Chapitre 32

"C'était Yusuf qui venait nous voir; le traducteur qui s'était fait la malle quelques mois plus tôt. Il nous regarda un par un, stupéfait sûrement de nous trouver ici, mais soupira:

'J'aurais dû m'y attendre.'

Et revenant à sa mine de circonstances, il nous annonça:

'J'ai été envoyé vous demander s'il y avait des malades.

-Vous êtes trop bon', marmonna Esteve.

Je lui donnai un coup dans les côtes. Yusuf lui jeta un regard noir.

'C'est sérieux. S'il y a quelque chose à déclarer, vous feriez bien de me le dire tout de suite. Ensuite, je vous laisserai mariner ici jusqu'à ce que l'émir décide de vous faire sortir.'

Je sautai sur l'occasion, avec Thierry, pour lui montrer Maël.

'Il est blessé, indiquai-je. Et ça a l'air grave.'

Yusuf s'agenouilla à côté de notre ami pour inspecter sa plaie et grimaça.

'S'il reste ici, son état ne fera que s'empirer. Je vais essayer d'obtenir qu'il soit amené au camp.

-Je suis toujours conscient, signala le concerné avec agacement.

-Et tu n'es pas loin de ne plus l'être, répliqua l'interprète en se relevant. Je me charge d'abord de toi et je reviens vous voir."

Quand il fut parti, tout le monde se jeta sur Maël pour lui poser de multiples questions. Allait-il bien? Avait-il mal? Voulait-il s'allonger? Maël s'écarta d'eux d'un mouvement excédé. J'intervins:

'Non il est pas bien. Foutez-lui un peu la paix.

-Je vais prier', déclara-t-il alors d'un coup."

"Nous nous tûmes tous, surpris par cette décision. Il n'avait pas dit autre chose que 'Je vais bien' durant plusieurs mois, et il nous sortait cela. Estève tenta de le raisonner:

'Ecoute, c'est bien de prier, hein. Pas que je veuille t'empêcher d'accéder au salut de ton âme. Mais ce serait peut-être mieux de te reposer la tête, non? Parce que je ne sais pas si tu as remarqué, là, mais ton doigt a l'air de vouloir se décrocher de ta main.'

Mais Maël ne l'écouta pas. Il se leva difficilement et s'agenouilla un peu plus loin dans la grotte, son rosaire pendant de sa main droite.

'Il nous fait quoi, là?' me chuchota Esteve.

Je haussai les épaules et me tournai vers sa silhouette parfaitement immobile. Au moins, il ne chancelait plus."

"Thierry le fixait, toujours aussi préoccupé.

'Ça t'inquiète tant? l'interrogeai-je.

-T'as jamais vu quelqu'un avec de la gangrène?

-Pas que je me souvienne.

-Il a d'la fièvre depuis un petit moment. Il commence à délirer. Et après la fièvre, c'est rarement la guérison.'

Je restai silencieux, sentant la peur monter entre nous.

'Tu veux dire que...

-J'veux dire qu'il a de la chance qu'il y ait que ce qu'il lui reste de doigt de noir, mais que le meilleur qu'il pourrait lui arriver, ce serait qu'on lui ampute la main.

-C'est ce qu'il lui est arrivé? À ton frère?' lui demanda Esteve.

Thierry lui jeta un regard surpris, mais répondit tout de même:

'Oui.

-Qu'est-ce qu'il s'est passé?

-Il s'est pris la main dans une machine. Elle a été broyée.'

Notre ami grimaça.

'C'est pas évident pour travailler, ensuite, ça.

-Travailler? Il a été r'mercié. Faute professionnelle. Et c'est marqué dans son livret au cas où il cherche un aut'boulot.(1)'

Il était vrai que Thierry devait posséder un livret ouvrier pour travailler.

'Et comment vous faites, maintenant? demanda Joseph.

-Il reste s'occuper d'la ferme. Mais ça nous fait un salaire de moins en été. Et le plus p'tiot est pas encore payé comme nous.'

C'était le temps, ma petite fille, où les paysans quittaient leurs misérables terres quand la neige commençait à tomber pour aller travailler dans les fabriques jusqu'à ce que les premières fleurs sortent de terre(1). Où le travail dans les usines gigantesques réglé par la montre n'existait pas mais où la vie restait de moindre valeur, même celle des enfants. Après tout, qui se serait soucié de nous, la masse invisible, qui n'avait même pas le droit de vote?"

"Nous attendîmes plusieurs heures dans un silence inquiet. Maël avait fini de prier et avait annoncé vouloir prendre un peu de repos. Il s'était mis près du feu et somnolait, serrant son chapelet de sa main valide.

'Il va pas du tout bien, me murmura Esteve.

-On l'avait r'marqué, grommela Thierry. Mais on peut rien faire tant qu'ils reviennent pas.'

Esteve se leva alors d'un bond quand la porte de notre cellule claqua contre la roche. Nous nous retournâmes tous en même temps pour voir Yusuf et nos gardiens entrer en trombe, précédés d'un homme que je n'avais jamais vu. C'était un combattant, sans aucun doute, avec son sabre au côté, un chef de guerre avec un port de tête assez noble, d'après de ce que je puis voir dans la pénombre. Il nous balaya du regard avant de s'attarder sur notre pauvre Maël, qui n'avait même pas conscience de la présence des Berbères à quelques pas de lui. L'inconnu s'adressa à Yusuf et aux gardes dans leur langue, et s'avança vers notre ami. Il s'accroupit devant lui et lui toucha doucement l'épaule pour le réveiller, quand, à notre grande horreur, Maël s'effondra sur le nouveau venu, sans conscience."

"Nous bondîmes aussitôt sur nos pieds, et Estève se précipita sur Maël, mais les gardes l'en empêchèrent en le menaçant. L'inconnu se retourna, soutenant tant bien que mal le malade, et leur fit signe de baisser leurs armes et de le laisser s'approcher. Quand Esteve eut pris le relais, il se releva et donna des ordres. Deux des gardes vinrent aider Estève et Yusuf nous dit:

'Levez-vous. On vous emmène au camp.'"

"Nous rassemblâmes les quelques affaires qu'on nous avait laissées. Je pris celles d'Estève et de Maël avec moi, mais ne trouvai pas son rosaire. Et il n'était plus dans sa main quand je le vis passer devant moi. Je voulus le chercher plus longtemps, mais les guerriers me pressèrent; je fus le dernier à sortir de la grotte. On nous banda les yeux à tous, sauf Maël, qui aurait de toute façon bien eu du mal à mémoriser notre route."

"Je ne mémorisai pas le temps que nous mîmes à atteindre le camps. Je me souviens juste que quand on nous enleva les morceaux de tissu, il faisait encore jour, et une foule nous regardait, hostile, majoritairement composée d'hommes. Je cherchai Maël du regard; les deux gardes le portaient toujours, mais l'inconnu avait disparu. Seuls quatre autres gardes et Yusuf nous surveillaient, et empêchaient peut-être les gens de se ruer sur nous. Je me sentis petit, d'un coup. Dans le village, on n'osait pas trop m'approcher; j'étais le gentil géant, trop grand pour un fils de fermier(3), mais assez aimable pour qu'on ne se méfie pas de moi. Et puis, de perdre un de ses parents, ça attirait la sympathie. A Alger, ils avaient peur de l'armée qui avait abattu tous leurs remparts. Là, je ne m'étais jamais senti aussi détesté. S'ils avaient pu nous jeter des pierres, s'ils ne s'étaient pas tenus avec autant de dignité devant nous et devant leurs soldats, je suis certain qu'ils l'auraient fait."

"Soudain, tous se retournèrent. L'inconnu revenait avec deux femmes et deux hommes. Je le vis mieux sous la lumière du soleil. C'était bien leur chef. Ils le regardaient avec déférence et murmuraient avec respect sur son passage. Il portait le même habit que ses soldats, et avait la tête couverte. Son expression resta parfaitement calme quand des murmures de protestations s'élèvèrent parmi ses sujets. Il vint se placer devant nous, récoltant toutes les doléances. Un homme surgit de la masse et nous pointa rageusement du doigt en criant, et beaucoup approuvèrent ce qu'il disait. La tension monta d'un cran. Esteve demanda à Yusuf:

'Qu'est-ce qu'ils disent?'

Yusuf nous fit signe d'attendre, inquiet lui aussi. Un homme ayant l'air plus important parla lui aussi au chef, l'air peu amène, et le chef approuva avant de lui répondre. La rumeur dans la foule s'intensifia. Le chef ne bougeait pas. Je craignis, à l'expression de Yusuf, que nous soyons perdus. Mais, à notre plus grande surprise, une femme se jeta aux pieds du combattant, s'agrippant à son habit. Son visage était caché par son voile; elle le tenait serré contre elle. Mais j'aurais pu reconnaître ses yeux entre mille: c'étaient ceux qui nous avaient fixés, presqu'un an auparavant, alors que Maël s'était rué sur notre sergent pour dévier son tir. Alors qu'il avait perdu son doigt et risquait aujourd'hui de mourir de cette infection."

"La rumeur retomba d'un coup. Le chef releva la femme et la confia à l'une de celles qui l'accompagnaient, avant de donner des ordres aux soldats qui soutenaient Maël. Ceux-ci l'emmenèrent sous une tente, et Yusuf reçut à son tour des indications. La troisième femme, la plus âgée, vint nous rejoindre et nous fit signe de la suivre avec un doux sourire. Nous lui obéîmes, un peu plus rassurés, mais toujours dubitatifs de ce qui venait de se produire.

'Bon, Yusuf, s'énerva Estève, c'était quoi cette comédie?'

L'interprète s'arrêta d'un coup pour le regarder d'un air grave.

'J'arrêterais d'être aussi insolent, si j'étais toi.

-Sauf vot'respect, Monsieur, tentai-je poliment, on aimerait aussi savoir c'qui se passe.

-Ce qu'il se passe...'

Yusuf hocha la tête.

'Vous venez d'être sauvés in extremis par l'émir Abd El Kader et sa cousine. Voilà ce qu'il se passe.'

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Voilà! Encore désolée du retard! Je m'excuse à chaque fois, en fait. Mais là j'ai les partiels qui arrivent, du coup étrangement je retrouve l'inspiration.

Pour ceux qui veulent quelques explications:

(1)Le livret ouvrier a été créé en 1807, et il est indispensable à tous les ouvriers. Il faut dire qu'à l'époque, on aime pas les ouvriers. On a peur. On pense que ce sont de potentiels agitateurs. Du coup, chaque ouvrier a un carnet où on a son nom, sa date et son lieu de naissance, la couleur de ses cheveux, de ses yeux, la forme de son nez... pendant qu'il était engagé, c'était le patron qui le gardait, et il mettait une appréciation et le rendait quand il virait l'ouvrier ou quand l'ouvrier voulait partir. Et l'ouvrier devait faire tamponner son livret à la mairie à chaque fois qu'il arrivait et qu'il partait d'une ville. Et ça va être la norme jusque dans les années 1880. Même chose, les accidents du travail étaient considérés comme faute professionnelle jusqu'à la fin du XIX ème siècle.

(2) Au XIX ème siècle, la plupart des ouvriers dans les usines et manufactures sont des gens qui viennent de la campagne pour améliorer leurs conditions de vie. Jusqu'en 1850 à peu près, la plupart n'envisagent pas du tout l'émigration définitive. Du coup, ils vont travailler dans les usines en ville à partir de novembre et reviennent vers mars pour pouvoir commencer les premiers travaux agricoles. Ce qu'on voit aussi, ce sont des femmes qui tissent tout l'hiver et qui vendent leur tissu à des patrons qui les revendent en ville. Le travail en usine comme on l'a vu en cours d'histoire ne s'impose vraiment qu'à la toute fin du XIX ème siècle. Le père de Thierry et ses fils travaillent à mi temps à la manufacture et ensuite reviennent cultiver la terre, sauf que la manufacture ne se trouve pas très loin de chez eux.

(3) Un fermier était un paysan qui louait sa maison et son terrain à un propriétaire en échange d'une somme d'argent ou d'une partie de la récolte.

Voilà! Bonne continuation!

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