Chapitre 38

"Yusuf nous confirma en effet que l'émir avait envoyé une lettre à notre général à la toute fin d'octobre. Finalement, il refusa la négociation. Pendant tout l'hiver, nous entendîmes parler de beaucoup de combats, et même d'une confrontation entre le Général et Abd El Kader, très houleuse, d'après ce que j'en appris. Mais Desmichels n'en démordit pas; il envoya une nouvelle lettre en décembre. Et Maël fut demandé devant l'émir."

"Nous insistâmes bien entendu pour l'accompagner; mais Yusuf nous l'interdit:

'L'Emir n'a demandé que votre ami.

-Mais il faut bien que quelqu'un vienne avé lui! protesta Estève. Et s'il tombe dans les pommes à cause d'un choc dû à sa blessure? Vous voudriez, vous, vous évanouir en présence d'inconnus?'

Maël ferma les yeux, fatigué par avance du débat qui allait s'ensuivre, alors je tentai quelque chose:

'Et si y en a qu'un qui vient, et qu'il reste à l'extérieur?

-Et comment allons-nous le garder? Je serai en train de traduire.

-Si je le garde avec moi? proposa Maël. S'il s'agit de Donatien et qu'il reste avec moi?'

Yusuf sembla hésiter, puis céda:

'Très bien; mais seul Donatien vient, et il ne parlera pas de l'entrevue. C'est toi que l'Emir veut entendre.'

Maël opina silencieusement, et nous suivîmes l'interprète en-dehors du camp, jusqu'à une belle maison à l'intérieur de la ville. Le soir tombait, et l'air se faisait humide et froid, comme chez nous. Autant te dire que nous n'en menions pas large dans notre tente; mais on nous avait amené plusieurs couvertures, et nous étions de loin les mieux lotis des prisonniers."

"Un serviteur nous guida jusqu'à une grande pièce. Sept hommes en grande conversation s'y trouvaient, et se turent quand ils nous remarquèrent. Abd El Kader, qui se trouvait parmi eux, nous fit signe de nous asseoir et dit quelque chose à Yusuf, avant de s'adresser à ses invités.

'Il leur explique que vous ne parlez pas un mot de leur langue, traduisit l'interprète, mais qu'à partir de maintenant je vous traduirai toute la conversation. Et il me dit que j'ai bien fait d'emmener aussi l'un de tes amis.

C'est ainsi qu'avec l'aide de Yusuf, nous participâmes sans doute à l'un des épisodes qui allaient changer l'Histoire d'un pays."

"Devant l'auditoire, Abd El Kader nous informa:

'Le général de vos armées m'a récemment envoyé une lettre dans laquelle il me demande de vous relâcher et de penser à l'amitié avec les Français.'

Quelques uns des hommes rirent, mais il les interrompit d'un revers de main.

'J'avais prévu de vous rendre contre paiement; vous avez mon respect. Les prisonniers que m'a offerts l'un des sheikhs fidèles à ma cause viennent en trop. Mais ton général a spécifié qu'il ferait un effort pour te récupérer. J'en conclus donc que tu dois être spécial.

-Je ne le suis pas, seigneur. Je n'ai signé qu'en tant que soldat du rang. Mon sort n'aura absolument aucune incidence sur le cours de cette guerre.

-Pourtant, Yusuf m'a rapporté que le nom de ta famille était différent de ceux de tes compagnons.'

Maël jeta un coup d'œil intrigué à Yusuf, qui écouta son chef s'expliquer:

'Il m'a dit que ton nom était composé de deux mots, le premier, le 'de', n'indique pas que tu es fils de quelqu'un, mais que tu appartiens à une terre. Il m'a certifié qu'il s'agissait d'un signe de noblesse.'

Mon ami rendit les armes.

'En effet. Ma famille est noble. Mais en France, cela ne signifie plus rien. Elle n'a aucune influence sur quoi que ce soit.

-Si elle n'avait aucune influence, ton supérieur n'aurait pas insisté sur toi.'

L'évidence était là. Je me demandais depuis quand Monsieur de Douarnez avait acquis autant de pouvoir.

'Et cela a de l'importance pour moi. Nous ne reparlerons pas de la fille, mais tu t'es abaissé au rang de simple soldat malgré ton appartenance. Tu as défié ton supérieur pour sauver les femmes de mon clan. Tu as reçu le fouet pour avoir désobéi. Et tu ne m'as rien dit à propos de tes origines, sans doute par trop grande humilité. A moins que tu n'aies voulu me tromper.

-Non. Je n'aurais aucun intérêt à vous tromper sur ce sujet-là. Et nos deux religions condamnent la tromperie.

-Tu dis vrai.'

Les autres hommes approuvèrent. Abd El Kader poursuivit:

'J'ai beaucoup d'estime pour toi. Plus que j'en ai jamais eu pour aucun Français. Tu sembles être un homme droit. Je pense que je ne pourrai jamais te convaincre de te convertir, et je pense aussi que c'est dommage.

-J'ai beaucoup d'estime pour vous, et de respect, seigneur. Mais vous avez pensé juste; même vous ne pourrez me convaincre.

-Nous nous sommes confrontés, ton général et moi, il y a peu de temps. Je l'ai engagé à sortir d'Oran. Il est venu. Et il a réussi à nous repousser. Je voulais tester l'étendue de sa puissance de feu. Mais il n'est plus de toute première jeunesse. Que penses-tu de sa proposition?'

Abd El Kader devait avoir trente ans, ou n'était pas bien plus âgé que moi. En comparaison des cinquante ans de notre général, c'était jeune.

'Que demande-t-il? s'enquit Maël.

-Une entrevue, pour l'instant. Un traité de paix, si nous cédons'"

"Maël ne répondit pas tout de suite. Après un temps de réflexion, il déclara:

'Tant qu'il s'agit de Monsieur le Général Desmischels, je vous conseillerais d'accepter.'

La réponse déclencha bien évidemment le vacarme parmi la compagnie de l'Emir. Ce dernier leur dit avec autorité:

'Je l'ai fait venir car je sais qu'il ne parle pas en vain. Faites taire votre hargne et laissez-le s'expliquer.'

Mon ami attendit que le calme soit revenu dans la salle, et s'expliqua en effet:

'Nous n'avons vu que peu la politique que comptait mener le Général à Oran, mais il avait la volonté de s'entendre bien avec la population locale. Son but est de prouver que la domination française n'est pas aussi sévère, ni aussi injuste, que celle qui a été exercée sur vous jusqu'à présent. Il a de nouveau ouvert la mosquée principale et les marchés aux populations locales, là où nos autres supérieurs avaient imposé la restriction.

-Cherches-tu à nous vendre ton général? intervint un homme, approuvé par d'autres.

-Je cherche à vous faire comprendre que la France n'arrêtera de vous combattre que quand elle aura éliminé votre menace, que ce soit par un traité ou par d'autres moyens. Vous constituez un trop grand obstacle pour que l'on arrête de vous contrer.

-Et Inch'Allah(1), nous arriverons à vous chasser de nos terres.

-Non.'

Abd El Kader ne protesta pas et lui fit signe de développer sa réflexion, sous les regards offensés de ses proches.

'Il ne s'agit pas de Dieu, Monsieur. Si vous l'entendez ainsi, les Français auront Dieu de leur côté, et pourtant ils ne combattent pas avec Lui.

-Comment cela?

-Le général n'utilise aucune référence religieuse, dans ses lettres, remarqua Abd El Kader. Est-ce cela que tu veux nous dire?'

Maël opina.

'Les soldats de l'armée française ne combattent pas pour la gloire de Dieu, Messieurs. Ils le font pour diverses raisons; la gloire de la France, les acquis de la Révolution, peut-être, mais surtout pour gagner leur solde, obtenir une remise de peine, ou simplement parce qu'ils ont été tirés au sort pour accomplir leur service militaire. Sûrement pas pour Dieu.

-Si vous ne combattez pas avec Dieu, il ne vous soutiendra pas.

-Il n'est pas question du soutien de Dieu; s'il avait souhaité que nous ne vous envahissions pas, notre roi n'en aurait même pas eu l'idée. Je vous parle de ressources et d'hommes. Combien êtes-vous? Des dizaines de milliers, femmes, enfants et vieillards compris? En France, plus de trente millions de personnes sont prêtes à supporter l'effort de guerre, le quart d'hommes en état de combattre. Des troupes débarquent tous les six mois à Alger pour assurer la relève; des troupes reposées et bien nourries. Combien de temps arriverez-vous à harceler une armée qui se renouvelle sans cesse? Avec la défection régulière de tribus alliées?

-Et nous devrions nous rendre maintenant? En plein combat?

-Tant qu'il s'agit du Général Desmichels, je vous le conseillerai.

-Pourquoi lui? s'enquit Abd El Kader. Il me paraît prompt à l'orgueil, et parle avec beaucoup de détours.

-Il essaye de ménager les deux partis dans l'optique d'une paix bénéfique. Et lui, il épargne les femmes et les enfants.'

La remarque sembla faire son effet. Maël en profita pour insister.

'Je doute que son idée d'entente cordiale entre les Français et les tribus locales soit bien vue par tout le haut commandement. Viendra un jour où il sera rappelé en France, et lui succédera sans doute un général plus sévère, moins enclin aux discussions. A ce moment-là, vous ne pourrez plus rien négocier; ni vos terres, ni vos vies.'"

"Un silence s'ensuivit. Abd El Kader parla enfin:

'Je t'ai entendu et réfléchirai à tes conseils. Yusuf, raccompagne-les à leurs tentes.'

Yusuf s'inclina, et nous partîmes. Quand nous fûmes loin de la demeur de l'Emir, il remarqua:

'Tu as bien mené la discussion. Mais penses-tu tout ce que tu as dit?

-J'ai peur pour vous. Nos deux camps sont aussi têtus l'un que l'autre, mais nous avons beaucoup plus de moyens. Je suis désolé de l'annoncer, mais je pense très sincèrement que vous ne pouvez gagner cette guerre. Et je ne veux pas que vous perdiez tout.'

L'interprète sourit.

'Tu es une bonne personne, Maël de Péradec. Peut-être un peu catégorique, mais droite. L'Emir t'apprécie.'

Il se tourna vers moi.

'Et toi, tu as mené ton rôle à la perfection. Que penses-tu de tout cela?

-Moi?

-Oui, toi.

-Comme Maël, j'suppose. Vous vous rappelez, ils parlaient d'envoyer des gens, après avoir conquis du terrain. En France, y'a beaucoup d'gens qui ont faim. Une terre plus grande, plus riche, ils en rêvent. Donc si on leur dit que c'est possible de s'établir ici, ils hésiteront pas.

-Toi, tu viendrais ici?

-Moi? Ah jamais! J'en ai trop soupé! Tout c'que j'veux, là, c'est marier ma Louise et entendre les cloches de l'église sonner!'

Yusuf rit, soulagé sans doute, et me confia:

'J'aime ton résonnement.'

Puis il nous laissa devant notre tente. Tout le monde dormait; nous leur ferions le rapport au matin."

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(1) "Si Dieu le veut"

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