Chapitre 17
"Nous dûmes encore attendre un moment, afin de laisser à la toute nouvelle mère le temps de se rendre présentable. Nous rentrâmes ensuite derrière Maël, qui osa à peine franchir le seuil de la pièce.
'Mais qu'attends-tu donc? m'impatientai-je.
-Tiens toi tranquille', m'intima mon père.
Mais Maël ne faisait même pas attention à moi, complètement captivé par l'amas de couvertures gigotantes que sa femme tenait dans ses bras. Pas à pas, d'une lenteur qui faillit m'exaspérer, Maël finit par tomber assis sur le fauteuil installé dans la ruelle(1) et se pencha vers son destin. D'une main tremblante, il souleva le taffetas plissé du petit bonnet et resta un long moment à inspecter le jeune visage. Seigneur, je ne n'avais jamais vu mon cousin lutter autant pour garder sa maîtrise de soi! Il se tenait là, tout penaud, ignorant comment réagir dans cette situation des plus nouvelles pour lui, se contentant de détailler en silence tous les traits de son fils devant notre famille.
'Allons, Maël, coupa ma mère. Il est adorable, n'est-ce pas?
-Il est...' commença-t-il à murmurer.
Il s'interrompit, la gorge nouée par l'émotion. Je crus un instant qu'il s'agissait de déception, ou de désespoir. Mais il acheva dans un souffle:
'Incroyable.'"
"Il sembla alors reprendre ses esprits, et se redressa contre le dossier.
'Puis-je l'avoir?'
Ma mère lui rendit un sourire gêné, et mon père haussa un sourcil réprobateur, mais Amal lui tendit l'enfant, aux anges. Mon cousin le prit, hésitant, mais avec toutes les précautions du monde, dans ses bras. Je pus presque voir à ce moment-là toutes ses barrières tomber. Il semblait bouleversé. Je ne l'avais jamais, ô grand jamais, vu afficher une telle expression d'adoration. D'ailleurs, je ne comprenais pas comment l'on pouvait ressentir tant d'amour pour..."
Devant la mine interrogative de Théophile, elle crut bon de rectifier:
"Ne vous méprenez pas; je comprenais que tout le monde trouve les enfants charmants. Enfin, l'être vivant qui se trouvait dans les bras de mon cousin tenait plus de la larve que de l'humain pour l'instant; ses yeux aveugles, ses joues volumineuses et ses bourrelets innombrables le rendaient bien plus monstrueux que charmant à mes yeux. Mais soit; tout le monde semblait naturellement posséder une certaine pitié pour ces pauvres âmes lancées dans un monde qu'elles ne connaissaient pas. Seulement, personne - du moins aucun homme, quand j'y repense - n'avait montré devant moi tant de souci de sa progéniture que Maël. Oh, Amal n'était certes pas en reste; durant toute la durée de son rétablissement, elle tint à garder son fils près d'elle. La seule personne qui put les séparer fut la nourrice, le temps des repas de Monsieur, qui était d'ailleurs très à cheval sur la ponctualité. Tout son monde tournait autour de lui, sa merveille, son trésor, son chéri, son... Comment disait-elle, déjà? Ah, oui ; habibi. En vérité, tout l'univers du manoir tournait autour de lui. Les voisins accoururent pour féliciter les jeunes parents, au grand damne de mon cousin, qui n'appréciait pas tant qu'une foule d'inconnus vînt bousculer les habitudes du nouveau-né et de sa mère, et ils répondirent tous présents au baptême, cette fois-ci officiel, avec un prêtre et des fons baptismaux."
"Le baptême ne se fit pourtant pas sans difficultés; l'absence de baptême de la mère, et surtout l'absence de mariage religieux, durent faire de mon neveu un bâtard aux yeux de cet abruti de prêtre, qui découvrit comme par magie ces informations bien après qu'il eut délégué son autorité à la sage-femme pour l'ondoiement, et il fallut que l'abbé Parvins écrivît à Nantes pour qu'il consentît enfin à fixer une date. Aucun invité ne le sut, bien évidemment. Mais cette réponse n'alla pas sans une réprimande du représentant du Très-Haut, qui déplora fortement de devoir baptiser un enfant dont la mère était condamnée à l'Enfer, et qui conseilla vivement à cette dernière de songer aussi à son Salut. Ce ne furent d'ailleurs ni Maël, ni Amal, qui me racontèrent cet épisode. Ce fut Lorelei, qui avait été choisie comme marraine. Et c'était mon père, en sa qualité de parrain, qui avait arrangé les choses, en rétorquant à l'odieux personnage que le catéchisme de Madame de Péradec avait été interrompu par son déménagement, mais que si elle devait le faire ici, avec lui, elle ne se convertirait sûrement pas au catholicisme."
"Ma mère trouva bien entendu quelque chose à répliquer quand elle eut vent de ce qu'il s'était passé. Les rumeurs allaient toujours bon train. Si on apprenait que mon cousin et sa femme n'étaient époux que sur un papier civil, certaines langues risquaient de se délier très rapidement, et la voix de l'abbé Parvins ne portait hélas pas assez loin pour qu'il réitère son sermon depuis notre petite église.
'Pensez-y, l'entendis-je murmurer à ma belle-cousine quelques jours avant la célébration. Je n'ai rien contre votre religion, mais une femme n'est rien contre la foule. Et cela risque d'impacter d'autres personnes que vous.'
Un élan de colère de poussa à entrer en trombe, mais le regard dur d'Amal me figea. Celle-ci changea à nouveau son expression, et arbora un grand sourire.
'Iris, vous veniez pour notre promenade?'
Je ne pus qu'acquiescer, gênée, tandis que ma mère demandait avec scepticisme:
'N'est-ce pas déconseillé, dans votre état?
-Au contraire, le médecin m'a recommandé de marcher quelques minutes à l'air frais, pour que je me fortifie.'
Quand nous nous trouvâmes toutes deux dans les jardins, Amal s'assit sur un banc et me fixa sévèrement.
'Iris, commença-t-elle, je sais que vous ne voulez que mon bien, mais j'en ai assez que vous tentiez de créer un conflit à chaque fois qu'il s'agit de ma vie.
-Mais Amal...
-Je ne veux pas de mais.'
J'en étais bouche-bée. Je ne l'avais jamais vue aussi déterminée. Cependant, sa force sembla l'abandonner d'un coup, et elle poussa un soupir déchirant. Sa carapace aimable se brisa devant moi.
'Iris, je suis lasse de tout cela.'
Je m'assis à ses côtés, bien plus calme, tandis qu'elle poursuivait:
'J'ai accouché il y a deux semaines, et nous n'avons eu que deux semaines de répit avant que tout recommence. Je ne souhaite pas revivre l'hostilité que j'ai eu à affronter depuis mon arrivée. Même mon mari semble plus enclin à m'inclure dans sa vie. Que Monsieur l'abbé me fasse des histoires; je le supporterai. Mais par pitié, Iris, essayez de ne pas provoquer d'esclandre sous mon toit. La naissance d'un enfant est une chose heureuse, pas la raison de la séparation d'une famille.'
Son raisonnement faisait sens, effectivement. Elle n'accompagnerait déjà pas son fils à l'église, non pas à cause des relevailles(2), mais à cause de son état bien trop fébrile pour voir tant de monde. Après tout, pourquoi la tourmenter à ce point alors qu'il me suffisait de souffrir les remarques malvenues de ma mère pendant seulement quelques jours?"
"Le baptême se déroula finalement sans accroc. Le fils de Maël fut nommé Amaury; un prénom de valeur sûre, tout en étant ma fois peu courant(3), et qui rappelait à tous qu'il n'était pas né dans n'importe quelle famille. Nombre de comtes, d'abbés, de rois l'ont porté; son prestige n'était pas facile à arborer, mais il ferait très bien l'affaire pour mon neveu. Il était déjà vu comme un roi là où il vivait. A entendre sa mère, il était parfait. Selon la mienne, l'on n'avait pas vu de si bel enfant depuis la naissance de Lorelei, et d'après cette dernière, son souhait le plus cher était que sa progéniture lui ressemblât. Je me sentais légèrement mise à l'écart, soit; je n'allais tout de même pas jalouser une chenille tout juste capable de vociférer et de déféquer. Il deviendrait sûrement plus intéressant en apprenant à parler. Mais Amaury n'attirait pas seulement l'attention de toute la gente féminine du Pays de Guérande; il avait aussi accompli un miracle dont je n'avais même pas pu me rapprocher."
"Il arrivait à présent, très fréquemment, que mon cousin quittât son bureau en pleine journée pour s'enquérir de la santé de la mère et du fils. Il posait sa question, affichant un air satisfait quand la réponse était positive - elle l'était toujours - restait silencieux un moment, caressait légèrement la joue ou les cheveux d'Amaury et repartait, content, à son ouvrage. Il pouvait apparaître pendant une calme séance de lecture ou de broderie comme au beau milieu d'une discussion, et cela surprenait grandement les domestiques, ou les quelques voisines qui se sentaient le cœur à visiter Madame de Péradec sans trop craindre de l'épuiser. Ayant côtoyé Maël pendant dix-sept ans, je me réjouissais de son comportement, qui comblait aussi Amal. En témoignant de l'intérêt pour Amaury, il en témoignait aussi pour elle, et je voyais bien que même si elle ne s'inquiétait que de son fils, un immense poids avait quitté ses épaules."
"Ma mère aussi éprouva un grand soulagement quand nous apprîmes, à la mi-août, que Lorelei était elle aussi grosse, de quelques mois, cela va sans dire. Juste avant son départ, d'ailleurs, puisque son mari vint la chercher quelques jours plus tard. Ce dernier n'eut même pas la décence de paraître content quand son épouse lui annonça la nouvelle, au cours d'un dîner.
'Et bien, fit-il remarquer, tout vient à point à qui sait attendre.'
Il désigna Amaury du menton.
'J'espère aussi que ma patience sera récompensée.'
Il me vint une brusque envie de le frapper. Mais Maël intervint à ma place, lançant sèchement:
'Je vous prierais de ne pas mêler mon fils à vos problèmes.
-Je n'en avais pas l'intention, Maël, se défendit aussitôt mon beau-frère. Je me demandais juste si j'aurai votre chance.'
Je crus qu'il allait répliquer, mais Amal les interrompit.
'Tout enfant est un cadeau, Monsieur. Si une fille vient à naître, je suis convaincue qu'elle possédera la grâce, la diligence et la modération dont aurait été dépourvu un garçon. Et assurément, si c'est un garçon, il fera preuve du courage, de la fougue et de l'ambition dont n'aurait pas été capable une fille. Tout vient à point à qui sait attendre, vous l'avez dit.'
D'Arcourt lui offrit un sourire aimable.
'Je suis ravi que vous ayez appris le français, Madame. Votre sagesse méritait amplement de s'exprimer dans notre langue.'
Je remarquai qu'Amal tirait discrètement la manche de son mari. La conversation s'arrêta là, et Lorelei repartit chez elle avec son mari, après que Maël nous eut très gentiment - gentiment, à sa façon - invités à passer l'avent dans son humble demeure. Je n'aurais pas imaginé le penser à cette époque, mais je trouvais heureux le comportement de mon cousin. J'étais absolument persuadée qu'il avait proposé cela pour alléger l'atmosphère. Je soupçonnais aussi Amal d'être à l'origine de cette invitation."
"Mes parents, quant à eux, se contentèrent de ne pas prendre parti, pour changer. Mon père feignit l'indifférence; ma mère semblait même du côté de son gendre. Et pour couronner le tout, mon sursis, que j'avais réussi à étirer du mieux que je pouvais, venait de se terminer! Je devais rentrer avec eux. Mais nous restâmes une journée de plus; ils profitèrent de la proximité pour rendre visite au parrain de Lorelei, qui habitait Saint Nazaire, et j'insistai encore une fois pour tenir compagnie à Amal."
"Bien sûr, ma belle-cousine avait gardé Amaury avec elle. Elle tenait à lui faire respirer l'air frais, quand celui-ci n'était ni trop humide, ni trop chaud, ni trop froid. En l'occurrence, le climat de ce début de septembre convenait parfaitement.
'J'insiste pour vous dire que je ne comprends pas votre besoin de le surveiller toute la journée, lui annonçai-je tout de même alors que nous étions confortablement installées dans le jardin.
-Il pourrait avoir besoin de moi à tout moment, Iris, me répondit-elle doctement.
-Mais il dort douze heures par jour!
-Et pendant qu'il dort, il pourrait arriver n'importe quoi.
-Vous y tenez trop, Amal.
-Certainement! Comment pourrait-il en être autrement?'
J'ouvris de grands yeux; venait-elle de s'insurger?
'Comment pourrait-il en être autrement, alors qu'il est la première source de mon bonheur sur cette Terre?'
Son ton redevint calme, mais sa gorge serrée par l'émotion me rappela le regard de mon cousin, perdu dans une adoration qui m'était étrangère.
'Vous savez, le... Prophète Muhammad, hésita-t-elle avant de murmurer quelques mots dans sa langue(4), dit d'une mère qu'elle a... le Paradis sous ses pieds(5). J'ignore si je mérite d'aller au Paradis, seul... Dieu peut le dire, mais je sais maintenant que j'ai découvert l'amour au-delà de toute mesure au moment où je l'ai tenu pour la première fois dans mes bras.'
Ses paroles étaient magnifiques, vraiment. Et pendant un moment, je ressentis presque de la tristesse en pensant que je ne pourrais jamais aimer avec une telle intensité, mais la réalité me rattrapa bien vite."
"Le majordome de mon cousin - non, le scribe, je ne peux pas me souvenir des noms de tous les domestiques que j'ai croisés dans ma vie - vint s'arrêter devant nous et s'adressa à Amal.
'Madame, lui annonça-t-il, une éminente visiteuse demande à vous voir.
-Je n'attendais pas Madame d'Ermenant avant demain, s'étonna ma belle-cousine.
-Peut-être Madame d'Ermenant a-t-elle aussi, comme une plante, besoin de la lumière que dégage votre fils, tentai-je.
-Iris!
-Et bien, reprit le majordome, il ne s'agit pas de Madame d'Ermenant, Madame. Il me semble que c'est une inconnue dans la région.
-Allons, cessez de faire des mystères, m'impatientai-je. Elle vous a tout de même dit son nom?
-Oui, Madame. Il s'agit de Madame Chailly de la Boissière.'"
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(1) espace entre le lit et le mur
(2) cérémonie catholique pratiquée jusqu'en 1962 (concile de Vatican II) qui consiste à réintégrer une femme ayant accouché dans la vie de l'Église. Généralement, quand une femme catholique vient de donner naissance, elle doit attendre une certaine période avant de revenir participer à la messe. À l'origine, on considérait que la femme était trop "impure" après son accouchement pour entrer dans une église. A partir du XVIIème siècle, et surtout au XIXème, on considère plutôt que la mère est trop fragile pour participer régulièrement à la liturgie, et que la période avant les relevailles est une période de repos. Comme Amal n'est pas encore baptisée (donc théoriquement pas encore catholique) elle n'a pas le droit à une cérémonie.
Petite anecdote: la Chandeleur dans le calendrier des fêtes correspond à la date des relevailles de la Vierge Marie.
(3) au XIXème siècle, surtout sur l'impulsion du mouvement romantique, on aime donner des prénoms médiévaux, légendaires, voire très originaux à ses enfants. Ainsi, Maël est un prénom très celtique (vous l'aurez remarqué X) puisque celui du saint neveu de Saint Patrick (le saint patron de l'Irlande), Lorelei est le nom d'une ondine du Rhin qui apparaît dans un poème allemand très célèbre dans les années 1800-1810 et Iris est le nom de la déesse grecque des arc en ciels et messagère des dieux. Mais la majorité des gens ont des noms très traditionnels liés au calendrier grégorien, Donatien étant le saint patron de Nantes par exemple.
(4) les mots qu'elle prononce sont (attention des fautes sont possibles parce que je ne parle pas du tout arabe): "ṣallā l-lāhu 'alay-hi wa-ṣallam", ce qui veut dire "Que la paix et la bénédiction d'Allah soient sur lui". Dans le langage théologique technique ont appelle ça une formule d'eulogie. Les musulmans récitent communément une louange derrière le nom d'Allah, de Mohammed et des autres prophètes ou personnages importants du Coran, comme Marie/Meryem.
(5) "Prend soin de ta mère, car le Paradis est sous ses pieds", hadith attribué à Mohammed rapporté par al Nassâ'i et l'imam Ahmad. Je ne suis pas du tout une spécialiste de l'Islam, donc si quelqu'un considère que c'est faux, qu'il n'hésite surtout pas à me le dire! Je pense cependant que je peux m'avancer sans trop de risques en disant que le statut de mère dans la vie d'une femme est très important dans l'Islam.
Bonsoir à tous/toutes!
Je suis désolée du retard! Vraiment! Je profite juste d'un moment de répit entre deux devoirs à rendre pour poster ce chapitre, et après j'y retourne!
Bonne journée/soirée et prenez soin de vous!
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