Chapitre 16

"Amal se laissa mollement retomber sur son fauteuil.

'Il doit y avoir une explication, avançai-je.

-Il y en a une.

-Autre que celle-ci.

-J'ai fait une terrible erreur, Iris. Voyons les choses comme elles sont.'

Je voulus protester, mais elle m'interrompit:

'Je l'ai emprisonné dans une union qu'il n'a jamais voulue. Il sera malheureux toute sa vie à cause de mon égoïsme et de mes craintes futiles.

-Votre égoïsme?'

J'en venais à me méfier de mes oreilles, et à ne plus savoir que dire devant tant de paroles illogiques.

'Je refuse, déclarai-je alors tout simplement, en me dirigeant vers la porte.

-Iris, où allez-vous? s'inquiéta-t-elle.

-Lui remettre les idées en place.'"

"Je passai plus d'une heure à chercher Maël. Ce dernier avait trouvé le moyen de prendre sa monture avant que je n'arrivasse dans la cour. Je me perdis donc dans la campagne alentours, me demandant où il avait bien pu fuir. J'avais laissé Amal aux bons soins de Mariette, mais ne tenais pas non plus à m'attarder. Et pourtant, il se passa une éternité pour que l'idée m'arrivât à l'esprit. Je m'étais éloignée de la route qui menait à Saint Nazaire, persuadée que mon cousin n'envisageait pas un nouveau voyage, et me rapprochais davantage des marais. Mais un élément, auquel je n'avais jamais fait attention malgré son évidence, attira mon attention: l'océan. L'océan, qui frappait la côte de ses vagues dans un fracas tourmenté. L'océan me fit penser à Maël, allez savoir pour quelle raison! Toujours est-il que je suivis la ligne maritime jusqu'à ce que je le trouve, debout, en train de respirer les embruns."

"Je sautai à terre et avançai à grands pas vers lui, courroucée. Il ne réagissait même pas à ma présence!

'Tu es un imbécile! m'écriai-je en m'arrêtant à ses côtés. Un imbécile, un pleutre et un goujat! Nous laisser sans nouvelles pendant des mois, sans une lettre, sans un mot! Avec ta femme enceinte qui se ronge les sangs et souffre le martyre à cause de ton silence! As-tu seulement une seule idée du nombre de nuits qu'elle a passées à sa fenêtre, à surveiller l'allée? Et maintenant, tu fuis comme un voleur! Papa aurait honte de toi s'il te voyait! Et moi aussi, j'ai honte! Il me semble que nous avons été élevés de la même façon, toi et moi!'

À ce moment-là, Maël me jeta un regard abattu, et s'assit lourdement dans l'herbe. Je compris alors qu'il tentait toujours de digérer la nouvelle, et ma colère retomba un peu. Je m'assis à sa suite et le morigénai avec un peu plus de ménagements:

'Puis-je au moins savoir ce qui t'a pris?'

Mon cousin tourna de nouveau son regard perdu vers moi et me demanda d'une voix blanche:

'Est-ce vrai? Est-ce réel? Je vais devenir père?'

La carapace du constant, du froid, de l'indifférent Maël se fissura un instant, et je pus voir toute une foule de sentiments tous plus contradictoires les uns que les autres le malmener.

'Non, vois-tu, nous avons trouvé une carapace de tortue géante des Galapagos dans le grenier et nous avons voulu te jouer un tour, ne pus-je m'empêcher d'ironiser.

-Ce n'est pas le moment, Iris.

-Bien sûr que oui, tu vas devenir père! Tu vas avoir une descendance! N'en es-tu pas heureux?

-J'en suis ravi.

-Et tu le montres très bien, mon cousin! Seulement, je doute que ta femme ait mon talent pour lire sur ton visage.

-Tu ne comprends pas.

-Alors explique-moi!'"

"Maël prit un moment pour reprendre ses esprits, encore sonné par toutes ces émotions, et me déclara:

'Le traité du général Desmichels n'a pas tenu. Les combats ont repris il y a un an. Desmichels a été désavoué. J'ai appris juste après ton départ que les troupes d'Oran avaient été défaites avec violence en juin, et je voulais... je voulais en être sûr. J'avais prévu depuis longtemps un voyage d'affaires dans le Midi, pour visiter des salines; j'ai poussé mon trajet plus loin, et je me suis retrouvé bloqué à Alger par la mauvaise saison. Mais j'y ai trouvé la confirmation des nouvelles qui m'étaient parvenues.'

Il poussa un soupir déchirant, avant de reprendre:

'Je pensais vraiment que ce traité allait fonctionner. J'avais la confiance de l'émir, il l'a signé en écoutant mes conseils, mais qui étais-je pour lui donner mon avis, si même Desmichels a été remis à sa place? Quelle image ont-ils de nous? Tout ce qui a été fait auparavant, tout cela n'a servi à rien. J'ai retourné une femme contre sa famille et son peuple, je l'ai éloignée à tout jamais de ses terres, et elle... elle me donne un enfant.'"

"Tout s'éclairait enfin, mais pas pour le meilleur. Je pouvais comprendre la réaction de Maël face à l'heureux événement. Enfin, pas si heureux que cela si, comme je le pensais, il avait déjà pris en compte la possible mort de la mère et de l'enfant avant, pendant ou après l'accouchement, ce qui devait ajouter à sa très lourde impression de culpabilité. Oui, je pouvais essayer de le comprendre sur tout cela, et davantage encore, quand aujourd'hui je prends du recul: il y avait aussi cette désagréable impression que Dieu le punissait dès qu'il semblait s'écarter du droit chemin, mais que ce dernier fût loin d'avoir été tracé clairement par ce vieillard planificateur auquel tout le monde se fie. Tout ce qu'il croyait faire de bien devenait vain, et les choix qui s'étaient imposés à lui révélaient peu à peu d'importantes failles. Maël avait le droit de se sentir perdu, déboussolé, totalement égaré dans sa vie. Mais il fallait qu'il prenne rapidement une décision, et il le savait. Il était seul à la barre, à présent. Il se retrouvait avec la responsabilité d'une vie humaine en plus."

"Après un bref instant de silence - oui, je me tus pendant quinze bonnes minutes pour le laisser réfléchir - il se releva, recomposa son expression sérieuse et déterminée, et déclara:

'J'ai beaucoup de travail devant moi.'

Je l'imitai et le rejoignis. Alors que j'attrapais la bride de ma monture, la remarque m'échappa:

'Il faut le dire à Amal.

-Hors de question.

-Elle comprendrait ton absence! Cela la rassurerait!

-Cela la rassurerait de savoir que son cousin et le pays dans lequel elle vit à présent ont repris les combats avec plus d'ardeur que quand elle est partie? Non, je ne lui dirai rien, et toi non plus, Iris. Cela lui briserait le cœur.'

Je n'insistai pas; la situation, bien que problématique, venait encore une fois de faire resurgir l'estime que Maël portait à son épouse, et cela me plaisait."

"Dès que nous fûmes revenus, mon cousin alla immédiatement présenter ses excuses à Amal pour son comportement des plus inappropriés. J'attendais hors de la chambre, l'oreille collée contre la porte, mais n'entendais que le ton posé de mon cousin et celui indulgent d'Amal. Je m'écartai d'ailleurs juste à temps pour laisser Maël sortir, son habituelle expression parfaitement neutre au visage.

'Alors? lui demandai-je.

-Alors quoi?

-Vous êtes-vous réconciliés?

-Je le suppose, oui.

-Tu le supposes!'

Il leva les yeux au ciel devant mon ton effaré, las de je ne sais quoi, alors que je tentais juste de relever le ridicule de la situation. Je m'approchai un peu plus de lui.

'Elle t'a attendu pendant des mois, au bord du désespoir, et toi tu supposes? Seigneur, tu n'es pas le plus romantique des maris. J'avais encore foi en ton engagement il y a quelques secondes, figure-toi!

-Là est le problème.'

Je perdis ma morgue et haussai un sourcil incompréhensif.

'Quel problème, mon cousin?

-Nous ne sommes pas dans un conte de fées, Iris. Madame de Péradec n'est pas une princesse pour laquelle j'ai accouru sur mon cheval blanc, et moi un prince charmant qui ai succombé à sa beauté au premier regard. Elle et moi nous sommes juste entendus sur certains points pour rendre nos vies mutuelles moins compliquées. Tu as vingt-deux ans; il serait peut-être temps de te sortir ces histoires à dormir debout de la tête. Cela t'évitera bien des désillusions.'

Sur ces sages et sèches paroles, il me laissa seule, écrasée par l'amertume des révélations qui se manifestaient à mon esprit avec violence. Il avait raison. Ma sœur avait épousé un homme inconsidéré qui lui faisait payer son innocence chaque jour qui passait depuis leur mariage, elle qui avait fait preuve de la même naïveté que moi en croyant au véritable amour. Mon cousin avait été privé d'une vie avec la femme qui suscitait sa passion à cause des convenances, et se retrouvait à supporter un mariage sans sentiments, en faisant au mieux avec son épouse qui, elle, n'avait même pas eu le choix de son partenaire. Tous deux avaient cru au véritable amour, tous deux en avaient été bien punis. L'avertissement de Maël pouvait être brutal; en vérité, il faisait preuve de prévenance en voulant m'éviter une situation d'autant plus cruelle."

"Si Maël avait pris du temps avant de découvrir la naissance prochaine de son enfant, toutes ses actions servaient à rattraper ce retard. Le jour suivant son arrivée, il se rendit à l'église paroissiale pour prévenir le prêtre, juste après avoir écrit à mes parents, à l'abbé Parvins, à Messieurs Ansond, Fabrès et Mougel, et enfin à son père - le mien consentit à lui donner son adresse. J'ignorais la raison qui le poussait à encore chercher son attention. Toujours est-il qu'il ne reçut jamais de retour."

"Mon père répondit cependant au besoin de renseignements de mon cousin, dont l'appréhension grandissait à mesure que la date de délivrance approchait. Enfin, répondre... mon père le faisait selon l'étendue de sa propre expérience.

'Ne cherche pas à trop t'investir lors des premières années, lui avait-il ainsi conseillé. Ce serait de l'énergie perdue en vain qui aurait pu servir pour pourvoir à ses futures aspirations. Les femmes ont cette capacité de comprendre leurs enfants bien avant qu'ils ne sachent parler. Nous ne possédons aucunement ce don. Et c'est aussi bien; cela nous évite de nous attacher démesurément à eux alors qu'ils vivent leur période de plus grande fragilité.'

Sois heureux s'il naît, mais n'espère pas trop qu'il vive. Laisse aux femmes le soin d'écouter son joyeux gazouillis, car tu n'es pas capable de connaître ses besoins avant qu'il ne les exprime précisément dans une langue que tu parles. Admire-le de loin, mais avec retenue. Ne te fais pas trop d'illusions. Tu seras son père. Les pères incarnent l'autorité et la stabilité. Tu seras la fondation de sa vie, le roc auquel il pourra toujours se raccrocher. Laisse la tendresse et le sentimentalisme à sa mère, car s'il venait à disparaître, ce sera à toi de la réconforter, et il faudra toujours que tu subviennes à leurs besoins. Tel était l'avis de Monsieur de Douarnez, qui avait perdu deux fils avant ma sœur et moi, et qui ne s'en était pas si mal sorti."

"Quand arriva le grand jour, la chambre d'enfant avait été entièrement aménagée, la nourrice choisie avec soin, et la sage-femme possédait en entrant dans la chambre une autorisation du prêtre pour procéder à l'ondoiement(1). Quant à nous, nous attendions patiemment dans le couloir que cette dernière sorte pour appeler mon cousin. Ma mère et ma sœur apportaient leur aide à l'intérieur de la chambre - oui, mon beau-frère avait accepté de la laisser venir. Mais moi, je ne me sentais pas capable du moindre secours, au milieu des domestiques remplaçant les linges souillés, à encourager ma belle-sœur surmontant l'épreuve surhumaine qu'étaient les couches, dans la souffrance et la peur de perdre son enfant ou de se perdre elle-même. Non; je restais derrière la porte et observais des bribes de l'événement et tenant compagnie à mon cousin, dont l'inquiétude qu'il essayait à tout prix de maîtriser l'avait tout de même poussé à faire installer un banc dans le couloir au lieu d'attendre patiemment dans le salon, et à mon père qui, assis et les bras croisés, arborait son expression indulgente de pater familias à l'expérience inégalable. Il était minuit passée; l'accoucheuse nous avait enfermés dehors une heure plus tôt, mais les douleurs d'Amal avaient commencé depuis le début d'après-midi. Toute cette histoire me faisait d'autant plus redouter le moment où je devrais me résigner à la procréation."

"Mariette accomplissait nombre d'allers-retours, les bras chargés de linges sanguinolents, et je pouvais deviner l'expression de tension et de souffrance sur le visage de ma belle-cousine. Moi même, je grimaçai."

"Maël arrêta soudain ses va-et-vients nerveux.

'Que se passe-t-il? s'enquit-il précipitamment.

-Non, rien, rétorquai-je.

-Iris, cesse donc de faire la moue et viens t'asseoir. Tu ne fais qu'accentuer l'inquiétude de ton cousin, me tança mon père.

-Mais Iris a sûrement... tenta Maël.

-Iris n'a rien vu du tout qui ne soit pas parfaitement habituel. S'il survient un problème, la sage femme ira te chercher.'

Maël s'assit à contre-cœur avec nous, mais n'eut pas le temps de relâcher sa tension; un cri déchirant retentit de l'autre côté de la porte. Mon cousin releva sa tête d'un coup, et mon père lui sourit. Après quelques instants, ce fut ma mère qui sortit, l'air profondément heureux, et qui nous annonça:

'Maël, tu as un fils.'"

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(1) l'ondoiement chez les catholiques est un baptême, mais sans cérémonie ni prêtre. En fait, comme les enfants avaient une grande chance de mourir dans les moments qui suivaient la naissance (s'ils n'étaient pas déjà morts avant), il était très commun que le prêtre délègue pour le temps de l'accouchement son autorité à la sage-femme pour que celle-ci baptise le bébé sur le coup. Ensuite, s'il survivait, on le baptisait correctement à l'église. Chez les catholiques, on ne peut pas aller au Paradis tant qu'on n'est pas baptisé. Chez les chrétiens en général, d'ailleurs, catholiques, orthodoxes, protestants... Les seuls que je connaisse qui ne pratiquent pas le baptême infantile sont les protestants anabaptistes, qui considèrent que tant qu'on n'est pas pleinement conscient de son appartenance à Dieu (donc adulte), on ne doit pas se faire baptiser.

Edit: Je rectifie juste une chose, que j'ai apprise récemment pendant mon cours d'histoire des religions: chez les calvinistes, une des branches majeures du protestantisme, seul le pasteur peut procéder au baptême, et seulement pendant le culte (plus ou moins la messe, sauf qu'on a seulement un sermon d'une heure trente sur un morceau de la Bible). L'acte se veut en opposition au catholicisme, où n'importe quel catholique doit être en mesure de baptiser l'enfant en cas d'urgence. Chez les calvinistes, on part du principe que si un enfant meurt à la naissance, il va directement au Paradis parce qu'il est sauvé par la foi de ses parents.

Allons-y pour la petite histoire!

Jusqu'à la fin du XIXème siècle, l'accouchement peut très vite tourner en veillée funèbre. Non seulement on n'a pas les moyens du XXIème siècle, mais on n'a pas les savoirs non plus. D'après ce que j'ai trouvé, entre 1790 et 1829, le taux de mortalité des enfants à la naissance est de 25%, et celui des mère est de 1%, contre respectivement 0,35% et 0,01% aujourd'hui (Insee). Impressionnant, n'est-ce pas? Je donne les chiffres français, bien sûr.

Fait surprenant, jusqu'au milieu du XIXème siècle, une femme aisée avait plus de chances de décéder qu'une femme de classe modeste. La raison? Le recours aux médecins! Et oui; malgré des avancées significatives, on en était encore au stade où on pouvait vous faire une saignée en cas de grippe! Et pire que tout: les sages femmes et les médecins ne se lavaient pas les mains avant de visiter la future mère! Dans les années 1850, le Docteur Semmelweis a remarqué qu'à l'hôpital de Vienne, le service de maternité géré par les religieuses comptabilisait beaucoup moins de morts que celui géré par de vrais médecins. Parmi les observations qu'il a pu faire, une ressort magnifiquement: les médecins passaient des autopsies (dissections de cadavres) aux accouchements sans se laver les mains. Autant dire qu'il fallait un super système immunitaire pour survivre, hein. Bon, là pour les coup, c'étaient les femmes les plus pauvres qui accouchaient à l'hôpital. Mais ça montre que se laver les mains, ça peut être vital X)

Voilà voilà

Je suis navrée de mon manque de constance pour la publication des chapitres. J'en ai fait un plus long exprès. J'ai énormément de boulot avec ma sœur qui rentre à l'université et mes propres aménagements de fac dus au Covid. Et je pense que je publierai à un rythme très irrégulier encore longtemps...

Passez une bonne journée/soirée!

Bonsoir/bonjour à tous!

Je me permets

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