Chapitre 42

"Après cet épisode quelque peu touchant, je dois l'avouer, mon père s'employa à construire une situation à mon cousin absent. Conscient que les vignes étaient toutes exploitées dans la région, il se renseigna auprès de ses amis et trouva un nouveau terrain à exploiter, non trop loin de chez nous; les marais salants de Guérande, à défaut de rapporter autant qu'avant la Révolution, approvisionnaient encore tout l'Ouest et avaient été délaissés par les investisseurs, offrant un prix bas à l'acquisition. Nous achetâmes cent œillets(1) pour trente cinq mille francs à un propriétaire qui n'arrivait plus à payer ses employés et engageâmes ceux-ci, qui s'y connaissaient beaucoup mieux en sel que nous. Au mois d'avril, l'affaire était réglée, et les marais en état de rendre à l'été."

"La quête d'une demeure convenable fut plus difficile à mener. La plupart des châteaux des environs étaient soit partiellement détruits, soit trop chers pour ce qu'il nous restait. Et une lettre de Maël nous parvint bien avant que nous eussions trouvé quelque chose de raisonnable."

"Nous étions tous deux dans le bureau de mon père, en train de réfléchir aux prix proposés.

'J'aurais racheté la moitié de mon château s'il avait eu ces prix, grommela ce dernier.

-C'est une région qui tombe dans l'oubli. Ceux qui y ont investi veulent avoir l'argent d'aller ailleurs, proposai-je.

-Sans doute. Mais cela ne justifie pas qu'ils les vendent comme s'il s'agissait d'hôtels particuliers parisiens.

-C'est vrai.'

Mon père exagérait, bien évidemment. Mais il était vrai que nos campagnes commençaient à perdre de l'attrait, comparées aux villes où les fabriques fleurissaient de plus en plus vite et au Nord, où les veines de houilles semblaient à ce moment jaillir d'on ne sait où. Cependant, nous gardions un avantage; notre ouverture sur l'Atlantique. Depuis le dix-septième siècle, il s'agissait de notre valeur sûre."

"Je disais donc, nous pestions contre le prix irraisonnable des demeures pour jeune aristocrate célibataire et bon parti quand Antoine vint nous apporter cette lettre. Dès que j'eus ouï le nom de l'expéditeur, je sortis du bureau en criant avec un enthousiasme presque instinctif:

'Maman, Lorelei! Maël nous a envoyé une lettre!'

Puis je retournai m'asseoir au bureau, où mon père me jeta un regard désabusé. 

'Je voulais les avertir moi-même, assurai-je. 

-Rien ne t'empêchai de traverser le couloir et de leur annoncer calmement que ton cousin nous avait écrit. 

-Mais Papa, il s'agit de la première lettre qu'il nous a envoyée depuis presque un an!'

Il me regarda un instant, avant de se frotter les yeux en soupirant. 

'Si un jour tu dois me succéder, Iris, je veux que ta réputation soit sauve, pour que mes clients restent aussi les tiens. Je veux que tu te maries. Bien évidemment, nous te trouverons un époux assez idiot et faible de caractère pour que tu puisses exercer ton plein potentiel. Je fais confiance à ta mère pour cela. Ce que tu feras après ne me regardera plus, du moment que tu gardes notre dignité. Mais jamais aucune famille n'acceptera de marier l'un de ses garçons à une petite fille trop enthousiaste qui se croit à la criée. De plus, ta mère et ta sœur n'ont jamais mérité une telle marque d'irrespect.'

Je baissai la tête, un peu honteuse.

'Je ne changerai pas mon testament tant que tu n'auras pas réglé tes manières.'

Il se concentra alors sur le plis, et poursuivit, mine de rien. 

'En tout cas, ce manquement ne t'aura servi à rien; ta mère et ta sœur sont parties chez Madame de La Fridière tôt dans l'après-midi. 

-Et c'est pour cela que je suis restée avec vous. 

-Exactement. 

-Pourquoi me l'avez-vous tu? 

-Parce que ta mère est passée à mon bureau juste avant de partir, et que tu étais là. Mais tu ne l'as pas écoutée, trop concentrée que tu étais sur les offres de manoirs.'

Nous entendîmes à ce moment-là un raclement de gorge. Mon père se tourna vers Antoine, qui devait se sentir de trop, et lui dit: 

'Biensûr, vous pouvez disposer.'

Antoine hocha la tête et disparut bien vite. Je m'étais fait réprimander devant lui, mais ne dis rien; il nous servait avant ma naissance, comme Agathe. Je l'aurais moins bien pris si Augustine avait été présente."

"Mon géniteur me fit signe de me rapprocher de lui, et ouvrit la missive. 

'Nous n'attendons pas Maman et Lorelei? 

-Nous leur annoncerons à leur retour.'

Il se mit à lire, les sourcils froncés. Sa vue commençait à décliner depuis quelques mois, mais malgré les insistances de ma mère, il 'oubliait' de consulter notre médecin, trop accaparé par le prochain mariage et le retour de Maël. Mais je vis rapidement son expression changer. 

'Très intéressant, déclara-t-il finalement, un petit sourire satisfait venant étirer ses lèvres.  

-Que se passe-t-il? 

-Il semblerait que ton cousin n'ait pas eu besoin de nous pour régler sa situation matrimoniale et financière. 

-Qu'a-t-il fait?'

Il me tendit la missive, et je la lus..."

Madame de Douarnez arrêta sa narration, cherchant dans les lettres que Théophile lui avait ramenées, puis parcourut rapidement les lignes de la dernière, avant de lui confirmer:

"C'est bien cela"

"Maël nous annonçait qu'il était rentré à Oran, en bonne santé, et qu'il serait renvoyé en France en septembre. Il s'excusait aussi du potentiel soucis qu'il avait pu nous causer. Mais l'information la plus importante de résidait point dans ces faits, dont nous avions déjà la connaissance. 

'La nièce de... balbutiai-je. Mais c'est impossible! Comment un soldat du rang aurait-il pu se voir adresser une telle proposition? 

-Je l'ignore. Mais regarde; la lettre a été affranchie comme un courrier du Général Desmichels. Et ton cousin n'a pas pour habitude de mentir. 

-Je croyais que les femmes musulmanes ne pouvaient pas se marier avec un chrétien. 

-Où as-tu appris cela?'

Je lui souris, gênée. Je m'étais dénoncée toute seule. 

'Je me suis renseignée sur la région où mon cousin combattait. Il est normal de se demander ce qui l'attend sur une terre totalement étrangère à nos coutumes, ne trouvez-vous pas? 

-Et où as-tu trouvé ces renseignements? 

-J'en ai parlé avec Monsieur l'abbé. 

-Monsieur l'abbé Parvins? Il venait de finir son séminaire quand il est arrivé ici. Il n'a pas eu le temps de voyager. 

-Mais son supérieur a fait un voyage en Egypte, au début du règne de Mehemet Ali. C'était très dangereux.'"

"Mon père hocha la tête. Que je sache plus de choses que lui sur un sujet, mais si sur tous les autres il était bien plus expérimenté, le fâchait. Ce fut pour cela que je changeai de sujet:

'Mais en quoi cela l'avantagerait-il? Et pourquoi demander la permission à son père? 

-Il aurait l'appui du gouvernement. La cousine de l'Emir Abd El Kader, le plus farouche ennemi de la France, mariée à un noble français, orléaniste, serait un sérieux avantage pour Sa Majesté et le Maréchal Soult (2). Et si, comme tu le dis, une femme musulmane ne peut se marier à un chrétien, je suppose qu'il faudra qu'elle devienne elle aussi chrétienne. Cet émir tient vraiment à faire la paix avec notre pays. 

-Mais Maël n'est pas forcément d'accord! Et s'il ne l'a jamais rencontrée? 

-C'est pour cela qu'il demande l'avis de son père. 

-Je ne comprends pas. 

-C'est une feinte. Lui-même ne veut pas de cette union, mais se désister ainsi auprès de son général dans de telles conditions serait du plus mauvais goût. Il sait que son père refusera. Si jamais il lui répond. 

-Il n'a vraiment de père que le nom. 

-Tu n'es pas encore une adulte, ne juge pas tes aînés. 

-Mais vous, vous pouvez le juger. 

-J'ai cinquante-huit ans. Je pense avoir donné de ma personne assez longtemps pour avoir le droit de condamner le comportement de mon beau-frère. 

-Nous devrions aller la lui porter, juste pour voir la tête qu'il va faire en lisant le pli. 

-Il en est hors de question.'"

"Coupée dans mon élan, je lui jetai un regard ahuri. 

'Mais pourquoi? 

-Parce qu'il refusera le mariage, bien évidemment.'

J'étais bel et bien perdue dans son raisonnement. 

'Vous voudriez que Maël l'épouse? Vraiment?'

Mon père comprit alors que je ne partageais pas sa logique calculatrice. Mais, pédagogue, il déclara:

'Tu as informé ton cousin du mariage de Madame Chailly de la Boissière dans ta lettre, je le sais. C'est pour cela qu'il a pris le temps de nous demander notre avis.'

Madame Chailly de la Boissière était à présent de nom d'épouse de feu Mademoiselle Faure. J'ai toujours trouvé ce patronyme excessivement laid et pédant. Mais je compris que, s'il était resté ignorant de la situation, il n'aurait même pas songé à nous prévenir et aurait refusé l'offre, tout soldat qu'il était. 

'Mais pourquoi alors ne pas attendre qu'il retrouve quelqu'un à son goût? Il a toujours eu du succès, lors des salons, malgré sa timidité. 

-En considérant l'extrême instabilité sentimentale de la vie de ton cousin, je suis d'avis qu'il serait judicieux pour lui de réaliser un mariage de raison. Même sur un homme, ce parcours chaotique peut laisser des séquelles. Il ne mènerait en tout cas à rien de bon si nous le laissions enchaîner les désillusions.

-Parce que se marier avec quelqu'un qu'il n'aime pas ne peut rendre sa vie que plus belle? 

-Me marier avec quelqu'un que je n'aimais pas ne me l'a pas rendue plus laide, en tout cas.

-Mais Papa, Maël n'est pas vous!

-C'est moi qui l'ai éduqué. Il sait très bien où sont ses intérêts, et je le sais aussi. Tu vas toi-même sûrement te marier par raison.

-Mais je n'ai pas le choix!

-Cette discussion est close.'"

"Je me renfonçai dans mon siège, agacée, tandis que mon père rédigeait la réponse. Au bout d'un moment, tout de même, j'osai lui demander:

'Vous n'aimez vraiment pas Maman?

-En quoi cela te regarde-t-il? 

-Elle m'a tout raconté. Comment vous vous êtes mariés. Que l'un de mes frères aînés n'était pas votre fils.'

Mon père poussa un profond soupir. 

'Nous avions tous deux des intérêts dans ce mariage, comme Maël en a dans celui-ci. Comme tu en auras dans le tien. Maintenant, si tu tiens tant à ce que je te rassure sur la vie d'un couple marié, je peux te dire qu'à défaut d'amour, ta mère et moi avons développé une certaine sympathie l'un pour l'autre, et un lien de confiance très solide. D'ailleurs, elle doit te porter cette même confiance pour t'avoir dit tout cela. 

-Vous m'avez déjà narré votre histoire, Papa. 

-Justement; n'abuse pas de ta position.

-Regrettez-vous votre mariage, quelques fois? 

-Je me souviens t'avoir dit que la discussion était close.'"

"Je crus cependant voir de la mélancolie dans ses yeux.

-Croyez-vous qu'il lui arrivait de le regretter?"

Iris se tourna vers le biographe, songeuse. 

"Je ne pense pas, lui répondit-elle. Aussi étrange que cela pût paraître, je pense que mon père éprouvait un sentiment plus profond que de la sympathie pour ma mère, même si leur relation restait très pudique. Je ne les ai jamais vu se donner un quelconque signe d'affection. Mais... ma mère avait douze ans de moins que lui. Et elle avait connu le grand amour. Elle a sûrement dû profiter de cette dispute pour lui rappeler que leur couple relevait davantage du contrat de collaboration que de l'attachement mutuel. 

-Et cela a dû le blesser, en conclut Théophile. 

-Biensûr, que cela a dû le blesser! De quelle planète venez-vous? 

-Je constatais juste. 

-Notre famille détient le record de France des cœurs brisés, au cas où vous ne le sauriez pas. Je vous le dis pour la suite."

Un coup d'œil à la pendule, et elle s'exclama:

"Je crois que vous devriez y aller, le scribe! Le cabaret(3) va fermer, et Madame Pernel ne vous fera plus le potage."

Après s'être incliné, le biographe prit congé, content de voir sa situation de lecteur se décloisonner.

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(1) D'après ce que j'ai compris, l'oeillet est le bassin où on laisse l'eau s'évaporer et où on récolte le sel. Si je me trompe, n'hésitez pas à me le dire! Techniquement, l'investissement devrait rendre entre 1700 et 2000F par an.

(2)Le Maréchal Soult a été le Ministre de la Guerre de 1830 à 1834. A ce moment de l'histoire, il est aussi le Président du Conseil des Ministres. Le Premier Ministre, quoi.

(3)Au XIXème siècle, cabaret et bistrot sont la même chose. On en a au moins un par village dans la plupart des cas. Mais le fait d'avoir des danseuses et souvent réservé aux villes; à cette époque elles se prostituent souvent pour gagner leur vie. 

Bonjour à tous!

J'espère que vous allez bien et que vous êtes tous encore vivants!

J'avais pensé à poster deux fois par semaine, le lundi et le jeudi (si je ne suis pas trop prise par mes devoirs à rendre). Qu'en pensez-vous?

Bonne continuation à tous!

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