Chapitre 35

"Alors, le scribe, votre lecture a-t-elle été agréable?"

Théophile haussa les épaules.

"Monsieur Ansond écrit de manière agréable", résuma-t-il.

Il avançait lentement, mais sûrement.

"Et où en êtes-vous?

-Ils sont encore dans le camp d'Abd El Kader.

-Vous êtes très lent, Monsieur Dieudonné. Il faudrait songer à terminer votre bouquin avant qu'il ne tombe en poussière."

Le biographe lui offrit un grand sourire.

"Moi aussi, je vous apprécie grandement, Madame."

La vieille dame chassa la remarque d'un revers de main, à demi-irritée.

"Je vous ferai juste remarquer que novembre approche à grand pas, et que nous avons à peine commencé. Lorsque nous serons à la moitié du récit, je vous laisserai faire une pause, si le rythme ne vous convient pas.

-Il me convient parfaitement."

Elle était décidément contrariée. Théophile n'eut pas le temps de s'installer qu'elle avait déjà commencé:

"Trois semaines passèrent, sans nouvelles ni de Maël ni de d'Arcourt. Mon père et moi avions repris des rapports tout à fait cordiaux et je continuais mon apprentissage auprès de lui. Et puis, un matin, un attelage apparut dans notre cour. Je revenais avec mon père de l'inspection quotidienne des vignes; ma présence était devenue habituelle parmi les employés, si bien que l'on me serrait la main aussi bien qu'au grand patron au lieu de porter une main respectueuse à son couvre chef pour me saluer, comme on l'aurait fait avec une dame. Je dois avouer que je m'en enorgueillissais, d'ailleurs."

"Quand nous arrivâmes devant le manoir, la voiture se faisait déjà vider par Antoine et Agathe, qui sortaient malles sur malles.

'Attendions-nous un visiteur? s'enquit mon père, perplexe, en descendant de son cheval.

-Du tout, Monsieur, lui répondit Antoine. C'est Monsieur d'Arcourt qui envoie ces présents à Mademoiselle Lorelei.'

Je regardai mon géniteur, à mon tour étonnée. Ce dernier affichait une mine plus concernée cette fois-ci. Nous allâmes en vitesse rentrer nos montures, puis rejoignîmes ma sœur et ma mère, qui contemplaient bien entendu tous ces cadeaux. Et quelles belles choses y avait-il? Des mètres de tissus, de dentelle de Mirecourt en coton nouveau et léger, d'Argentan en Points de France, celle utilisée par les rois de l'Ancien Régime, d'Alençon tout aussi fine, de soie lyonnaise pour les bas et les dessous, de taffetas, de rubans chatoyants. Trois châles de dentelle aussi et un en cachemire, trois jupons en coton, et surtout, dans son écrin, une magnifique broche en or et son cœur d'aigue marine."

"J'aurais pu m'émerveiller de cette délicate attention, comme ma mère et ma sœur, mais deux choses m'en empêchaient: la première était que je trouvais assez inapproprié de se réjouir d'un cadeau de mariage alors que nous allions peut être devoir enterrer notre cousin. La seconde était que mon père avait perdu toute sa curiosité, et que la sévérité de ses traits me laissaient entendre que toute cette mascarade l'agaçait au plus haut point. Mais sa colère ne semblait pas tournée vers sa femme, ou même Lorelei."

"Ma mère s'adressa alors à lui:

'Quelle belle attention, n'est-ce pas?'

Au lieu de lui répondre, il appela Antoine.

'Vous renverrez tout cela à Monsieur d'Arcourt', lui dit-il d'un ton égal.

Antoine, étonné, acquiesça tout de même et sortit pour retenir la voiture.

'Agathe, remettez ces étoffes dans leurs malles.

-Pierre, vous n'y pensez pas! s'indigna ma mère.

-Lorelei les reverra bien assez tôt, répliqua-t-il.

-Ce sont des cadeaux pour notre fille! Les renvoyer serait une insulte à son fiancé!

-Ne vient-il pas de nous insulter?'

Lorelei et moi nous regardâmes, confuses. Ma mère changea d'expression.

'Il a été maladroit. Il n'a sûrement pensé qu'à faire plaisir à notre fille. C'est une corbeille de mariage! Il est normal que nous nous réjouissions pour elle!

-Oui, Mère, réjouissez-vous de quelques colifichets alors que le corps de votre neveu n'est même pas encore refroidi', lançai-je, amère.

Mes mots semblèrent la choquer; je l'étais d'autant plus face à son comportement.

'Iris, cela n'a rien à voir avec ton cousin. Il faut que tu comprennes que ta sœur va se marier, et qu'elle a le droit d'en être heureuse. Tu devrais l'être aussi.

-Parce qu'elle va gentiment faire ce que l'on attend d'elle? Cela vous va bien à toutes deux; la face d'enterrement comme mine de circonstances pendant quelques jours, des sanglots déchirants à vous donner des migraines, puis de grands yeux admiratifs devant le simulacre de fortune d'un coquelet? Mais qu'êtes-vous donc? Des marionnettes?

-Tu vas trop loin Iris, me prévint mon père.

-Est-ce ainsi que tu vois ta mère? me demanda celle-ci. Te rends-tu compte de ton insolence?

-Je me rends compte que je ne veux pas vous ressembler!

-Il suffit! intervint mon père. Cesse de faire ton enfant insolente! Dans ta chambre!'"

"Je lui obéis en soufflant, intimidée cependant par la dureté de son ton. Mais j'étais trop en colère pour réaliser ce que j'avais dit. Mais quand je fus seule dans ma chambre, plus calme, à ressasser ce que j'avais dit, la culpabilité fit son apparition. Ce fut bien évidemment ce moment, juste après le dîner que j'avais pris dans ma chambre, que Lorelei choisit pour me visiter."

"Entrant avec sa mine réprobatrice insupportable, celle qui vous fait comprendre que vous avez fait quelque chose de mal mais qui laisse aussi entendre qu'elle-même n'avait pas compris la situation, elle s'assit sur mon lit et commença à me sermonner en bonne sœur aînée qu'elle était:

'Ce que tu as dit à maman était injuste, Iris. Elle ne méritait pas cette peine.

-Pourrais-tu me laisser constater mes erreurs en paix, Lorelei? J'ai déjà assez de difficultés à me les avouer; ne joue pas à imiter ma conscience, s'il te plaît.

-Pourquoi lui portes-tu si peu de respect?

-Je la respecte, Lorelei! Il s'agit tout de même de ma mère.

-Elle n'avait pas l'air d'être ta mère quelques temps plus tôt.

-Nous avons trop peu de points communs pour nous entendre, je crois. C'est cela qui nous sépare. Et le fait qu'elle veuille que je lui ressemble.

-Iris, c'est pour ton bien. Maman nous aime, elle ne voudrait jamais...'

Soudain une porte claqua violemment au rez-de-chaussée, nous faisant sursauter. Surprise, je me dirigeai lentement vers la porte, mais Lorelei me retint.

'Attends', chuchota-t-elle en me montrant Agathe et Antoine qui descendaient, l'air anxieux.

Quand ils disparurent en bas des escaliers, nous pûmes les suivre sans nous faire prendre. La femme de chambre de ma mère, Madeleine, attendait déjà devant l'entrée du grand salon, et fit signe aux deux autres de s'approcher. Des voix fortes nous parvinrent, incompréhensibles depuis le coin où nous nous cachions. Cependant, nous entendîmes Agathe se désoler en murmurant:

'Je ne les avais jamais entendus se fâcher ainsi. 

-Madame a déjà eu une colère similaire quand Mademoiselle Iris et elle sont revenues de chez Madame de la Fridière, si ma mémoire est bonne, se rappela Antoine. 

-C'est cette maudite enfant, déclara Madeleine. C'est elle qui met Madame dans tous ces états,avec son comportement de petit démon! Monsieur est bien gentil de céder à son caprice!'

Je voulus protester, mais Lorelei m'en empêcha. Moi, un petit démon! Mais ce fut Agathe qui la prévint.

'Fais attention, Madeleine. Aussi emballée que tu sois par Monsieur de Douarnez, celui-ci n'aime pas les mauvaises langues.

-Que le Chariot l'emporte.'"

"Je ne sentis même plus ma colère; tout ce que je voyais était le visage terrible de ma nourrice qui lui demanda:

'Qu'as-tu dit?

-Rien, Agathe.

-Que je t'entende encore une seule fois dire ça, et je peux t'assurer que tu seras renvoyée chez ton frère, et que tu ne trouveras plus jamais aucun emploi dans le région. Je révélerai tout à Madame, puis à Monsieur, et ils te mettront dehors comme la malpropre que tu es.

-Je nierai tout.

-Penses-tu vraiment qu'il te croiront, toi, la petite peste qui va clamer au et fort au village les vertus de son employeur, contre moi, la nourrice de leurs enfants, la soeur de son frère de lait? Va-t-en, que je te voie plus jusque demain.'

Piégée, Madeleine  lui jeta un regard noir et partit. Antoine haussa les épaules.

'Qu'est-ce que tu as, toi? s'enquit Agathe.

-Rien. Mais je sens qu'elle va te poser des problèmes dans les prochains jours.

-Qu'elle essaye.

-Elle aura au moins compris qu'il ne faut pas toucher à tes petites protégées.'

Ma nourrice sourit.

'Je vais aller préparer la chambre bleue.

-Je t'accompagne.'"

"Nous nous tassâmes un peu plus dans notre coin, et ils ne virent rien. La porte n'était à présent plus surveillée. Nous nous en approchâmes, jusqu'à ce que  j'entende mon père élever la voix:

'Et vous croyez peut-être que le défendre arrangera la chose? Il sait très bien ce qu'il fait!

-C'est un jeune homme respectable, vous me l'avez dit vous même! Comment voulez-vous qu'il connaisse les subtilités des fiançailles si on ne les lui a jamais apprises? Et quand bien même il l'aurait fait exprès, aviez-vous besoin de faire une scène devant nos filles?

-Donner tant d'espoirs à Lorelei à propos d'un supposé prince charmant ne l'aidera pas!

-Croyez bien qu'elle sait qu'il ne s'agit pas du prince charmant! Mais ils s'aiment! Et je lui donne sûrement moins d'espoirs que vous n'en donnez à Iris! Envisagez-vous vraiment de la faire rester vieille fille toute sa vie?

-Biensûr que non! Mais les pousser à se marier, quitte à leur mentir! C'est indigne de vous!

-Je ne veux pas qu'elles finissent comme moi!'"

"Un lourd silence suivit la déclaration. Nous restâmes coites un moment, appuyées contre la porte, puis la voix de notre père nous parvint:

'Je vois.'

Des pas retentirent alors de l'autre côté du panneau de bois, et ce dernier s'ouvrit sur notre géniteur avant que nous n'ayons pu nous cacher. Celui-ci nous regarda fixement pendant ce qu'il me sembla une éternité. Puis, d'un ton monocorde, intimidant, il nous ordonna:

'Allez-vous-en.'

Et nous lui obéîmes promptement."

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Bonjour à tous!

Vous connaissez sûrement la corbeille de mariage dans le sens des cadeaux qu'offrent les familles aux mariés. Ici, il s'agit des cadeaux qu'offre le fiancé à la fiancée avant le mariage et qui est sensé représenter une compensation de la dot. Je ne vous la définit pas plus, je vais en parler dans le prochain chapitre.

Autrement, je m'excuse du retard (panne d'inspiration, quand tu nous tiens) et j'espère que vous allez tous bien!

Enfin, j'aurais une question: que pensez vous de Madame de Douarnez?

Bonne continuation à tous!

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