Chapitre 10

"Il mentait. Bien sûr; il mentait. C'était l'erreur de jugement de mon père qui avait conduit sa mère à la mort. Et son mariage... Que dire de son mariage! Les arrangements matrimoniaux n'étaient hélas point une spécialité de Pierre de Douarnez."

"Monsieur Le Goff leva les mains en signe de reddition.

'Très bien! Puisque tout le monde semble avoir perdu la raison aujourd'hui...

-Et pourtant, nous n'avons pas bu de votre vin, avança Monsieur de La Tour d'Istion, provoquant l'hilarité de nos invités."

"Le perdant grommela quelque chose dans sa barbe mais, bon joueur, ne répliqua pas. Nous nous trouvions à un mariage; une dispute supplémentaire aurait été de très mauvais goût, surtout après la bonne ambiance du dîner. Ce fut ce moment d'accalmie que Madame de La Fridière choisit pour se manifester.

'Elle? Hériter d'un tel patrimoine?' éructa-t-elle, abasourdie.

Mon père planta son regard dans le sien, impassible.

'Effectivement, Madame. Iris héritera de moi.'

La matrone souffla de dépit, et prit son neveu par la manche.

'Venez, Gustave, rentrons. Nous ne sommes pas les bienvenus ici.'

Sans que personne n'émît aucune protestation, et sous l'expression bouche bée de son freluquet de parent, elle quitta les réjouissances. Je vis Monsieur et Madame de La Tour d'Istion échanger un haussement de sourcil, puis mon père déclara:

'Iris, tu n'as qu'à te joindre à nous. Tu ennuieras moins ces dames.'

Les autres hommes ne le contredirent pas. À vrai dire, aucun ne me détestait, et tous semblaient habitués aux propositions originales de leur voisin et associé. Ma mère m'autorisa à partir, pensant peut-être qu'une surdose de masculinité aurait raison de mon insolence."

"À vrai dire, ce fut l'intérêt qui me tint pantoise. Je suivis leurs conversation durant toute l'après-midi, sans m'ennuyer une seule seconde. N'allez pas penser que j'étais obsédée par les finances; les discussions ne tournaient pas qu'autour de cela. Ainsi, nous parlâmes de l'encyclique Singulari nos(1), contre l'ouvrage de Félicité de Lammenais, et de comment tous ses amis l'avaient quitté après cela, de la révolte des Canuts à Lyon en avril(2) qui avait enflammé plusieurs autres villes du textile, de la mort de La Fayette en mai, ou encore des avancées faites dans la préservation des grands monuments de notre passé. Mais ils ne s'attardèrent pas sur le fait que les généraux et les ministres passaient en coup de vent, que les Républicains se faisaient réduire au silence de manière plus ou moins légale, ou que de plus en plus de rapports faisaient connaître la misère totale dans laquelle les gens vivaient dans les grandes villes industrielles. Mais je me tins à carreaux. Après tout, ce n'était pas la première fois en France que l'on massacrait des pauvres gens pour faire passer ses idées.

'Tu sais très bien que tu ne pourras rien y changer', me raisonna d'ailleurs Maël après le dîner.

Tous les invités étaient repartis, et je venais de me confier à Maël sur ce sujet, protestant qu'il s'agissait de sujets de société à traiter avec le plus grand sérieux.

'Mais ils ont sûrement un avis sur ces choses! protestai-je. Cela ne te choque pas, toi, que l'on massacre toute une famille parce qu'un tir provenait soit disant d'une maison? Que des gens dorment dans des caves? Que le Pape lui-même intervienne pour condamner les libertés et un prêtre qui dénonce la pauvreté?

-Des gens dormaient même dans des cimetières avant que tu ne naisses. On a massacré des familles entières pour bien moins que cela. Le Pape est un souverain; il se doit d'agir en accord avec les autres souverains. Et d'autres personnes bien plus importantes que toi s'en occupent.

-Toi, peut-être?

-Je ne me mêlerai pas de politique.

-Il faudra te mêler de politique quand tu seras riche et estimé. À moins que tu ne veuilles passer pour un lâche.

-Dis celle qui, même avec toute la fortune du monde, n'aura jamais le droit de vote.'"

"Je venais de me faire abruptement remettre à ma place sans que Maël n'ait eu à lever le ton. Il poursuivit, imperturbable:

'Même Louis-Napoléon Bonaparte a un avis sur le sujet. Et tous tes artistes maudits préférés.

-Bonaparte? Celui en Suisse, avec ses parents et ses frères? Il pourrait devenir influent auprès des Français?

-Qui sait; c'est un Bonaparte.

-Il n'obtiendra jamais une tribune plus élargie que celle de quelques intellectuels.

-Des fois, cela suffit.'

Devant mon air inquiet, il crut bon de rectifier:

'Aucun monarque européen ne voudrait d'un Bonaparte à la tête de la France. Ne t'inquiète pas; nous ne risquerions pas une guerre ouverte seuls contre toute une coalition.'

Je ne lui répondis pas; mon père venait d'entrer dans le jardin d'hiver, où nous nous étions arrêtés pour discuter.

'Enfin, je vous trouve, déclara-t-il avant de nous rejoindre.

-Vous vouliez nous voir, Papa? demandai-je.

-Que s'est-il passé, avec Madame de La Fridière? s'enquit-il de but en blanc.

-Plaît-il?

-Tu sais très bien de quoi je veux parler. Ta mère ne cesse de me répéter que ce n'est rien.

-Ah! Vous voulez sûrement parler du fait qu'elle ait traité Amal de sauvage sans éducation, qu'elle m'ait traitée moi de laideron qui ne trouverait jamais de mari et qu'elle ait fait à nouveau plonger Lorelei dans ses plus profondes angoisses. Lesquelles, d'ailleurs, je l'ignore, puisque personne ne s'est donné la peine de s'en enquérir ce matin, quand elle est apparue aux portes du salon secouée de violents tremblements en prétendant comme Maman l'a fait que ce n'était rien.'

La tirade laissa mon père bouche bée. Même Maël baissa la tête. Puis il se reprit:

'Tu as bien fait. Nous ne la reverrons plus.

-Et vous, vous vous êtes laissé insulté par l'un de vos rivaux au beau milieu du mariage de votre fille. Heureusement, Maël est sorti de son mutisme indifférent pour vous soutenir.'

Cette fois-ci, mon cousin me jeta un regard réprobateur. J'allais toujours trop loin; je ne pouvais m'en empêcher. L'expression de mon père se durcit:

'Il y a certaines choses que tu dois encore comprendre, Iris.

-Je suis désolée.

-Non, pas cela.'"

"Devant mon regard étonné, il poursuivit:

'Le Goff est grossier, certes. Orgueilleux, et parfois insultant. Cependant, quand tu hériteras de mon domaine, il sera ton plus grand soutien hors de cette maison.

-J'ai peur de ne pas comprendre. Il a remis en doute votre intégrité devant tous vos partenaires. Et même Monsieur de La Tour d'Istion...

-D'Istion est mon rival le plus important. Il ne me contredirait jamais dans ma volonté de faire de toi mon héritière; il est convaincu qu'une femme ne fera jamais le poids face à lui. Je le sais. Je le garde dans mon cercle d'amis depuis plus de dix ans pour prévoir tous les coups qu'il risque de me jouer. Mais Le Goff n'est pas capable de ce genre de choses. Il a essayé, mais il possède une personnalité bien trop franche et impulsive. Il a acheté ce domaine car c'était celui sur lequel travaillaient ses grands-parents. Il fait du vin parce que sa terre est faite pour le vin. Sa fortune se trouve dans les biens manufacturés, la vaisselle, notamment. Et il sait que je suis quelqu'un de confiance. Tout le monde le prend pour un nouveau riche qui se ruine à vouloir jouer aux nobles, mais si tu as besoin, il saura t'aider. Il connaît autant de monde que moi.'

Je me tournai vers Maël pour voir ce qu'il en pensait; il le savait, bien sûr.

'Je veux aussi que tu te reposes sur ton cousin, ajouta mon père en constatant notre échange de regards. Vous êtes de la même famille. Vous avez été élevés ensemble. J'ose espérer que vous continuerez à vous soutenir, comme lorsque Maël me cache tes lectures et vos discussions politiques...'

Il l'avait donc découvert!

'Ou qu'Iris s'insurge contre moi comme une Républicaine aux barricades car je t'ai laissé partir, Maël.'

Mon cousin paraissait tout aussi étonné que moi. Gênée, je parvins tout juste à articuler:

'Et Lorelei?'

Mon père pinça ses lèvres et se raidit; quelque chose dans cette histoire le mettait mal à l'aise. Il n'était pas le seul.

'Lorelei ne pourra rien faire dans ce genre de cas, et je doute que d'Arcourt vous sera d'une quelconque aide.

-Mais que peut-on faire pour elle?

-Rien, je suppose. La femme de Maël semble très bien gérer la situation. Je les ai vues dans le petit salon. Amal semble très douée pour réconforter les autres. Tu pourras ajouter cette qualité à la liste des avantages de ce mariage, Maël.'

Maël hocha la tête à contrecœur, pour lui faire plaisir. Après un bref 'bonne nuit", il nous laissa seuls, dans un silence pesant."

"'Tu t'es insurgée comme une Républicaine? m'interrogea soudain Maël.

-Ne rêve pas. J'ai à peine élevé la voix.

-À peine.

-Exactement.

-Tu ne devrais pas te fâcher ainsi avec ton père.

-Toi aussi, tu t'es déjà fâché avec ton père. Je ne te fais pas la morale pour autant.

-Tu sais très bien que nous n'avons pas du tout le même.

-Tu sais très bien que si. Bonne nuit, mon cousin.'

Et je laissai, interdit, sous la verrière sombre."

"Le matin suivant, nous partîmes tous pour Guérande. Enfin, tous; mon père, Maël, Amal et moi. Lorelei et d'Arcourt s'étaient fort mystérieusement éclipsés avant notre départ, et ma mère tenait à rester pour s'occuper des invités. Le parrain de ma sœur retournait en Anjou le matin suivant. Douze heures de voiture nous attendaient, et nous les fîmes. L'air devint de plus en plus salé à mesure que nous nous approchions de la mer, et à six heures du soir, nous arrivâmes enfin devant les remparts impressionnants de la petite ville."

"Nous y passâmes trois jours, le temps pour Maël de se faire présenter toutes les personnes à connaître, de visiter ses marais et trois châteaux. Il acheta d'ailleurs le dernier; une vraie ruine dont le toit fuyait, sauf dans l'aile est, mais qui avait l'avantage de se trouver près de son lieu de travail et de rentrer dans ses frais. Amal avait l'air contente de ce choix elle aussi, mais nullement impressionnée par la taille de l'édifice. Sûrement en avait-elle vu de plus grands, et surtout de moins délabrés. Même mon père insista pour ajouter au bout du prix final afin que mon cousin changeât d'avis; rien n'y fit."

"Quand nous fûmes de retour au château, Lorelei me montra, ravie, le cadeau que son parrain sur lui avait fait avant de nous quitter; une magnifique broche d'argent sertie de perles, aux motifs sophistiqués, qui aurait rendue envieuse n'importe quelle jeune fille coquette.

'Elle est somptueuse, Lorelei! m'extasiai-je. Quel magnifique présent!

-N'est-ce pas?' se donna le droit d'intervenir d'Arcourt.

Je l'ignorai et, tout sourire, tendis le bras à ma sœur pour que nous allions nous promener dans les jardins. J'empestai la sueur et la poussière, j'avais mal aux reins, mais tant pis; je devais à tout prix éclaircir les choses. Je la fis asseoir sous le kiosque et elle me dévisagea, perdue. 

'Ma sœur, tu dois parler, à présent. Je ne supporte plus ce silence, lui dis-je de but en blanc. 

-Iris, de quoi veux-tu donc...

-S'il t'a fait du mal, il faut absolument que tu me le dises! Nos parents ne semblent pas prendre au sérieux ce que tu vis, mais je trouverai une solution. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour...'

Elle m'interrompit en me prenant la main. Son expression sereine m'interloqua. 

'Iris, commença-t-elle, tu es adorable. Mais je vais bien. 

-Tu vas... 

-Je te le promets. 

-Quand je t'ai vue pour la dernière fois, tu étais en pleur dans les bras d'Amal!

-Il s'est passé cinq jours depuis votre départ. J'ai eu le temps d'en parler avec Maman, et avec Auguste.'

Je haussai un sourcil perplexe. 

'Ce qu'il s'est passé n'était que le fruit de notre inexpérience commune, Iris. Il n'a pas voulu me faire de mal. Il ne me ferait jamais de mal. 

-Je ne te crois pas. Tu ne peux pas... 

-Ne me fais-tu pas confiance? 

-Bien sûr que si! 

-Alors crois-moi. Je dis la vérité.'"

Madame de Douarnez s'interrompit un instant, l'air grave. Théophile lui laissa le temps de rassembler ses esprits, et elle poursuivit:

"Je voulais la croire, évidemment. Ma sœur cachait très mal les secrets; je pouvais sentir un mensonge à des lieues. Mais ici, que de l'honnêteté. Et c'était cette honnêteté qui me faisait douter. Elle me parlait avec une telle conviction que je savais qu'elle répétait seulement les excuses de son mari. Peut-être aurais-je dû insister; peut-être aurais-je dû la sermonner pour son manque de discernement. Mais je me tus. Et ma sœur partit avec d'Arcourt deux jours plus tard, et moi qui blâmais mon père pour son inaction, j'expérimentais pour la première fois la culpabilité d'un acte manqué." 

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(1) Singulari nos est une encyclique (lettre envoyée à tous les évêques pour préciser la direction à adopter dans les messes en fonction de la situation du monde) du Pape Gregoire XVI qui condamne le livre Paroles d'un croyant de Félicité de Lammenais, un prêtre qui avait quitté la profession quelques mois auparavant. Lammenais est un catholique convaincu, ce n'est pas le problème. En fait, il croit que la religion est tout à fait compatible avec toutes les libertés, et même que la foi serait bien mieux ancrée et encadrée si l'Église était séparée de l'Etat. Comme quoi les Républicains n'ont rien inventé en 1905! Mais ça ne plaît pas au Pape, qui avait déjà sorti en 1832 l'encyclique Mirari vos, où il condamnait: la liberté de conscience, la liberté d'opinion, la liberté de culte, la liberté d'association et la liberté de la presse. Oui, ça fait beaucoup. Tout cela était considéré comme une perversion qui empêchait l'homme de parvenir au salut, et l'Église de prospérer, bien entendu.

(2) La révolte des Canuts d'avril 1834 éclate trois ans après celle de 1831, suite à une série d'événements. En 1834, l'économie française est dans une situation plutôt bonne. Du coup, les salaires augmentent, mais les patrons se réveillent et veulent les baisser, créant un mouvement de grèves chez les artisans de la soie. Sauf que la grève, c'est interdit à l'époque. Du coup, les meneurs sont arrêtés et traduits en justice, et là ce sont tous les canuts qui sortent dans la rue en colère. C'est pas la même. Mais bon, le ministre de l'intérieur, c'est Adolphe Thiers. Vous savez, celui qui a réprimé la Commune de 1871? Oui oui, il était bien avec le roi, et puis quand la Troisième République a été proclamée, il a retourné sa veste et est devenu Premier Ministre. Après, il faut dire que c'est un as de la répression, puisque la révolte est matée en six jours.

Joyeux déconfinement aux Français! X)
Qu'allez vous faire aujourd'hui, ou quand vous n'aurez plus de restriction?
Moi, je vais continuer à limiter mes déplacements, parce que la contamination repart en Allemagne!

Samedi, la commune nous a donné deux masques chacun, et heureusement, parce qu'aucune pharmacie ni aucun magasin n'a été livré chez nous! Les belles promesses du gouvernement...

Bonne journée à tous!

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