Chapitre 6

"L'hiver 1829 ne nous fut pas favorable; trop froid, il traîna plusieurs mendiants dans les villages, à frapper à nos portes alors que nous n'avions déjà rien. Ma mère avait utilisé ses pauvres économies pour nous acheter un peu de réserves pour l'hiver; qu'elle rationna en me donnant la plus grande part. Au printemps, nous ne possédions plus un sous. Même Monsieur de Douarnez avait dû se serrer la ceinture en prévision de la mort d'une partie de ses vignes. L'année promettait en tout cas d'être dure, et mon travail, combiné à celui de ma mère, ne suffirait pas à refaire nos réserves pour l'hiver prochain.

Ce fut en avril que l'on trouva la solution; le roi voulait une offensive définitive sur Alger pour en finir avec le Dey Hussein. Celui-ci était immensément riche; une part de sa fortune était promise à ceux qui s'engageaient.

J'exposai donc cette possibilité à ma mère, que j'eus du mal à convaincre, mais il fallait se faire une raison; je serais nourri, logé, blanchi, et je pourrais envoyer une partie de ma solde. Elle me laissa me rendre à Nantes une semaine plus tard, où je dus subir plusieurs épreuves avec d'autres jeune hommes, notamment la très attendue et très redoutée visite médicale, où on conclut sans trop de mal que je n'étais ni malade, ni estropié, ni idiot et que je faisais bien la bonne taille. On me demanda si j'avais de la famille, une femme, des enfants. Si, dans ce cas, je travaillais pour leur fournir une situation décente. Je leur répondis honnêtement, et ils le notèrent. Du moins, je le supposai; je ne savais ni lire ni écrite. Cela ne m'avait été d'aucune utilité pour le moment, et nous n'aurions de toute façon jamais pu payer quelqu'un pour qu'il m'apprenne.

J'aperçus alors du coin de l'oeil, en me rhabillant, un visage que je connaissais à côté de moi. C'était Maël de Péradec, le neveu un peu trop sanguin du baron, que je voyais toujours de loin corriger les petits teigneux du village. Il me jeta un coup d'œil et me salua d'un hochement de tête en reboutonnant sa chemise. Je le regardai, effaré.

'M'sieur? parvins-je à balbutier.

-Maël, me répondit-il en me tendant la main. Vous devez être le fameux Donatien, qu'aucune tête brûlée n'ose approcher.'

Je lui rendis son salut en riant de bon cœur. Ma réputation atteignait le manoir, alors!

'C'est sûrement parce que j'suis d'belle carrure, M'sieur. J'dois avouer qu'vous n'êtes pas mal non plus, en parlant de tête brûlée.'

Il leva un sourcil éloquent. Monsieur de Péradec était plus petit que moi, sans surprise, et moins large d'épaule, mais je ne doutais absolument pas qu'il ait pu finir avec Joséphine, ne serait-ce qu'en examinant son port de tête altier malgré son regard simple.

'Il est vrai que j'aurais depuis longtemps dû réfléchir à la portée de mes actions, admit-il avec regret. Et c'est pour cela que je me trouve ici.

-Vous avez été jugé?'

L'idée qu'il ait pu être traîné en justice pour quelques coups de poing me parut insensée, mais quel autre crime avait donc dû commettre ce membre de la très respectée famille de Douarnez pour finir à la conscription?

'Non! reprit-il vivement. Non. Je n'ai pas fait quelque chose d'assez répréhensible pour en arriver là. C'est une histoire assez compliquée. Et vous?

-Les sous.'

Je reçus un hochement de tête compréhensif.

'Qu'est-ce qui va s'passer, après? demandai-je. On reste?

-Je suppose.'

Il regarda rapidement autour de lui et déclara:

'Je suis heureux de partir avec quelqu'un que je connais.'"

Donatien avait coupé son histoire en chapitres, à la plus grande commodité du biographe. Ce dernier sourit en pensant que le grand-père bien placé ait pu se voir écrivain dans une autre réalité.

"Monsieur de Douarnez fut prévenu, et nous restâmes à Nantes. Ce n'était que pour un mois, vois-tu? Nous ne serions pas intégrés dans la division, mais mis dans un groupe de volontaires qui partaient le mois suivant à Toulon. On nous apprit le tir, le combat au corps à corps, l'entretien de nos armes. On nous donna de beaux uniformes rouges et bleus, à traiter avec soin. Je ne nouai pas vraiment de lien avec mes camarades de combat; nous étions quasiment tous du même coin.

Monsieur de Péradec montrait un dévouement peu commun aux jeunes hommes de sa classe qui se retrouvent au plus bas de l'échelle; il se mêlait sans problème aux autre recrues, tout aussi jeunes que lui, et se prêtait de bonne grâce aux corvées qu'il n'avait sans doute jamais eu à faire.

Les instructeurs qui nous avaient été spécialement délégués devaient se tirer les cheveux. Un bon nombre d'hommes voulaient uniquement s'engager pour traverser la Méditerranée; des adolescents qui souvent fuyaient la misère et qui n'avaient jamais touché un fusil de leur vie, qu'il fallait former pour partir le plus tôt possible en zone de guerre. Parmi ces tous nouveaux soldats, nous étions dans les plus volontaires, et on nous autorisa à partir pour Toulon pour intégrer un des régiments d'infanterie sur le départ.

Ma mère vint me dire au revoir les larmes aux yeux, tandis que Maël écoutait les derniers conseils de son oncle de l'autre côté de la route. Je vis alors un homme regarder de loin la famille de Douarnez, mais ne dis rien; sûrement s'agissait-il d'un badaud venu assister à un peu d'action. Il ne nous suivit pas quand notre groupe partit.

Je ne connaissais pas Toulon, et nous n'eûmes pas vraiment le temps de la connaître. Je pus tout de même voir le large port et les montagnes qui gardaient la ville, et je sentis les soleil du Midi sur mon visage.

Je n'avais non plus jamais vu la mer, surtout pas la Méditerranée. Le bleu pur sous la lumière m'émerveilla, et Maël ne se moqua pas de moi, aussi ébahi que moi. Non; il fut remplacé par un autre énergumène.

'Eh, quoi, vous n'avez jamais vu de l'eau?' ricana ce dernier.

L'accent ne me disait rien; il ne venait pas de chez nous. L'homme ne m'inspira pas confiance: son allure savamment négligée et son air roublard parlaient d'eux-mêmes. Mais Monsieur de Péradec ne semblait pas partager mon avis, puisqu'il lui tendit la main comme il l'avait fait pour moi.

'Nous venons des bords de Loire. Maël de Péradec.'

L'étranger fixa un instant la main de mon ami, avant de la serrer.

'C'est la première fois que je salue un aristocrate, avoua-t-il en riant joyeusement. Esteve Fabrès. Moi, je suis juste en face de ce genre de vue.'

Il embrassa d'un geste le paysage.

'N'est-elle pas magnifique, ma mer?

-Indéniablement, admit Maël le plus sérieusement du monde.

-Mais... vous n'avez vraiment jamais vu la mer?

-Jamais, répondis-je à contre-cœur. Le fleuve, quand j'suis allé voir ma famille à Rezé. Et puis, on a un joli lac, pas très loin du village.

-Ça doit pas être mal, votre coin de campagne, remarqua Esteve. Et toi, comment tu t'appelles?

-Donatien Ansond.

-Ravi, Donatien. Profite bien de la vue; dans quelques jours, tu voudras la terre ferme.'

Je dois dire que je ne m'attendais pas du tout à regretter la terre ferme sitôt. Mais je ne mis pas beaucoup de temps à changer d'avis quand je me retrouvai la tête dans un seau, à supplier le saint patron dont je portais nom de me soulager.

'Prie la Bonne Mère, c'est plus efficace, lança Esteve.

-C'est qui, ça? demandai-je entre deux nausées.

-On dit pas 'ça' de la Mère de Dieu, espèce de blasphémateur, se moqua-t-il.

-Arrête un peu de l'embêter, intervint Maël. Il pourrait te jeter son seau au visage, et tu l'aurais mérité.'

Les autres gars autour de nous ricanèrent un coup. Certains ne se débrouillaient pas mieux que moi; cela leur faisait du bien d'oublier leur malheur, même à mes dépens.

'Prie plus un saint guerrier, me conseilla Thomas, un soldat qui se trouvait dans notre unité. Saint George, ou Saint Jacques le Matamore.

-Bah tiens, pour c'qu'on va faire! s'esclaffa bruyamment un autre, qui entraîna une salve d'hilarité nerveuse dans notre groupe. Non, la Sainte Vierge, elle se tire les ch'veux d'nous voir partir nous entre-tuer.

-Elle sait c'que c'est, d'se sacrifier, non?'

Je ne sus pas qui avait prononcé cette phrase, mais il venait de détruire notre fragile ambiance."


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