Chapitre 9
Théophile se retrouvait pris. S'il demandait à sa cliente, il se révélerait, et elle ne voudrait sûrement pas le reprendre à son service. Il serait renvoyé manu militari du village, et il aurait échoué. Mais Marthe...
"Pourquoi les corps de Madame et Monsieur de Douarnez manquent-ils?" s'inquiéta-t-il en dernier recours.
Ils se trouvaient sur la route du retour, et Marthe ne semblait pas très encline à la discussion.
"Marthe?
-Vous pouvez toujours courir!
-Ne faites pas cette tête!
-Pourquoi je la ferais meilleure, hein? Vous m'avez fait descendre dans un tombeau! Celui de la famille de Madame! Et sans sa permission!
-Elle ne le saura jamais!
-Imaginez qu'elle le sache!
-Vous le lui diriez?"
La domestique lui jeta un regard horrifié.
"Et puis quoi, encore? Je m'ferais remercier!
-Vous, la plus fidèle et constante des femmes de chambres? Laissez-moi vous dire que j'en doute fort.
-Vous n'en savez rien! Et moi non plus. Peut être que vous êtes un pilleur de tombes et que je vous ai laissé marquer les repères de votre prochain coup!
-Allons, Marthe, soyez raisonnable! Je vais vous faire une confidence.
-Je ne sais pas à quoi je peux m'attendre, avec vous!mais dites toujours...
-C'est le premier cimetière que je visite."
Un rire moqueur lui parvint.
"Ah! Vous vous moquez de moi.
-Je vous assure que non.
-On peut pas n'jamais avoir visité de cimetière! Surtout à votre âge!
-Vous avez le contre-exemple devant vous. J'ai assisté à mon premier enterrement aujourd'hui."
Marthe lui offrit un regard suspicieux, puis hésitant.
"Vous m'avez l'air bien indifférent pour quelqu'un qui vient d'assister à un enterrement pour la première fois", commenta-t-elle.
En vérité, Théophile était plus que touché par ce qu'il venait d'expérimenter. Le pire pour lui était de ressentir la souffrance des autres sans pour autant en comprendre la cause. Le deuil faisait partie des concepts qu'il n'avait jamais réussi à appréhender.
"J'ai appris à me dissocier des émotions pour m'en sortir moralement. Rapport à mon métier. Je vois trop de malheur pour ne pas y être insensible.
-Ah, oui, rapport à ce que vous faites."
La réponse ne sembla pas la convaincre, mais elle n'insista pas.
Il raccompagna jusqu'au manoir, mais n'y rentra pas. Trop d'émotions en un jour pour se reprendre une vague de souvenirs bien vivaces. Quand il fut enfin arrivé dans sa chambre, il se laissa tomber sur le lit. Cette journée était décidément éreintante.
Il saisit le journal de Donatien au vol et voulu l'ouvrir, mais se figea dans son geste; encore des souvenirs et des sentiments trop prenants?
Il le devait, pourtant. Tout son travail tournait autour des mémoires. Il devait fouiller le passé et ses ombres pour trouver la raison raison-même de sa présence ici. Il recommença là où il s'était arrêté:
"En vérité, les navires ne débarquèrent pas à Alger, trop risqué stratégiquement. La rade était de toute façon trop étroite pour contenir toute la flotte, et nos rangs n'auraient pas eu la place nécessaire pour entrer dans la ville. Des milliers de soldats! Car j'appris plus tard qu'il y avait bien une centaine de bateaux avec le nôtre.
Nous fûmes bientôt les pieds dans l'eau pour atteindre la côte. Aucun soldat ennemi n'avait l'air de nous attendre, mais nos supérieurs nous firent tout de même avancer en rangs serrés. Enfin arrivés sur la terre ferme, je fus pris d'un sentiment incommensurable de soulagement; nous ne risquions plus la noyade, la mort la plus atroce de mon point de vue. Quand j'en fis part à mes deux amis, Esteve Fabrès ricana:
'Parce que tu crois que se vider de son sang, c'est plus drôle? Ou de mourir déchiqueté par une explosion?
-Aucune mort n'est belle à voir, alors! m'agaçai-je.
-La guillotine doit être plutôt rapide. Arrange-toi pour tuer quelqu'un.
-Ne l'écoute pas, intervint alors Maël. Tu mourras dans ton foyer, entouré de tes enfants et de tes petits-enfants. Je le sens; tu es trop solide pour rester ici.'
Et je ne comptais pas, moi non plus, lui donner tort. Mais maintenant que la Mort nous attendait à Alger comme un client devant un étal, prêt à faire son choix, il me semblait plus glorieux de finir en combattant, plus acceptable, surtout si on était venu pour ça. Dans l'idéal, j'aurais biensûr voulu que personne n'y passe."
La réplique fit doucement rire Théophile, puis il reprit:
"Le débarquement nous mit dans l'ambiance avec un échange de tirs dont nous sortîmes indemnes. Les Ottomans ne nous attendaient pas là; c'était une chance d'avoir l'effet de surprise. Il commençait à pleuvoir, et nous fûmes vite trempés. Nous partagions les tentes à cinq, et il nous fallait faire à tour de rôle une ronde de surveillance.
'Ça va? C'est plus supportable pour vous?' grommela Esteve en rentrant sous la toile, l'uniforme alourdi par l'eau, tandis que Maël se levait.
La chaleur de l'été pendant les travaux ne me faisait rien; celle de la Méditerranée était beaucoup plus soutenue. Nous nous trouvions près du désert, si nous y réfléchissions.
'Merci de t'en inquiéter, Esteve', coupa court notre ami avant de sortir.
Son ton était sec; le Provençal se tourna vers moi.
'Mais qu'est-ce qu'il a?
-Il en a peut-être marre de tes foutues r'marques', répondis-je en m'endormant.
La pluie mettait tout le monde sur les nerfs. Elle dura un bon bout de temps, puis se calma. Nous repartîmes le lendemain, au sec, pour Staouali. Là, des soldats nous attendaient. Nous fûmes canonés jusqu'à ce que nous parvenions à nous imposer et à nous emparer de leur artillerie. Des milliers de soldats nous faisaient face; nous étions le double. Dans la cohue, une balle érafla ma jambe; ce fut la première blessure, ô combien moindre comparée à d'autres, que je reçus. Mes compagnons, de plus, s'en tirèrent mieux que moi.
La pluie reprenait par à-coups, tandis que nous nous avancions toujours plus vers l'est.
'Ils avaient tout de même de drôles de chapeaux', se moqua Esteve en évoquant les soldats turcs.
Nous nous étions arrêtés pour la nuit dans une plaine déserte. Les feux brillaient déjà, et nous nous étions répartis en petits groupes autour d'eux. Le médecin m'avait bandé la cuisse pour que je puisse marcher sans que le sang ne détrempe totalement mon pantalon, mais la plaie demeurait douloureuse.
Tout le monde ricana. Je ne connaissais pas les noms de tous nos compagnons d'arme, mais l'un d'eux le contra:
'Et nous? Tu crois qu'on a notre mot à dire? On tire presque à une main pour tenir not'chapeau d'l'autre!
-Mais je me demande quand même d'où ils sortent, insista Esteve. J'ai déjà croisé des Arabes, et ils ne ressemblent pas à ça.
-Les Turcs sont des Arabes? m'étonnai-je.
-Ah non! s'indigna mon ami. C'est tout à fait différent.
-Ils sont tous musulmans, non?
-Mais on dit que tu es anglais, toi?
-Ah bah non, alors!
-Et pourtant, on est tous chrétiens, non?
-Mais eux, ils ont une religion bizarre. C'est des protestants.
-Plusieurs Français sont protestants, Donatien, intervint alors Maël, qui fixait jusqu'alors le feu sans paraître intéressé par notre conversation.
-J'en connais pas.
-Tu aurais dû plus sortir de ton trou, intervint un autre.
-Parce que t'as l'air d'un philosophe, toi?
-Non, mais j'habite à Paris!
-Et merde, un Parigot! On est foutus!
-Oh, du calme! On fait partie de l'armée française, nom de Dieu!'
Une nouvelle salve de ricanements secoua l'assemblée. Nous savions tous pourquoi nous étions là.
'Mais, plus sérieusement, reprit Esteve, je me demande quand même d'où ils viennent! Ils avaient des têtes d'Européens!
-Ce sont des Européens', lui répondit Maël.
Sa remarque eut pour don de faire taire toute notre assemblée. Des Européens, vraiment? Mais que faisaient-ils dans l'armée ottomane?
'Tu plaisantes, là, tenta Esteve.
-Aucunement.
-Mais... ils ne se seraient pas engagés pour des Turcs!
-Ils n'ont pas le choix. Au départ, ce sont des esclaves.'
Un murmure résonna autour du feu. Nous étions de plus en plus intrigués par le sujet. Maël nous examina un instant, soudain conscient de l'effet de surprise qu'il avait créé.
-On les appelle les janissaires, continua-t-il. Ils viennent généralement de l'Empire Ottoman, mais peuvent avoir été enlevés ou vendus, ou encore s'être proposés d'eux-mêmes - chose plus rare. La plupart sont chrétiens, mais on les oblige à se convertir à l'islam. Ils le doivent pour entrer dans l'armée. Sinon, c'est la mort.
-Et ils préfèrent se convertir?
-La position est enviable; ils représentent l'élite de l'armée ottomane. Ils sont parmi les seuls corps d'esclaves payés.
-Et c'est un privilège, d'être esclave?'
La voix était méprisante. Le soldat à laquelle elle appartenait le semblait tout autant. Le regard gris acier, une carrure presque aussi imposante que la mienne, des mains tannées par l'effort; il faisait sans aucun doute un travail physique exigeant.
Maël le fixa, curieux de s'être fait reprendre.
'Je suppose que c'est un privilège chez eux. Ils semblent fiers de servir le sultan.
-La Révolution avait mis fin à c'système... c'est les rois qui l'ont rétabli!
-Vous faites erreur, Monsieur. C'est Napoléon Bonaparte qui a rétabli l'esclavage.'
Tout le monde détourna des yeux, surpris par le vouvoiement. Chassez la nature, et elle revient au galop: Maël avait le vouvoiement pour habitude quand il exprimait son mécontentement.
'Ah, c'est donc ça.'
Le soldat se leva et cracha par terre.
'J'mangerai pas avec un aristo; il s'rait capable de m'prendre mon pain en guise de taxe.'
Il s'éloigna alors, laissant les autres pantois. La malchance frappait déjà de notre côté; en quelques mots pourtant innocents, Maël venait de se faire un ennemi."
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