Chapitre 14

"D'octobre à décembre, je ne reçus absolument aucune nouvelle d'eux, hormis quelques lettres d'Amal m'assurant que tout allait bien et qu'aucun trouble au sein de leur maisonnée ne méritait que je m'inquiétasse. Pendant ce temps, mon père avait décidé que, finalement, je pouvais aussi être intéressante. Il reprit mon apprentissage."

"Au départ, je fis comme si de rien n'était. Après tout, mon avenir dépendait totalement de lui, mon géniteur, mon professeur, le chef de la famille à laquelle j'appartenais. Qu'il voulusse bien me traiter comme son fils était un honneur. Mais je déchantai vite en constatant que les cours ne me détournaient aucunement de mes pensées. Je soufflai de dépit pour la énième fois devant les comptes et les rapports. Mon père avait décidé cet après-midi-là que l'heure était à l'administration. Parfois, je me croyais dans un scriptorium, avec une tonsure, en train de recopier des manuscrits.

'Si tu commences à perdre patience devant ce petit inconvénient, je puis t'assurer que tu n'es pas encore prête à reprendre ce domaine, déclara mon tortionnaire sans lever les yeux vers moi.

-Je ne m'ennuie pas! protestai-je. Enfin, si, je m'ennuie. Mais la paperasse n'a jamais été passionnante. C'est que bien d'autres choses me préoccupent.

-D'autres choses de préoccupent davantage que la subsistance de ta famille, de ton nom et de ton rang?'

Je m'apprêtais à répliquer, acculée, quand je vis ses yeux se plisser de malice. Mais il reprit son sérieux.

'Quand je ne serai plus là, ces choses te paraîtront dérisoires à côté de l'ampleur de la tâche qui t'attend.

-Je comprends, Papa.

-Mais tu es jeune, et je suis encore sur pieds pour longtemps. Si je peux t'aider à te concentrer, fais-moi part de ce qui te chagrine.'"

"Je lui adressai un regard méfiant. Il haussa les épaules. Il n'était pas dans ses habitudes de me laisser m'épancher.

'Je suis inquiète pour Maël et son épouse.

-Pourquoi donc?

-N'avez-vous pas remarqué le comportement de Maël?'

Il soupira et referma ses livres.

'Iris, quand je t'ai autorisé à partir avec tes cousins cet été, je m'attendais plutôt à ce que tu aides Madame de Péradec à s'installer confortablement dans son nouveau foyer. Pas à ce que tu fasses la leçon à Maël sur la manière dont il traite sa femme.

-Mais...

-Tu n'as pas à me répondre. Leur mariage ne concerne qu'eux-mêmes.

-C'est ce qu'il m'a fait comprendre, oui.

-Il a eu raison.

-Oui, il a raison de laisser sa femme toute seule toute la journée, de la traiter comme une inconnue et de lui adresser la parole une fois par semaine!

-S'est-il montré violent?

-Non...

-A-t-il eu des paroles malheureuses?

-Non, mais...

-Alors laisse-le un peu. Ils peuvent se traiter comme deux inconnus, puisqu'ils en sont. Je te ferai remarquer que si ton cousin se montrait si peu au manoir, c'est qu'il se trouvait dans les marais ou sur les échafaudages toute la journée pour donner à son épouse un foyer acceptable. Où aurais-tu voulu qu'il soit? Dans votre boudoir, à boire le thé? Quel mari aurait-il alors fait, selon toi?'

Je le fixai longuement, outrée, et ne trouvant pas de réponse.

'Monsieur et Madame de Péradec ont déjà assez de problèmes à régler quant à leur installation, poursuivit mon père devant mon silence. Ils n'ont pas besoin d'une jeune fille célibataire qui leur donne des conseils sur leur vie conjugale. Si tu veux t'occuper de mariage, je suis sûr que nous pourrons te trouver des prétendants à Nantes qui ne prendront pas ombrage de ton mauvais caractère.

-Vous êtes injuste, quelques fois, Papa.

-Fais la moue autant que tu veux; mon avertissement tiendra aussi longtemps que tu chercheras à te mêler de leurs affaires.

-Je n'obtiens un peu de vérité qu'à l'instant où je commence à me mêler des affaires des autres.'"

"Il n'aimait pas mon insolence. Combien de fois me l'avait-il dit? Pourtant, il ignora ma remarque et se replongea dans ses comptes.

'Par exemple, insistai-je, j'ai appris que ma famille participait au commerce des esclaves.'

Je réussis alors à retrouver son attention.

'Où as-tu appris cela? me demanda-t-il d'un ton égal.

-Figurez-vous qu'il s'agit de d'Arcourt. Même lui le savait, alors que vos filles n'étaient au courant de rien.

-Je ne vois pas ce que cette information vous aurait apporté.

-Maman le sait-elle?

-Évidemment.'

Je me levai d'un bond, hors de moi.

'Vous avez vendu des êtres humains, et Maman et vous n'avez pas cru bon de nous en avertir? Mais qu'êtes-vous?'

Mon père fronça les sourcils, confus.

'Je n'ai jamais investi dans ce marché, Iris.

-Vous venez de me confirmer que...

-Mon père l'a fait, et son père avant lui avant lui. Il avait épousé la fille d'un armateur de Nantes. Pas moi. Quand j'ai hérité de ces parts, l'esclavage avait été aboli. En dix-sept cent quatre-vingt quatorze, si je ne fais pas d'erreur. Je me souviens que ce décret n'a pas vraiment joué de rôle dans la ruine de notre famille. Nous avions déjà bien assez de problèmes avec les Républicains.

-On vous a confisqué ce revenu, réalisai-je alors.

-Comme on m'a confisqué mes terres. Cependant, je ne me suis pas battu pour l'obtenir à nouveau. Dans tous les cas, Louis XVIII a rendu la vente d'esclaves illégale.

-Et vous n'avez pas repris l'activité sous l'Empire.

-Je n'en voyais pas l'intérêt.

-Pourquoi?'

Je jouais à l'avocat du diable. Mais je voulais être sûre de l'estime que je portais à mon père. Il m'avait tout de même caché ce fait de grande importance!

'J'ai reconstruit le domaine de notre famille, j'ai élargi mon champs d'activité, et notre patrimoine, je me suis marié deux fois et j'ai eu quatre enfants, dont deux à élever. Et, à ce que je sache, mon âme ne s'en est portée que mieux.

-Donc, vous ne m'en avez pas parlé car la traite négrière(1) ne nous concerne plus.

-Si elle avait concerné l'un de nos revenus, je t'en aurais informé, comme je t'ai informé de tout ce qui concernait le domaine et notre commerce aux Amériques. Et je me doute bien que si je ne l'avais pas abandonnée, tu l'aurais toi-même fait.

-Certainement, oui! Comment peut-on se considérer comme humain après avoir traité son semblable comme son animal? Quelle honte ce serait pour moi!'

Mon père lâcha un rire amusé devant mon insurrection.

'Je pense en tout cas que la qualité morale de notre famille sera bien gardée. Si tu as fini avec tes questions, reprenons donc notre œuvre.'"

"Le mois de décembre arriva enfin, après de longues semaines d'un atroce ennui, et je pus enfin revoir ma sœur et ma belle-cousine, qui arrivèrent au manoir la veille de Noël. J'en étais heureuse; enfin je recevais une compagnie de mon âge, et ma mère, quoiqu'à présent moins concernée par mon sort, pouvait s'occuper de celui de Lorelei."

"Mais la première chose que je remarquai - que nous remarquâmes tous, d'ailleurs - fut qu'Amal sortait de la voiture sans son mari.

'Où est Maël?' lui demanda mon père après les salutations.

Amal secoua la tête, gênée.

'Je pensais qu'il vous aurait écrit, déclara-t-elle. Il est parti dans le sud trois semaines après le départ d'Iris, et ne m'a plus jointe depuis.

-Et bien, nous n'étions au courant de rien', insista-t-il.

Il semblait, pour la première fois depuis son retour, déçu par son neveu. Mais ma mère n'allait pas laisser nos fêtes de fin d'année tourner au vinaigre.

'Maël a dû être retardé, et n'a pas pu nous prévenir. Quoiqu'il en soit, nous passerons un bon moment. Entrons donc nous réchauffer.'

Je pris Amal par le bras et jetai un coup d'oeil derrière moi. D'Arcourt non plus n'avait pas l'air pas très amène, et Lorelei faisait une tête épouvantable. J'aurais peut-être dû y être habituée, mais je songeai encore une fois avec désappointement que cette journée ne resterait pas dans les mémoires comme un heureux moment."

"Je voyais bien que ma sœur comme mon amie n'allaient pas bien. D'Arcourt se trouvant toujours entre ma sœur et moi, je rejoignis Amal au sortir de la messe de minuit.

'Très beau sermon, ne trouvez-vous pas?'

J'obtins un sourire en guise de réponse, mais ne me laissai pas abattre. Je savais que ma belle-cousine ne pratiquait pas plus en dehors de l'église le dimanche, et je me doutais qu'elle priait encore cinq fois par jour(2). Cependant, ce n'était sûrement pas l'abbé Parvins qui lui inspirait cet air si triste.

'Dites-moi ce qui vous chagrine.'

Amal se tourna alors vers moi et me confia sincèrement:

'J'aurais aimé que Monsieur de Péradec fût là pour un tel événement.'

Ces mots, pourtant légitimes, me déstabilisèrent. Je n'arrivai pas à lui tirer une parole de plus de toute la soirée; elle se contentait d'écouter mes parents et d'acquiescer en silence. Cela ne me plaisait point. Pas plus que Lorelei qui essuyait les regards torves de son mari en baissant la tête."

"Le lendemain, je fus donc prête avant tout le monde. Enfin, presque. D'Arcourt était encore parti Dieu sait où, en balade sûrement, et mon père se trouvait dans les caves depuis l'aube. Je frappai à la porte de la chambre d'Amal, pour l'entretenir quelques instants, mais ce fut Mariette qui m'ouvrit, l'air quelque peu dépassé.

'Bonjour, Madame, me salua-t-elle précipitamment.

-Madame de Péradec est-elle ici?

-Oui, Madame, mais c'est que...'

Elle jeta quelques coups d'oeil inquiets derrière elle et me répondit avec confusion:

'C'est qu'elle est pas encore prête du tout.

-Et bien en quoi puis-je vous aider pour que Madame de Péradec soit enfin prête?

-C'est qu'Madame a insisté pour que personne la dérange.

-Iris, raisonna la voix de mon amie depuis le fond de la pièce. Je serai à vous dans quelques instants. Pourriez-vous me laisser me préparer? Je vous en prie.'

Son ton suppliant contrastait trop avec sa volonté de me rejeter. L'inquiétude me gagna, mais je la laissai tout de même tranquille. Ce devait être un problème assez grave pour qu'elle n'osât recourir au secours de personne. Je l'attendis dans le couloir une heure durant, puis m'impatientai, et rejoignis finalement ma famille dans la grande salle à manger. Amal apparut en bout de table dès que je fus assise. À quoi jouait-elle?"

"Elle s'installa à son tour alors que je la scrutais, avide de réponses, et le déjeuner peut commencer."

"Au départ, nous abordâmes les banalités; toutes les dames se languissaient de Lorelei - il fallait bien que l'on m'abaissât le peu de fois où ma sœur nous rendait visite. Amal s'attarda sur la description de sa maison pour ne pas avoir à décrire sa vie conjugale, et je fis l'éloge de la première partie de l'essai De la démocratie en Amérique(3), de Tocqueville, sans que personne à cette table s'y intéressât. Mais quand ce fut au tour de ma sœur de donner des nouvelles, l'ambiance changea. Car ma mère eut la bonne idée de s'enquir:

'Et vous? Quand aurons nous la joie d'accueillir des petits-enfants?'

Un froid s'installa. Ma sœur rentra sa tête dans ses épaules et mon père parut très intéressé par son journal, tandis que d'Arcourt jetait un regard haineux à sa femme.

'C'est aussi ce que je me demande, déclara-t-il sèchement. Madame d'Arcourt n'est visiblement pas plus intéressée que cela par son futur rôle de mère.

-Et elle en a le droit, non?' répliquai-je soudain.

Tout le monde se retourna sur moi, choqué, mais je maintins mes positions et rivai mes yeux dans ceux de mon beau-frère. D'Arcourt commençait sérieusement à m'agacer.

'Mais, ma chère Iris, siffla ce dernier, si elle ne voulait pas d'enfants, il ne fallait pas qu'elle se marie.

-Si vous ne vouliez pas d'elle, vous n'aviez qu'à ne pas demander sa main.'"

"La tension aurait pu encore monter, si Amal ne s'était pas levée d'un bond avant de se précipiter hors de la pièce, sous nos regards confus. Après un moment de réflexion, je me levai à sa suite en nous excusant."

"Elle s'était assise sur un banc, dans les jardins, la tête enfouie dans ses mains, le teint pâle comme la mort et plongée dans un profond désarroi. Je me laissai tomber à ses côtés.

'Lorelei et son mari sont-ils à ce point mal assortis pour que vous ne puissiez supporter leur vue?' lui demandai-je.

Ma tentative de plaisanterie échoua; Amal n'aimait pas l'ironie.

'Pourquoi ne voulez-vous pas me parler? Qu'ai-je fait qui pour réduire à néant la confiance que vous aviez en moi?'

Amal redressa la tête, en panique, et répliqua:

'Vous ne m'avez rien fait du tout! Rien...'

Ses yeux s'assombrirent de nouveau.

'Je me trouve dans une situation très problématique, Iris. Et j'ignore quoi faire. J'ignore même si je peux vous en parler.

-Vous pouvez tout me dire, Amal. Tout. J'essaierai de vous aider au mieux.'

Son expression reflétait la souffrance qu'elle ressentait, le dilemme qu'elle traversait. Elle prit d'ailleurs quelques instants avant de m'avouer:

'Iris, j'attends un enfant.'"

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(1)C'est un terme très péjoratif, je le sais. Je l'ai mis ici pour exposer l'un des principaux problèmes quand on écrit un roman historique: adapter les mœurs de l'époque afin qu'elles ne choquent pas aujourd'hui.

Vous savez sûrement que ce n'est qu'à partir de la fin du XXème siècle que les principes racistes de notre société ont été vraiment remis en cause. Le XIXème siècle (la fin du XVIIIème aussi) est particulier; avec la fin des théories religieuses, on a essayé de prouver la supériorité de la "race" blanche par la science. Ça marchait aussi pour prouver que les femmes étaient inférieures par nature aux hommes. En l'occurrence, le vocabulaire humiliant servant à désigner les personnes autres que "blanches" était largement utilisé à cette époque. Dans la majorité des romans historiques, vous ne verrez pas ce genre de mots. Dans les miens non plus, la plupart du temps. Mais il ne faut jamais oublier que les mentalités sont bien plus racistes et misogynes qu'aujourd'hui.

(2)L'un des cinq piliers de l'Islam est la prière, qui se fait cinq fois par jours. Comme Amal est sunnite (la majorité des musulmans le sont à part en Iran et un peu en Irak), elle fait ses prières au lever du jour, à la demi-journée, dans l'après-midi, au coucher du soleil et une fois la nuit tombée. Je ne connais pas les horaires précises, et chaque prière a un nom spécial.

(3)De la démocratie en Amérique est un essai d'Alexis de Tocqueville sur le sujet du même nom. Dans le premier tome, celui qu'a lu Iris, il décrit en profondeur le système politique des États-Unis, à savoir la démocratie représentative. Rappelons-nous que la majorité des pays européens en parallèle possèdent un système monarchique (je crois que seule la Suisse vit en démocratie, mais je n'en suis pas sûre). Le livre a rencontré un vif succès dès sa parution. Le second tome sorti en 1840 analyse et prévoit les dérives de ce système démocratique.

Bonjour à tous!

Je suis encore en retard, mais avec un chapitre un peu plus long pour me faire pardonner.

L'état des dates de parution des chapitre peut faire penser à une rapide décadence, et c'est ce que c'est X) Je peux sûrement pour prédire une publication par semaine, mais je ne m'avancerai pas sur un jour précis.

Sur ce, je vous dis à bientôt! Prenez soin de vous!












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