être amenée au port."
Iris se tut un instant, laissant au biographe le temps de terminer d'écrire. Il la fixa, curieux.
"Le port, répéta-t-il pour la décider à continuer.
-Je pensais que vous seriez étonné que je me rende moi-même au port. Une jeune fille de bonne famille n'y va que sous bonne escorte.
-Peut-être ai-je maintenant l'habitude de vos coups d'éclat, se rattrapa-t-il.
-Sûrement, oui."
"Et bien nous y restâmes toute la matinée. Ce fut extrêmement long, et je passai le temps à observer les marins et les militaires - avec le même uniforme que Maël - se regrouper autour des bâtiments, les débardeurs vider les soutes, et même des navires partir. Le port de Marseille, après avoir un peu perdu de son influence avec la course à l'Atlantique, regagnait de sa notoriété depuis l'expédition d'Alger. On commençait même à multiplier les aller-retours commerciaux vers la Régence, et des gens voulaient s'y installer définitivement. J'entendais, depuis la voiture, des hommes discuter de ces terres qui avaient l'air si riches, et de l'espace qu'il y avait, de la chance que cela représentait pour des paysans condamnés par l'entassement des campagnes françaises(1). Au bout d'un moment, on finit par nous remarquer, et un militaire - j'ignore toujours comment repérer les grades - vint nous voir.
'Madame, puis-je vous renseigner? offrit-il galamment.
-Monsieur, vous me sauvez! J'attends un navire qui partait d'Oran au début d'août et qui devait arriver aujourd'hui à Marseille.
-En effet, il y en a un qui vient d'Oran, Madame. Il a fait halte dans l'archipel du Frioul(2) hier en attendant l'approbation d'accoster à Marseille. Il ne devrait plus tarder.
-Merci, Monsieur.'
Cette conversation me permit de m'occuper un peu, mais nous dûmes rentrer à l'hôtel pour déjeuner. Déçue, je mangeai à peine. Et si le navire était retenu en quarantaine? Et s'il n'arrivait que le lendemain? Serions-nous à temps au mariage de Lorelei? Soudain, le valet se glissa discrètement à mes côtés et m'indiqua:
'Madame, le bâtiment de votre cousin vient d'arriver.'"
"Je me mis aussitôt debout et courus, Agathe à ma suite, jusqu'à la berline. Sur mes ordres, Henri nous ramena au port, où en effet un nouveau bateau venait de débarquer ses passagers. Immense, les voiles repliées, une foule s'affairait autour de lui pour en sortir hommes, mais aussi les marchandises, qu'il apportait en France. Je m'avançai prudemment, et regardai tout le monde qui descendait à quai; aucun signe de mon cousin. Quand la foule eut délaissé les alentours, je m'apprêtais à repartir aussi, quand on m'appela du haut de la coque:
'Mademoiselle de Douarnez!'
Je me retournai vivement; Donatien Ansond descendait à son tour, tout sourire d'enfin voir un visage connu. Je connaissais Monsieur Ansond de vue, tout comme il savait à quoi je ressemblais, mais nous ne nous étions jamais parlés.
'C'est bien vous? insita-t-il.
-Oui, Monsieur Ansond, c'est bien moi.
-Vous avez bien grandi, depuis not'départ! Une vraie dame, que vous êtes devenue!'
Je lui accordai un sourire reconnaissant. Lui aussi avait changé; nous l'avions accompagné en voiture, lui et sa mère, à Nantes. À présent, il me semblait tout aussi grand, mais plus maigre que la dernière fois où je l'avais vu. Sa veste de soldat paraissait un peu large, et son visage mal rasé s'était décharné.
'Rentrez-vous avec nous? lui demandai-je, étonnée tout de même de le rencontrer à nouveau si tôt.
-Oh, non! J'ai juste été désigné pour accompagner Maël et Madame de Péradec! J'y retourne après. Ils devraient pas être très longs.'
Et en effet, deux silhouettes se profilèrent alors au bout du ponton. Le soleil de midi m'éblouit un instant, mais je reconnus la démarche de mon cousin. Entre temps, Agathe me rejoignit et, quand ils furent à notre niveau, je me figeai de stupéfaction."
"Maël me toisait de toute sa hauteur. J'étais certaine qu'il avait gagné quelques centimètres pendant son service. Les quelques douceurs de l'enfance qui restaient sur son visage de grand adolescent l'avaient définitivement quitté. Ses traits acérés et une ombre de barbe me rappelaient bien que je ne l'avais pas vu pendant quatre ans. Bien que son physique ait toujours été sec, je soupçonnais à ses cernes et à son teint plus hâlé que le confort devait cruellement lui manquer. Mais ce furent ses yeux qui me frappèrent le plus: son regard gelé et sans vie, qui m'inspectait avec la sévérité d'un juge des Assises(3). Je lui offris mon expression la plus accueillante.
'Bienvenue, mon cousin. Je suis heureuse de te revoir.'
Et au lieu de m'offrir un sourire timide, ou un air amusé, comme il l'aurait fait auparavant, il continua de me dévisager de ce même air glaçant et déclara platement:
'Donatien a raison; tu as grandi.'
Ce dernier, après un moment de silence, déclara:
'Bon, ben je vais vous laisser et remonter là-haut, hein.
-Vous repartez tout de suite? m'étonnai-je.
-Sur un autre bateau, un peu plus tard dans l'après-midi. En tout cas, ça a été un plaisir de vous revoir! Est-ce que vous pourriez dire à ma mère et à Louise que vous m'avez vu?
-Je n'y manquerai pas. Bonne route, Monsieur Ansond.
-Merci!'
En repartant sur le navire, Donatien posa une main amicale sur l'épaule de mon cousin et lui murmura quelque chose, l'air sérieux, auquel son interlocuteur répondit en hochant brièvement la tête. Je me concentrai alors sur la deuxième personne que j'avais aperçue, bien cachée derrière Maël.
'Puis-je voir ta femme, à présent?'
Sans aucun réaction encore, mon cousin s'écarta brusquement, découvrant une silhouette à peu près aussi grande que moi, dont le visage dissimulé ne laissait apparaître que deux grands yeux verts à l'expression perdue et un apeurée par le chahut typiquement masculin autour de nous."
"Agathe dut la prendre en pitié, car elle s'approcha d'elle et l'enveloppa de ses bras maternels.
'Pauvre enfant! Venez là; nous allons vous choyer.'
Et elles partirent en avant, me laissant avec la statue qu'était devenu Maël.
'Comment s'appelle-t-elle? lui demandai-je, quelque peu rebutée par son attitude.
-Amal.
-C'est un beau prénom, quoiqu'inhabituel.
-Oui.
-Et elle m'a l'air très rien gentille.
-Sans doute.'"
"Excédée, je fis volte face et le saisis par le poignet.
'Bon, Maël, que se passe-t-il?'
Je sentis soudain ses muscles se raidir sous mes doigts. Mais il haussa seulement un sourcil caustique.
'Ce qu'il se passe? Mon oncle a envoyé sa cadette bornée, puérile et inconsciente seule sur les routes, et elle se pavane sur le port de Marseille au milieu des ouvriers et des marins, et tu me demande à moi ce qu'il se passe?'
La stupéfaction me saisit devant tant d'animosité. Bouche bée, il me fallut un temps pour que la colère monte, mais quand elle fut là, je crachai, furieuse:
'Tu vas pourtant devoir supporter ta cousine bornée, puérile et inconsciente en face à face pendant quelques temps, car ton autre cousine se marie dans deux semaines et que nous n'avons pas trouvé un logement convenable à Son Altesse des Coeurs de Pierre.'
Sur ces paroles bien senties, je lâchai sa main et partis rejoindre ma bonne et ma belle-cousine d'un pas furieux."
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(1) entassement des campagnes qui sera surtout réglé avec l'émigration des paysans en ville pour devenir ouvriers
(2) l'archipel du Frioul, d'après ce que j'ai réussi à avoir, faisait office de quarantaine en attendant qu'un bateau soit déclaré sain par le Bureau de la Santé sous l'Ancien Régime. C'est d'ailleurs le non respect de cette quarantaine qui a amené la dernière Grande Peste de Marseille vers 1720. Les technologies ayant peu évolué dans les années 1830, je suppose qu'ils faisaient toujours ça.
(3) tribunal où on juge les crimes (infractions les plus graves)
Maël est revenu, pour le meilleur ou pour le pire?
Bonjour tout le monde! J'espère que vous allez bien!
Ici, tout est calme. Ils ont enfin trouvé une solution pour qu'on passe les partiels!
Le Président de la République va parler ce soir, et certains parlent d'une révolte sociale à la fin du confinement. Mais le nombre de cas graves commence à baisser ici, et c'est bien. Et aux infos les Parisiens commencent à dire que c'est normal qu'ils aient accès à la campagne, et qu'on a de la chance d'y vivre, nous, les paysans illettrés de province. Vive la France.
Voilà voilà. C'est tout pour moi.
Bonne continuation!
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