Chapitre 36

"Lorelei me raccompagna à ma chambre; Agathe nous attendait, les bras croisés et un air légèrement réprobateur encré sur ses traits.

'Madmoiselle Lorelei, si vous voulez bien, je souhaiterais commencer par préparer votre sœur pour la nuit', lui dit-elle d'une voix douce.

L'air réprobateur ne s'adressait bien évidemment pas à Lorelei."

"Cette dernière acquiesça et me laissa seule avec notre nourrice. Après m'avoir aidé à retirer mes jupons et mon corset et avoir démêlé mes boucles en silence, je lui dis:

'Je sais que j'ai fait quelque choses de mal.

-Le savoir est important, se repentir l'est aussi.

-Certes, je n'aurais pas dû faire preuve de tant d'insolence. J'étais en colère.

-Et il serait bien que vous contrôliez votre colère pour pouvoir devenir adulte.

-Mais elles se réjouissaient de bouts de rubans alors que Maël est peut-être mort, Agathe! Des bouts de rubans!

-Chacun a sa façon de combattre son chagrin. Vous ne supportez pas de ne rien faire, votre père se plonge dans ses obligations. Votre mère et votre sœur se projettent dans un avenir plus heureux.

-Je ne comprends pas...

-Vous vous êtes montrées très condescendante cet après-midi. Votre mère ne méritait pas que vous lui parliez sur ce ton. Elle fait ce qu'elle peut pour vous comprendre.

-Toi, tu ne cherches pas à me comprendre et tu m'aimes quand même.

-Moi, je ne suis pas responsable de votre avenir.'

Je ne répondis rien; elle avait en partie raison. Elle finit son travail en silence et me laissa seule. Je me couchai donc encore pensive, songeant que je devrais éventuellement aller m'excuser."

"Mon père me réveilla le lendemain à quatre heures pile, en faisant claquer ma porte.

'Debout.', me jeta-t-il avant de disparaître dans le couloir.

Je lui obéis, peu optimiste quant au déroulement de la matinée. Et j'avais raison de m'en faire."

"Mon père ne m'adressa la parole que pour me lancer quelques directives courtes et sèches. Je crois même que tous les employés qui conversèrent avec nous remarquèrent son changement d'attitude. Sur le chemin du retour, j'osai tout de même lui dire:

'Je me suis comportée de manière abjecte envers Maman, je le sais.

-Nous ne t'avons pas élevée pour que tu deviennes une enfant gâtée et arrogante. Et j'espère que la chance que je t'ai donnée ne t'a pas fait croire que tu avais le droit de te considérer au dessus des autres. Ai-je fait une erreur en te prenant avec moi?

-Non, Papa. J'irai m'excuser cet après-midi, si Maman accepte d'entendre mes excuses.

-Je n'en attends pas moins.'

Il me regarda un instant, avant de soupirer.

'Tout n'est pas de ta faute, cependant. Tu n'es pas la principale raison de notre dispute.

-Vous vous disputiez à propos de Lorelei et moi; nous vous avons entendus.

-Vous n'aviez pas à l'entendre.'

Je hochai la tête, gênée. Je n'avais pas vraiment envie de le contredire. Mais celui-ci déclara:

'Nous nous disputions à propos de votre avenir. Ta mère a plus d'espoir dans celui de ta soeur; je pense que le tien sera moins malheureux.

-Est-ce à propos de la corbeille de mariage? Vous avez eu ce désaccord en partie à cause de cela?

-Sais-tu ce qu'est une corbeille de mariage?

-Une masse de cadeaux fantasques et inutiles qu'envoie le futur époux à sa fiancée?

-Et sais-tu, insolente que tu es, pourquoi je me suis mis en colère?

-Je l'ignore.

-La corbeille de mariage est sensé représenter une compensation de la dot que je vais donner pour ta soeur. Je dis bien représenter, car il ne s'agit que d'une infime dépense en comparaison de ce qu'apporte la mariée. Environ cinq pourcent. Vois-tu le problème?'

La réponse me semblait évidente.

'D'Arcourt ne connaît pas le montant de la dot de Lorelei.

-Exactement. Le fiancé doit amener la corbeille de mariage le jour de la signature du contrat, devant le notaire, après les négociations que nous n'avons pas encore commencées. Et je ne sais pas comment il a fait pour réunir autant d'argent à dépenser, mais j'aurais estimé la valeur de tout cela à presque trois mille francs.

-Ce qui aurait dû produire soixante mille francs de dot.

-Somme que je ne pourrai jamais épargner pour votre vie maritale.'"

"Il s'agissait effectivement d'une insulte. Pousser mon père à donner plus qu'il ne le pouvait était très retors. Seule la très haute bourgeoisie pouvait se permettre de telles dépenses. Il avait déjà prévu trente mille francs pour chacun de nos mariages, qu'il prendrait déjà un certain temps à réunir. C'était pour cette raison, je pense, que s'il comptait sur mon mariage, il ne me pressait pas de choisir un futur mari. Et c'était sans compter l'héritage que nous recevrions à sa mort. Certes, nous n'étions pas à plaindre. Mon père, d'ailleur, avec l'abaissement du cens de dix-huit cent trente et un et le développement de ses affaires aux Amériques, payait assez d'impôts pour devenir électeur censitaire, statut que certains de nos voisins avaient acquis dès Louis XVIII et que d'autres possédaient depuis le Directoire. Mais il n'était pas non plus Pair de France! Mais une idée me traversa l'esprit.

'Si la dot de Lorelei ne suffit pas, vous pouvez lui donner la mienne, tentai-je.

-Et avec quoi te marierions nous? me demanda-t-il, la malice revenue sur son visage.

-Je me rends. J'essaierai une autre fois.

-Tu ne gagneras pas à ce jeu-là. Ta mère et moi sommes bien plus expérimentés.'

Au moins, il le prenait comme un jeu, et non plus comme une mauvaise plaisanterie."

"Notre déjeuner se passa dans un silence de plomb, auquel je commençais à m'habituer. Après manger, je rejoignis ma mère dans le petit salon. Celle-ci m'attendait assise à la table de travail, son tambour de broderie dans une main, une aiguille dans l'autre, mais ne pouvant se résoudre à piquer le tissu. Dès qu'elle me vit, elle renonça à son oeuvre et posa prestement ses outils.

'Iris, me dit-elle de sa voix douce et mesurée, viens t'asseoir à mes côtés.'

Je lui obéis, méfiante. Elle était dans un tel état de colère la soir dernier que je doutais vraiment qu'elle ait pu si facilement reprendre le contrôle d'elle-même. Mais il s'agissait de Marie de Douarnez; qui maîtrisait mieux ses sentiments qu'elle?"

"Pourtant, quand je m'installai à sa droite, je lui trouvai un air mélancolique. Ma mère pouvait être digne, aimable, déçue, sévère, énervée, même, comme je l'avais découvert, mais je ne l'avais jamais vue mélancolique.

'Où est Lorelei? m'enquis-je.

-En visite au village, avec Agathe. J'ai pensé qu'il était temps qu'elle apprenne à se mettre en lumière. Elle fera bientôt la charité toute seule.'

Ce n'était sûrement pas le moment de protester. Au lieu de cela, je voulus m'excuser:

'Maman, je tenais à...

-Tu dois sûrement savoir que ton père et moi avons eu d'autres enfants que ta sœur et toi.'

Je ne m'attendais pas à cela.

'Oui, sans doute, Maman, lui répondis-je, confuse.

-Deux garçons', ajouta-t-elle.

Je commençais à comprendre où elle voulait en venir. Je n'aurais jamais pensé qu'elle me remettrait si abruptement à ma place de fille.

'Le premier est né sept mois après notre mariage. Il n'était pas de ton père.'"

"Si j'étais légèrement perdue auparavant, le monde sembla alors s'effondrer autour de moi. Je vous avouerai sur le moment que j'étais heureuse d'être assise.

'Je... bégayai-je. Je ne comprends pas. Vous... enfin, vous...'

Ma mère, si pieuse, si douce, si bien vue des autres dames de la région - et des femmes du village aussi, d'ailleurs - ma mère qui avait toujours mis un point d'honneur à ce que l'on respecte les usages à la lettre et que l'on se comporte comme des demoiselles modèles, ma mère avait bafoué le critère fondamental d'éligibilité d'une femme au mariage.

'Avant de me blâmer, je te demanderai de m'écouter jusqu'au bout, me coupa-t-elle.

-Mais... mais je vous écoute.'

Pour cette fois, je restai coite, abasourdie par cette révélation. Elle commença, toujours aussi posée:

'Il s'appelait Guillaume, et c'était l'un des garçons d'écurie de la maison de mon père. Il avait dix-neuf ans et moi dix-sept. J'avais de nombreux prétendants, très bien placés, plus riches que ma famille. Même des partisans de Bonaparte en Bretagne, qui n'aimaient pourtant pas vraiment les aristocrates du genre de mes parents. Mais je l'ai choisi, lui.

-Pourquoi, Maman?

-Parce que je l'aimais.'

Nous y étions. Elle continua:

'Et je pense qu'il m'aimait aussi. Mais c'était une erreur. Ma femme de chambre a compris, après un mois sans linge à laver, qu'il se passait quelque chose d'étrange. Elle a prévenu mon père. Et tous ont témoigné; le palefrenier a attesté que Guillaume m'emmenait souvent en promenade, l'une des cuisinières a juré nous avoir vus rire une fois ensemble. Sa mère, qui travaillait aussi à notre service, a supplié mon père de ne pas le renvoyer en lui assurant qu'elle l'avait prévenu. Ma mère a gardé le lit pendant plusieurs jours et ne m'a jamais plus parlé depuis l'incident.

-C'est ainsi que vous avez épousé Papa?

-Ton grand-père paternel était une lointaine connaissance de ton grand-père maternel. Ils avaient fait quelque fois conversé au Parlement de Bretagne. Et ton père, même s'il se tenait à carreaux depuis des années, faisait parler de lui dans notre famille. De son patrimoine, il ne lui restait plus qu'un château partiellement brûlé et des vignes piétinées pendant deux ans par les armées adverses, et en une dizaine d'années il avait réussi à restaurer une grande partie de sa fortune par son seul travail. Ce n'était pas tant son acharnement à gratter la terre de ses mains que mon père admirait, mais sa faculté à avoir gardé la fidélité de tous ses gens, alors que nous avions dû faire de multiples concessions aux nôtres pour garder notre tête. Or, il se trouvait que la première femme de ton père était morte de fièvre, et qu'on le pressait d'en prendre une nouvelle. Il avait trente ans, était sans enfants. Mon père est allé lui proposer ce marché, qui était de m'épouser, en échange de quoi il recevrait une dot considérable et serait débarrassé du soucis de se marier de nouveau à une fille de Jacobins.

-Savait-il que vous attendiez un enfant?

-Mais certainement; cela faisait partie du contrat. Il a même supporté les soupçons de notre entourage.

-Des soupçons?

-Un mariage qui se prépare en moins de deux mois est toujours suspect.

-Ils ont pensé que Papa avait...

-Une jeune fille de dix-huit ans, un homme de trente ans... Cela les a un peu surpris, car ton père était aussi réputé pour son comportement très droit, et ses tendances d'ermite. Cela n'a pas changé. Mais vois comme les gens peuvent envisager tant de mal d'un homme qui est resté incorruptible toute sa vie. Les rumeurs se sont toutefois tues quand j'ai donné naissance à un garçon bien avant terme. Il semblait déjà fragile, et pourtant il avait plus de neuf mois. Mais tout le monde a convenu que j'étais devenue la nouvelle Madame de Douarnez si vite en raison de insistances de notables républicains de Nantes envers ton père pour qu'il épouse leur nièce. Ce sont les gens du village et Agathe, notamment, qui sont allés répéter cela aux domestiques des invités du baptême. Et le fait que je ne paraissais aucunement grosse lors de notre mariage a, dans une moindre, mesure, aussi aidé à dissiper les soupçons.'

Elle soupira. Cette histoire devait sans doute être éprouvante à raconter.

'Je sais que tu ne m'apprécies pas vraiment, Iris. Du moins, pas autant que tu n'apprécies ton père, et je peux le comprendre. Tu peux me voir comme une marionnette, comme une lâche; je n'ai aucun pouvoir sur ta pensée. Mais je veux que tu saches que tout ce que je fais, je le fais pour que tu ne te retrouves pas dans la même situation que moi.

-Mais Papa...

-Ton père est un homme bon. Un vieil ours, un original, mais un homme bon. Sous ses airs d'ermite impartial, il s'est particulièrement attaché à toi. Tu lui ressembles beaucoup. Et il te prend pour son fils. Là est le problème.'

Elle se tourna totalement vers moi.

'Ton père est un homme, et il est riche; il peut se permettre d'être originale. Et même dans son cas, des gens ont trouvé le moyen d'atteindre son image. Qu'en sera-t-il de toi? Une fille qui se comporte comme un garçon? Une célibataire qui gère seule ses terres habillée en homme? Je te l'ai déjà dit; Anne Lister n'est pas un bon exemple à suivre. Si tu choisis cette voie, je crains que tu aies un avenir bien pire que celui d'une fille mère.'"

"Peut-être avait-elle raison; je hochai la tête pour la rassurer.

'Mais je n'arrêterai pas les leçons, Maman.

-Je ne te demande pas cela. J'en ai parlé avec ton père; nous nous arrangerons pour te trouver un mari qui, à défaut de te faire l'aimer, te laissera mener ton affaire comme bon te semble. Mais abandonne ce projet de célibat.

-Je ferai de mon mieux pour m'améliorer.'

Ma réponse sembla lui convenir. Mais j'avais une dernière question.

'Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuie?

-Je te demande pardon?

-Guillaume... ne vous a-t-il pas aidée?'

Elle ouvrit la bouche, mais se ravisa. Je tentai de réparer mon manque de jugeote:

'Je suis désolée, je suis allée trop loin.

-Je voulais partir avec lui. Nous avons eu une violente dispute, quand mon père l'a informé de son renvoi. Il m'a dit qu'il ne reconnaîtrait pas l'enfant. Je ne l'ai plus jamais revu depuis.

-C'est pour cela que vous avez épousé Papa? Pour que mon frère ne naisse pas sans père?'

Le silence me donna ma réponse. Je comprenais maintenant pourquoi ma mère voyait d'un si mauvais oeil ma volonté à sortir de la norme. Pour elle, voilà ce qui m'attendait si je continuais à n'en faire qu'à ma tête. Je voulus prendre sa main, mais Antoine entra à ce moment-là dans la pièce.

'Excusez ma précipitation, Madame, Mademoiselle, mais Monsieur m'envoie vous chercher. Vous avez reçu une lettre d'Oran.'"

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Bonjour à tous!

Désolée pour ce chapitre un peu long; je ne peux pas couper le chapitre en deux, hélas. Je souhaite donc que le courage vous ait accompagné le long de votre lecture! Et je m'excuse aussi pour le rythme très aléatoire des publications... Disons que mes études me font davantage me concentrer sur la Grèce classique, la Rome julio-claudienne et la France du XIIéme siècle en ce moment.

Si jamais vous aviez des à priori négatifs sur Madame de Douarnez, j'espère vous avoir fait changer d'avis!

Bonne journée/soirée à vous!

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