Chapitre 3

"Sentant que je ne pourrais me contenir plus longtemps, je partis en trombe, laissant mon père pantois. Je filai en coup de vent dans la cour, et le vent frappa mon visage. Moi qui vivais comme une ermite, je comprenais à présent ce que Maël ressentait quand il restait dehors des heures durant. L'absence des murs lugubres du manoir libéra mon esprit. J'y étouffais bien trop, écrasée par les vieilles pierres et les tentures plusieurs fois centenaires, et accablée par mes prises de conscience. Maintenant que j'avais goûté à la liberté, je ne pouvais supporter que l'on profite de nouveau de ma condition pour me mettre à bas. Tous les efforts que j'avais faits, tous les espoirs que mon père m'avaient donnés ne servaient en fait à rien."

"Il y a un lac, plus au Sud, j'ignore si vous l'avez vu. Il existait depuis longtemps à ce moment, et les propriétaires, malgré quelques disputes avec les voisins à propos de son assèchement, comptaient parmi nos amis et ne voyaient aucun inconvénient à ce que l'on s'y promène. Le lieu est magnifique, quand on évite les coins à moustiques."

"En tout cas, je trouvai un endroit tranquille, au bout d'un ponton, où je me recroquevillai pour pleurer à mon aise. Les pêcheurs besoignaient plus loin sur le lac, les habitations en étaient à l'autre bout; je n'attirerais l'attention de personne. Avoir des spectateurs, oui, mais quand j'étais au meilleur de ma forme. En l'occurrence, j'étais profondément blessée."

"Je prenais enfin conscience que j'étais une anomalie pour mes parents. Une fille qui voulait faire comme les garçons. Une fille qui ne voulait pas se marier et avoir d'enfants. Pourtant, j'aimais les beaux atours et les bonnes conversations. Pourquoi donc n'aspirais-je point ce qu'une fille aspire par nature? La pensée me heurta que mes parents avaient fait leur possible, et que le problème venait sûrement de moi. Les bébés hurlant leur faim monstrueuse ou leur envie de déféquer ne m'avaient jamais attendri outre mesure, pas plus que les jeunes paons qui se pavanaient dans les salons ne me donnaient l'envie de secouer mon éventail comme ma soeur ou d'autres le faisaient. Non; je commençais à me demander si mon âme était normalement constituée, ou si Dieu avait décidé de me faire autrement."

"Je restai là un bon moment, plus calme, à tremper mes pieds dans l'eau et à réfléchir à ma condition. Peut-être que mon père me considérerait trop fragile pour prendre la place de Maël. Pour prendre la place d'un fils. Il ne continuerait pas mon apprentissage. Étrangement, je ne lui en voulais presque plus. Ma fierté mal placée avait créé toutes mes illusions. Cependant, je le tenais pour responsable des faux espoirs qu'il avait entretenus. Mais je restais différente, et il faudrait bien que mes parents composent avec.

"En fin d'après-midi, j'étais toujours là, allongée sur le ponton, et je regardais le ciel rougir. Je pouvais me passer de corvées éducatives pour l'instant. Personne n'avait l'air de me chercher, de toute façon.

'Iris!' entendis-je soudain crier.

Je soufflai, dépitée. Je venais à peine de retrouver ma tranquillité d'esprit, et j'allais recevoir la traditionnelle leçon de morale. Étais-je vraiment réconciliée avec mes parents?

'Iris!' appela-t-on encore.

Lorelei s'invitait impunément dans mon jardin secret.

'Quoi? maugréai-je. Qu'y a-t-il?

-Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? s'indigna ma soeur en arrivant à ma hauteur. Sais-tu au moins depuis combien de temps tu es ici?

-Quelques heures, je suppose.

-Quatre heures! Tout le monde te cherche depuis quatre heures! Et tu as pris ton cheval! Papa était fou d'inquiétude! Il est parti à Nantes pour voir si tu n'y étais pas!

-C'est la route opposée. Comment m'as-tu retrouvée?

-J'ai pris la route opposée, justement!

-Tu sais, j'aurais bien fini par rentrer.

-Tu as quitté le manoir en larmes, nous t'avons tous entendue!'

J'avais raté ma sortie discrète.

'Que veux-tu, même quand je ne le fais pas exprès, l'on me remarque!

-Et c'est moi qui suis méprisable!'

Elle s'accroupit à côté de moi et je m'assis pour la regarder droit dans les yeux, plus sérieuse.

'Si c'était toi qui avais disparu, ils t'auraient retrouvée bien plus tôt.

-Mais que racontes-tu encore comme bêtises?

-Je dis juste que tu as plus d'importance aux yeux de nos parents que moi. Mais ce n'est pas de ta faute.

-Mais enfin, Iris, que te passe-t-il donc par la tête?'"

"Je lui racontai alors tout. Comment notre père, peut-être sans le vouloir, m'avait bien fait comprendre que je n'aurais pas plus de valeur à ses yeux que celle, marchande, d'un bon arrangement marital, et qu'à cause de mon désagréable caractère, il m'aimait moins qu'elle.

'Et bien tu te trompes sur le plus sérieux des sujets, Iris, me répondit-elle d'un air grave. Papa nous aime toutes les deux également, et que tu penses cela de lui doit vous causer à tous deux beaucoup de chagrin.

-Mais il m'a dit qu'il t'aimait trop pour ne pas te voir heureuse. Il doit sûrement te l'avoir dit aussi, non?'

L'expression indignée de Lorelei vint contrecarrer mon cheminement intérieur.

'Mais enfin, Iris... non! Je croyais que tu le connaissais assez pour comprendre qu'il ne nous exprimerait jamais clairement son affection!

-Lorelei, ton air outré m'agace. Il va finir par me faire croire que je me suis méprise.

-Parce que c'est le cas! Papa ne m'a jamais dit qu'il m'aimait, mais je peux le voir. Avant ce jour, je croyais même qu'il te préférait!

-Tu mens.

-Quand nous avons eu cette discussion, à propos d'Auguste, tu étais dans toutes ses phrases. 'Ta soeur se soucie beaucoup de toi, tu sais? Elle est très inquiète de ton avenir avec ce d'Arcourt.' J'y ai eu droit. Et ensuite, que tu étais la plus persévérante de nous deux, la plus déterminée. Que ce comportement était le meilleur à adopter dans le commerce, que tu avais tout saisi en moins d'une semaine. Que finalement tu étais celle qui lui ressemblait le plus. J'en étais un peu jalouse, et puis je me suis aussi dit que Maman m'avait plus à la bonne que toi. C'était juste, en fin de compte, que tu trouves ta place. Et puis, sans Papa, je n'aurais pas pu te pardonner, car je me bornais dans l'incompréhension de tes intensions. Vous avez toujours eu du mal à les exprimer clairement, tous deux; j'aurais dû m'en rendre compte plus tôt.

-Je m'exprime très clairement!

-Autant que Papa.'

Je croisai les bras, d'abord boudeuse, mais le rire détendu de ma soeur me rendit le sourire. Quand elle se fut calmée, elle annonça:

'Nous devrions rentrer, la nuit tombe. Tu ne voudrais pas que l'on nous déclare morte?'"

"Morte. Je fixai le sol, méditant sur le mot, le faisant glisser le long de ma gorge jusqu'à ce que sa froideur ne gèle mes organes. Morte. Je n'y avais jamais pensé jusqu'à présent. Même pendant l'attaque du village, même lorsque j'avais vu les corps que les hommes disposaient pour les enterrer chrétiennement, pas même quand Joséphine reposait, blanche et inerte, sur la terre meuble de la route, je ne m'étais dit: 'Et si c'était moi? Et si j'avais été à leur place?'"

"C'est étrange, vous savez. Je me trouvais bien loin du danger. À vrai dire, le seul que je courrais à ce moment était que je tombe dans le lac; je ne sais pas nager. Je fus révulsée à l'instant par le simple fait que ma vie aurait pu se terminer, à n'importe quel moment. Joséphine, sa soeur, d'Armence... Mon cousin se faisait peut-être tirer dessus en ce moment, mais moi, dans ma campagne perdue, j'étais en vie. Je n'en tirai aucune conclusion; la surprise seulement me laissa sur ma faim. C'était la première fois que je me souciais de la mort, mais ce cheminement ne correspondait hélas qu'à un triste prélude de ma philosophie de vie. Vous comprendrez l'importance que cet événement revêt dans mon histoire quand je vous en aurai raconté la suite."

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WARNING!!! /!\ /!\ /!\

Messieurs-dames,

Je me permets de vous solliciter pour vous avertir que le prochain chapitre pourrait être choquant pour certaines personnes; on y parle de la mort avec des termes assez crus et cyniques, et je ne sais pas si je dois mettre impérativement en adulte ou si je peux attendre encore un peu. Donc, s'il vous plaît, prenez compte de mon avertissement! Merci!

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