Chapitre 43

"Les trois mois qui précédèrent la réponse de Monsieur de Douarnez furent les plus longs pour nous. Nous savions qu'il ne nous restait déjà plus beaucoup de temps avant qu'il ne reparte en France. Certains ne le verraient plus jamais, sans doute. Mais moi, je n'y pensais pas. Je songeais que j'avais tout de même davantage de chances de retourner en Pays de Retz."

"Maël, lui, avait l'air très tendu. Il attendait les lettres avec inquiétude, et soupirai de soulagement quand la fin de la journée arrivait sans nouvelles. Notre sergent, lui, s'employa à nous raconter ce que nous avions manqué, pendant nos périodes de vacance. Un épisode avait apparemment le plus retenu son attention: un des soldats avait arraché le voile de la femme d'un chef local et l'avait poussée à terre alors qu'elle traversait une rue d'Oran. Le Général avait bien entendu répondu à la demande du mari bafoué et avait puni le violent, mais beaucoup d'hommes s'étaient révoltés pour qu'on supprime sa sanction.

'Il a bien bien d'le punir, le Général, moi j'dis, déclarai-je quand il eut terminé. On traite pas une femme comme ça.

-Ta mère t'a bien élevé, Donatien, se moqua Esteve. Je suis fier de toi.

-Vas-y, rigole! C'est grave, ce qu'il s'est passé.

-Ansond, calme-toi! Tout ce cirque pour un foulard, franchement!

-Sergent, puis-je vous poser une question?'

Notre supérieur se tourna vers Maël, étonné. C'était la première fois de la soirée qu'il prenait la parole.

'Je t'en prie.

-Si un homme arrachait les jupons de votre femme et la jetait à terre en pleine rue, comment réagiriez-vous?'

Le sergent mit du temps à répondre.

'Je ne l'avais pas vu comme ça. Je suppose que je demanderais réparation.

-Les femmes n'osent déjà pas sortir, alors si elles s'font frapper quand elles prennent leur courage à deux mains... grommela Thierry.

-C'est vrai. Notre comportement devrait être exemplaire, signala le sergent. Mais il est difficile de contrôler des hommes violents. Et le manque de soumission des Arabes n'aidait pas à alléger l'air ambiant.

-Bé oui! C'est de la faute d'Abd El Kader, qui se trouve à des lieux d'Oran, si un soldat s'est permis un caprice d'enfant gâté, ironisa Estève.

-Fabrès, fais attention à ce que tu dis.'

L'humeur de notre ami changea d'un coup. De cynique, son humeur s'assombrit davantage. Une grimace négligente se dessina sur son visage, tandis qu'il répondait:

'Vous le savez, sergent, je suis né à l'Hôpital Général de Marseille(1), et laissé sur place, d'ailleurs. Mes parents, je ne les connais pas. Sûrement une prostituée et un gars marié qui en avait marre d'être fidèle, je suppose. Toujours est-il qu'à sept ans, comme j'avais l'âge de travailler, je me suis retrouvé dehors. Oh, je n'étais pas le seul; un groupe d'enfants est venu me trouver. Le chef avait quatorze ans. Alors, on chapardait sur les étals des marchés, on profitait de la messe pour attraper quelques porte-monnaies ou emporter en coup de vent des navettes aux amandes le jour de la Saint Victor. Un jour, ça a mal tourné, et c'est le père de l'abbaye qui m'a sauvé. Mais c'est une autre histoire.'

Notre groupe ne faisait aucun bruit; même le sergent ne protestait pas. Estève rassembla ses esprits; l'épisode avait dû le marquer pour qu'il en parle avec tant d'émotion.

'J'avais sept, ou huit ans, donc, et on s'était tous installés dans un petit coin discret, à côté d'une rue de grand passage, pour manger notre bout de miche. On avait passé toute le matin à courir pour semer les gendarmes, alors je peux vous dire qu'on avait faim. Alors qu'on savourait la pâte de seigle bien épaisse, un pichoun de riches est passé quelques mètres devant nous avec sa nourrice. Il devait avoir mon âge, et il pleurait de colère. Sa nourrice n'avait pas amené assez d'argent pour lui offrir un dessert digne de ce nom: des navettes aux amandes, celles dont nous ne nous permettions la saveur qu'à la Saint Victor. Il traînait à sa suite un magnifique jouet, un carrosse miniature très habilement articulé, puisqu'il roulait comme les vrais, avec des belles dorures et des petites figures à l'intérieur. J'en ai rêvé pendant des mois, de ce jouet. Et, d'un seul coup, devant le énième refus navré de sa bonne, il l'a pris, la soulevé au-dessus de sa tête et l'a jeté de toutes ses forces par terre, rouge de colère. Tout a explosé contre le sol. Alors le chef de notre bande s'est approché de moi, et il m'a demandé si j'étais choqué. Quand j'ai répondu que oui, il m'a dit: 'Tu vois comme il est difficile, alors que des enfants plus jeunes jouent avec des bouts de tissu ou des rats morts? Sache que si on avait vendu cette voiture, on aurait tous pu manger à notre faim pendant au moins un mois.' Alors, je me suis dit que ces gens riches n'avaient vraiment aucune valeur, et que même si on volait, on avait au moins une raison, nous. Et après, j'ai vu des gens cruels et des gens malhonnêtes. J'ai appris que tous les gens riches n'étaient pas capricieux. Et je viens d'apprendre qu'il y a des gens comme moi qui le sont.' "

"Quand il eut terminé son histoire, le sergent hocha la tête.

'Il y a des imbéciles partout, Fabrès. Et vu comme tu t'en es sorti, tu dois être très malin. Mais surtout, ne rentre pas dans leur jeu. Ce genre de personnes, ce sont des gens qui veulent en découdre. Et comme ils n'ont pas d'homme à combattre, ils s'en prennent à des femmes. Je sais aussi que tu t'es attiré des ennuis dès ton arrivée ici à cause de ta grande bouche. Ne gâche pas le reste de ton service en faisant le justicier.'

Esteve hocha simplement la tête, mais j'étais convaincu que si jamais il rencontrait l'homme qui avait fait ça, il n'hésiterait pas à se jeter dans la bagarre."

"Le sergent changea rapidement de sujet pour ne pas envenimer la chose. Nous parlâmes des marchés qui avaient repris sous la surveillance de l'Émir et du prix du blé, de deux centimes en-dessous du prix de par chez nous.

'Eh, tu sais ce qu'il te reste à faire! se moqua Esteve alors que je pestais contre l'injustice.

-Ça m'coûte déjà trente centimes la miche(2)! Tu veux pas non plus que j'fasse des réserves ici! 

-Et comment tu vas faire, pour le mariage, alors? 

-J'ai d'ma solde! Mais 'faut pas rêver, j'suis payé à un franc trente du jour les beaux jours(3), moi!'

Je ne m'attendais pas à voir Thierry manquer de recracher son vin. 

'Un franc trente? J'croyais qu'j'étais moins payé qu'toi, moi!

-Pourquoi, t'es payé combien? 

-Deux francs dix de la journée. 

-Tout l'temps? 

-Oui, tout l'temps. Mais c'est parce que j'travaille aux fourneaux une bonne partie d'l'année. Mais en hiver, tu fais comment? 

-D'habitude, j'suis à un franc dix par jour de novembre à mars, et d'avril à octobre à un franc trente. Mais ma mère tisse avec la voisine; mon père et le voisin avaient construit le métier. Elles vendent leur travail à un marchand de Nantes qui fait la tournée des villages en février(4). Ça donne de l'aide. Mais généralement elle rogne sur sa nourriture pour faire des réserves, alors que j'lui dis de pas l'faire. Elle dit qu'on sait jamais. 

-Et comment vas-tu faire après t'être marié? me demanda Maël. 

-J'ai un peu économisé d'ma solde, et puis mes beaux-parents vont m'aider, puisqu'ils sont fermiers. Après j'suis pas à plaindre. Quand j'allais voir d'la famille à Rezé, ils m'ont dit qu'ils voyaient passer des gens d'Basse Bretagne qui allaient à Nantes. Y en avait un, il était payé quatre-vingt centimes du jour.'

Esteve soupira:

'Eh oui! C'est comme ça! Qu'est-ce que tu veux changer? Les riches restent riches, les pauvres restent pauvres.

-Mais quoi qu'tu fasses, t'as intérêt à payer, grogna Thierry. Et dans tout les cas, t'auras pas l'droit d'choisir qui fait les lois.

-Bon! s'exclama notre sergent. Allez, Messieurs, haut les cœurs! Si la paix dure ici, il se peut que nous soyons envoyés en Grande Kabylie.

-C'est sensé nous réjouir, sergent? ricana Estève.

-Écoutez, je ne suis pas un tyran, mais je préférerais ne pas être le complice d'une rébellion.

-Mais on va pas s'rebeller, sergent! protestai-je. On va finir notre service tranquillement!

-Mais oui, sergent! reprit Estève. On vous mettrait pas dans la cagade, on vous apprécie trop.

-Fais ton malin. Tu peux très mal finir, tu sais.

-Vous inquiétez pas, on va l'surveiller! assurai-je en plaisantant.

-'Fin, dans la mesure du possible, parce qu'il est intenable.' ajouta Thierry."

"Juin commença, et nous continuâmes nos besognes habituelles, nous attendant toujours à être envoyés à l'Est. Maël, nous en étions sûrs, ne viendrait pas avec nous. Dans deux ou trois mois, il partirait sur un navire pour Marseille. Et la lettre l'informant des conditions dans lesquelles il voyagerait nous parvint au beau milieu du mois."

"Nous nous rassemblâmes tous autour de lui quand il reçut la missive. Le sergent, qui n'avait jamais fait de commentaire sur cette affaire et était d'ailleurs tenu au secret, tint tout de même à connaître le sort de son soldat.

'Ça sent mauvais, cette lettre, déclara Estève. Tu ne devrais pas l'ouvrir.

-Aucune chance que son père encourage ce mariage, j'te dis, répliquai-je.

-D'après c'que j'ai entendu, ajouta Thierry, y a peu d'chances, en effet.

-Je suis toujours là, signala Maël, las de cette embrouille.

-Allez, ouvre, Péradec, l'encouragea notre sergent. Comme ça, tu sauras à quoi t'en tenir.'

Notre ami nous regarda un instant, puis déplia le papier avec précaution avant de lire le contenu, les sourcils froncés. Au bout de quelques minutes, il replia le papier et rangea la lettre dans sa poche.

'Alors? demandai-je, impatient.

-Mon père a béni l'union.'"

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(1) L'Hôpital Général de Marseille, ou l'Hôtel Dieu, était l'institution qui servait entre autres de maternité. Quand les enfants étaient abandonnés, il étaient transférés dans la section allaitement, puis quand ils étaient sevrés partaient pour la Charité, où on recueillait les enfants trouvés et les vieillards sans famille. Généralement, vers sept-huit ans, ils étaient envoyés travailler. Autant vous dire que dans les grandes villes à cette époque on trouvait beaucoup d'enfants de rues, notamment à cause des Guerres Napoléoniennes, de la prostitution et de l'extrême pauvreté. Estève avait beaucoup de semblables...

(2) La miche de pain coûte environ un tiers du salaire journalier d'un ouvrier. Quand Donatien se plaint de la différence du prix du blé, c'est qu'il a l'habitude de compter le moindre sous. À cette époque, telle que je l'ai trouvé dans le rapport du Général Desmichels et dans un autre rapport contre la baisse du prix du blé en France:

- une livre de blé en France = 0,20 Francs (en général, le prix varie dans chaque région -> à Paris, la livre est plus chère, alors qu'autour de Paris elle baisse)
- une livre de blé à Oran = 0,18 Francs (ils paient en monnaies locales mais la somme a été convertie en francs dans le rapport du Général)

(3) En tant qu'ouvrier agricole, Donatien est payé à l'ampleur des tâches qu'il accomplit. L'hiver étant beaucoup moins rempli en matière de travaux agricole, il est moins payé. Pour Thierry, ce n'est pas pareil, puisqu'il est ouvrier de fabrique, et que les ouvriers on quasiment toujours des tâches à plein temps. Et il est mieux rémunéré parce qu'il travaille à la fonderie. Le travail y est plus physique que d'autres activités de la même fabrique, puisqu'il se retrouve devant un fourneau à plusieurs milliers de degrés. J'ai trouvé un tableau des moyennes de paie par région vers 1850, je m'en suis donc servie comme référence. Je peux vous dire de suite que les mieux payés en France métropolitaine  (mis à part les Parisiens parce que même avec leur salaire plus élevé ils n'arrivent pas à manger tous les jours ni à se loger) sont les Bourguignons, et que les moins bien payés sont les Bretons de Basse Bretagne! Donatien et Thierry se situent dans la moyenne, mais en Lorraine on paye un peu plus que dans les Pays de la Loire.

(4) C'est ce qu'on appelle de la proto-industrie. En hiver, souvent, les femmes des villages exécutent des travaux d'aiguille en masse et les vendent à un patron de la ville. C'est l'ancêtre du travail à la chaîne.

Petit point sur les mesures:

De 1800 à 1837, l'Etat maintient certaines unités de mesures de l'Ancien Régime pour ne pas perdre trop les gens, mais il les adapte au système révolutionnaire. Ainsi:

Une toise = 2 mètres
Une aune = 1,20 mètres
Un boisseau = un huitième d'hectolitre
Une livre = 500 grammes
Les litres peuvent être divisés en demis, quarts, huitièmes et seizièmes

Donc certains de mes personnages seront plus enclins à parler de livres et de toises plutôt que de mètres et de kilogrammes, notamment Monsieur de Douarnez.

J'espère que vous allez bien et avez apprécié la lecture!

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