Chapitre 15
"Tout s'éclairait soudain. Le fait qu'elle ne voulût pas me voir au matin, ses cernes marquées, son départ précipité lors de la dispute... même sa silhouette semblait s'épaissir sous mes yeux! Cependant, une incertitude me taraudait.
'Mais comment... enfin, quand je suis partie, vous ne pouviez même pas dîner à la même table!'
Amal pouffa devant mon air effaré, mais reprit bien vite son sérieux.
'Peu de temps après votre départ, Monsieur de Péradec m'a informé de la préparation imminente d'un voyage qu'il devait faire le plus tôt possible. Quand je lui ai demandé de l'accompagner, il a refusé en me disant qu'il s'agissait d'affaires commerciales qu'il devait établir seul.'
Cela m'interpela. Maël n'aurait pas pris de décision importante sur ses finances sans demander conseil à mon père. Mais je n'eus pas le temps d'y penser davantage; Amal déglutit et continua son récit:
'Je... j'ignore ce qui m'a pris. L'idée que mon mari partait peut-être pour demander une annulation de notre mariage m'a traversée. Il partait dans le sud pour des affaires auxquelles il ne voulait pas que j'assiste... Alors je...
-Vous?
-La nuit avant son départ, je suis entrée dans sa chambre, et je lui ai annoncé s'il ne remplissait pas son devoir, je partirais avec lui.'
Il ne fallait pas s'y tromper; Amal n'était pas Lorelei. Elle pouvait avoir du caractère, quand elle le voulait. Un sourire amusé s'installa bien malgré moi sur mes lèvres. J'articulai, incrédule:
'Et il a accepté?'
Après avoir eu confirmation d'un hochement de tête, je m'exclamai:
'Vous êtes tout de même incroyable! Faire céder Maël, mais quel miracle!
-Je ne pensais pas que je tomberais enceinte aussi vite.'"
"En effet, c'en était désopilant. Lorelei était mariée depuis deux ans aussi, et avait dû sûrement partager le lit avec son mari plusieurs fois, mais rien n'arrivait. Mais ce n'était pas ce qui dérangeait Amal.
'Cela fait plus de deux mois que Monsieur de Péradec est parti, et il n'a donné aucune nouvelle, aucun signe de vie. Il n'a répondu à aucune de mes lettres.
-Vous lui avez écrit?
-Il m'a conseillé de les envoyer chez votre parrain. Mais si jamais... je ne peux pas y penser.
-Alors n'y pensez plus et rentrons; vous allez attraper froid.'
Je voyais où elle voulait en venir. Mais Maël n'était pas du genre à disparaître d'un claquement de doigt. S'il avait préféré passer outre son impression de ne pas être assez bien pour Amal plutôt que de la laisser l'accompagner, je craignais qu'il se s'agît d'un sujet autrement plus grave que ses affaires qui l'ait attiré dans le sud. Mais pour l'instant, je ne pouvais que spéculer."
"Nous parlâmes à l'intérieur de la raison de son acte désespéré, et je pus lui expliquer que les prêtres n'étaient pas les meilleurs conseillers en matière de relations conjugales. En vérité, je ne possédais pas davantage d'expérience que l'abbé Parvins. Mais je ne le lui dis pas. Elle devait s'en douter. L'atout que je possédais cependant était de taille; j'en savais d'autant plus sur Maël que j'avais passé treize ans de ma vie à le côtoyer."
"Je la pressai tout de même d'annoncer la nouvelle à mes parents avant de repartir à Guérande, car je refusai de la laisser seule et sans secours en attendant l'accouchement. Elle se décida à la fin de son séjour, et leur en fit part au cours d'un petit-déjeuner. Ma mère était aux anges, mon père hocha la tête d'un air satisfait, ma sœur lui offrit un grand sourire réjoui, et mon beau-frère s'enfonça dans un mutisme empli de frustration et d'impatience, et ne nous adressa plus un seul mot de la journée."
"Mes parents acceptèrent bien sûr de me laisser partir avec elle. Nous repartîmes à Guérande à la mi-janvier, quand les routes furent de nouveau praticables, et y attendîmes le printemps. Je mis à profit ce temps de latence pour écrire plusieurs lettres à Maël et les envoyer chez mon parrain. Sa femme ne trouvait dans une situation préoccupante, elle avait besoin de sa présence au plus vite. Aucune réponse ne nous parvint."
"Le ventre d'Amal semblait grossir au même rythme que son angoisse et son désespoir. Son doux sourire s'effaçait dès qu'elle se pensait à l'abri des regards, et de longs soupirs mélancoliques accompagnaient ses soirées. J'essayais tant bien que mal d'améliorer son humeur, mais l'inquiétude me gagnait quelques fois aussi. La dernière fois que Maël n'avait pas répondu à mes lettres, il avait été fait prisonnier. J'avais de fortes raisons de penser qu'il lui était arrivé quelque chose. Mais dans ce cas, pourquoi avait-il gardé secret son voyage?"
"Je n'étais pas la seule à me sentir concernée par la santé de ma belle-cousine. Mariette ne creusait la tête pour apaiser son esprit, et vint un jour me voir en se tordant les mains.
'Ah, Mademoiselle, m'annonça-t-elle après que je l'eus encouragée à parler, c'est que tous ces problèmes, c'n'est point bon pour Madame. Et que si elle continue à se ronger les sangs, j'ai bien peur que l'poulochon(1) ne naisse difforme.'
Habituellement, je n'aimais pas les croyances populaires(2). Mais celle-ci faisait sens. Ce qui était mauvais pour la mère devenait forcément mauvais pour l'enfant et, à défaut de le rendre difforme, l'anxiété d'Amal lui causerait sûrement du tort. Je redoublai donc d'efforts. Car à ce mal-être s'ajoutaient bien sûr tous les tracas de la grossesse, tels que les vertiges, les insomnies, les douleurs diverses et variées qui avaient conduit le médecin à lui conseiller de garder la chambre. Une voisine était tout de même venue aux nouvelles, une certaine Madame d'Ermenant, toute jeune femme de Monsieur d'Ermenant, issu d'une famille de propriétaires terriens, avec qui ma belle-cousine avait eu le temps d'échanger quelques mots pendant mon absence et qui avait l'air de beaucoup l'apprécier. Hormis ces visites rafraîchissantes - je dois avouer que Madame d'Ermenant était de fort bonne compagnie -, nous recevions celles, beaucoup moins plaisantes, de mes parents, où ma mère passait son temps à déclarer que ce serait un garçon, car elle le portait haut, et où mon père ne savait plus où se mettre au milieu de toutes ces femmes et se retrouvait à faire le chemin jusqu'aux marais pour bavarder avec les paludiers qui, en attendant l'été et la récolte de sel, s'occupaient des travaux d'entretien."
"De ma sœur, je n'avais aucune nouvelle. Elle était partie après nous, et nous étions saluées sans grandes effusions. Je lui avais écrit aussi pendant la convalescence d'Amal mais, là encore, on ne m'avait renvoyé aucune réponse. Mais je ne pouvais laisser mon amie, et mes parents n'iraient sûrement pas se mêler de ses affaires. Trop de problèmes s'amassaient au-dessus de ma tête. Les ennuis des autres devenaient les miens, puisque je n'en avais aucun."
"Les beaux jours revinrent, avril avec eux, et Maël ne s'était toujours pas manifesté. Je commençais à perdre espoir, alors que je tentais auparavant de maintenir celui de mon amie. Pourtant, malgré tous ces tourments, Amal faisait toujours bonne figure. Elle opinait silencieusement quand j'essayais davantage de me convaincre moi-même du retour de mon cousin, et accueillait les visiteurs avec un sourire de moins en moins lumineux. Nos après-midis se chargeaient de silence, et j'avais même retrouvé goût à la broderie pour ne pas être obligée de faire la conversation."
"Nous nous trouvions dans le petit salon, on ne peut plus concentrées sur nos mouchoirs brodés, quand j'aperçus du coin de l'oeil un mouvement au loin. Je m'étais comme à mon habitude accoudée à la fenêtre - par excès d'optimisme - et cette même fenêtre donnait sur la cour. Je regardai mieux, et sentis mon cœur s'envoler; un cheval arrivait au galop sur l'allée principale."
"Je le levai en vitesse, faisant bondir de surprise Amal, qui lâcha son ouvrage.
'Que se passe-t-il, Iris? me demanda-t-elle en alerte.
-Il est revenu', l'informai-je simplement.
Je la vis se renfoncer dans son fauteuil, pensive et loin d'exprimer la délivrance à laquelle je m'attendais.
'Vous devez être soulagée, insistai-je en revenant fixer Maël, qui venait de jeter les rênes de son cheval au garçon d'écurie.
-Je le suis. Il ne lui est rien arrivé.'
Les bruits d'un pas accéléré s'intensifièrent dans le couloir, et la porte du salon s'ouvrit à la volée. Maël se tenait devant nous, haletant, couvert de poussière et en panique. Il me dévisagea un instant, perdu, puis son expression se recomposa.
'Bonjour, mon cousin', tentai-je.
Maël ne s'embarrassa pas de politesse et s'enquit tout de go:
'Où est ma femme?'
Chose ironique; Amal était trop petite pour dépasser du dossier de son fauteuil qui, tourné contre la porte, donnait l'impression d'être vide. Elle se décida à montrer sa tête.
'Je suis ici, Monsieur.'
Mon cousin examina l'expression de sa femme, et la sienne devint soudain sévère.
'J'ignore ce que veut dire pour toi une situation préoccupante, Iris, mais je vois-là que mon épouse ne semble pas souffrante. Si c'est une mauvaise farce, vous l'avez réussie, mais ce n'est en aucun cas le moment...
-Elle ne vous ment pas, me défendit Amal.
-Seriez-vous malade, Madame? Iris était tout à fait en capacité de faire appeler le médecin.
-Je ne suis pas malade.
-Alors, que...'
Les mots qu'il allait prononcer s'envolèrent dans la pièce; Amal s'était levée et lui faisait face avec tout le sérieux du monde."
"En prenant du recul, je vous dirais que la scène avait tout d'épique: leurs positions l'expression déterminée de ma belle-cousine et celle ahurie de son mari... même le soleil semblait s'en mêler, en projetant ses rayons dans la pièce. Mais à ce moment-là, j'en venais à penser que cette journée n'était qu'une série d'épisodes tout aussi incongrus les uns que les autres, qui défilaient à une vitesse folle. L'événement qui s'ensuivit, je ne l'avais pas non plus prévu. Car après être resté pétrifié de stupeur face à un ventre rond et à une heureuse nouvelle, Maël ne trouva rien de mieux à faire que de fuir comme un voleur, nous laissant dans le désarroi le plus complet."
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(1) terme gallo affectueux pour désigner un bébé ou un enfant en bas-âge. Je prends ce que je j'arrive à trouver dans mes recherches, donc je ne sais pas si c'est plutôt un mot que l'on dirait à Rennes ou à Nantes
(2) la grossesse encore à cette époque est entourée de croyances. On perd souvent les bébés, en même temps, et parfois la mère (beaucoup moins au XIXeme siècle quand même, mais ça reste assez fréquent comparé à nous --> 4 à 15% de chances de mourir pour une femme ayant en moyenne entre trois et cinq enfants) donc on essaye de s'inventer un rituel pour se rassurer. Parmi ces croyances figure celle qui stipule que tout ce que la mère pourrait vivre de négatif se répercute sur l'enfant. Au risque qu'il naisse difforme, ou déjà mort, hein. Donc même chez les classes populaires on se débrouille pour ne pas qu'elle soit malmenée. Par exemple, George Sand écrit dans une de ses lettres que son jardinier lui avait demandé de leur trouver, à sa femme enceinte et à lui, un autre logement hors de la maison principale. Quand elle l'a interrogé sur la raison, il lui a répondu: "C'est que Madame a une tête si laide que ma femme en est malade de peur.". Il parlait du crâne que l'auteure avait posé sur sa table en décoration, pas de son employeuse X). Mais il avait peur que son enfant soit impacté par la vision de la tête de mort. Il y a tout un article super intéressant sur le vécu de la grossesse par Emmanuelle Berthiaud gratuit sur Open Editions. Je vous mettrai le lien (j'essayerai) dans le prochain chapitre si ça vous intéresse.
Voilà! J'ai publié avec beaucoup de retard. Vous commencez à en avoir l'habitude, je pense. Je vous remercie sincèrement de votre patience X).
Bonne continuation et prenez soin de vous!
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