Chapitre 28

"Monsieur daigne donc me rendre visite à nouveau!", constata Madame de Douarnez quand Théophile eut franchi l'entrée du jardin d'hiver.

La pièce renfermait plusieurs espèces de plantes grasses et d'arbustes plus ou moins exotiques, du buis taillé au citronnier nain. Une table et des chaises en fer forgé se cachaient derrière un rideau de lierre grimpant; on y avait disposé un service à thé, un autre à café, et installé confortablement la châtelaine.

"Veuillez me pardonner, Madame, s'excusa le jeune homme, un sourire amusé menaçant de poindre. Je tenais à me retrouver dans les récits.

-Alors vous en êtes au moment où Maël s'est fait enlever."

Théophile hocha la tête. La vieille dame hésita un instant, avant de demander:

"Comment est-ce arrivé?

-Il a été pris pendant une bataille avec ses amis.

-Ne m'épargnez pas, le scribe. J'ai passé toute ma vie à me demander si j'étais prête à entendre tout cela. À savoir ce qui lui était arrivé durant la pire période d'attente de ma vie. Dites-le moi.

-Il s'est fait traîner par un cheval, sur plusieurs mètres hors du champ de bataille de Mazagran. Son pied s'est pris dans un étrier. Messieurs Fabrès, Mougel et Ansond l'ont suivi et se sont aussi fait piéger.

-A-t-il...

-Ma connaissance des événements s'arrête là. Mais je peux ajouter que son doigt le rendait souffrant.

-Oui, son doigt. Son index gauche. Je m'en souviens. Il portait toujours des gants quand nous sortions."

Le regard d'Iris se perdit dans la contemplation du paysage offert à travers les immenses vitres, puis elle se ressaisit brusquement.

"Continuons, le scribe."

"Le jour suivant, et contrairement à ce que je pensais, ce fut Agathe qui me réveilla. Il était sept heures."

"Cela ne m'interpella pas, au départ. Je sortais tout juste d'un sommeil sans rêve. Non; le premier souvenir qui me tomba dessus ce matin-là fut que Maël se trouvait probablement mort à des milliers de kilomètres. Cette heureuse perspective me retira toute l'insouciance que je pouvais encore garder en moi. Agathe lança un regard désolé à mon air maussade et m'aida à me préparer. Cependant, l'impression que ce plan n'était pas prévu s'insinua dans mon esprit."

"Le petit déjeuner en bas confirma mes doutes; à la grande table, Lorelei se tenait la tête, penchée sur son bol, les yeux rouges et la mine défaite. Elle devait avoir pleuré toute la nuit. Ma mère, d'ailleurs, ne lui reprochait pas son maintien, préférant lui jeter quelques oeillades compatissantes. Après tout, il devait se passer quelque chose de terrible pour que ma soeur en oublie sa grâce. Mon père, lui, brillait par son absence. Ce fut à cet instant que je me souvins qu'il devait m'emmener dans les vignes une heure avant.

'Où est Papa? demandai-je alors.

-Bonjour, Iris', me répondit ma mère.

Après tout, la politesse ne devait pas s'oublier en temps de drame, et je n'ai jamais eu le talent de Lorelei qu'était celui d'amadouer son monde.

'Un valet de Monsieur de la Salmonière est arrivé tôt ce matin, poursuivit-elle. Ton père est parti avec lui.

-Monsieur de la Salmonière?

-Un de ses plus anciens amis.

-Papa ne m'en a jamais parlé.

-Et il a sûrement ses raisons. Viens t'asseoir.'

Je lui obéis. Son ton était sec; elle devait sûrement être vexée que j'aie cherché mon père ainsi avant elle. Elle reprit plus doucement:

'Je suppose qu'il t'avait proposé de partir avec lui aux vignes ce matin.'

Je hochai la tête. Elle soupira:

'Je ne te ferai pas la leçon, Iris. Mais Anne Lister n'est pas un modèle à suivre pour une jeune fille qui veut ses entrées dans les grands salons de Paris.'"

"Anne Lister?"

Iris interrompit le fil de sa narration pour se tourner vers Théophile.

"Ne vous l'ai-je pas raconté?

-Je ne pense pas.

-J'avais découvert Anne Lister quelques années auparavant. Elle n'était pour l'instant pas d'une importance décisive dans ma vie, au vu des événements qui se déroulaient à ce moment-là, mais elle a inspiré tout le reste.

-Et qu'a-t-elle fait?

-Il est vrai que vous n'êtes pas de cette époque. Anne Lister était une femme anglaise, de caractère, dans la quarantaine quand j'avais vingt ans, qui avait les mêmes penchants amoureux que moi. Seulement, elle avait choisi de vivre telle que la nature l'avait faite, sans se soucier des regards réprobateurs de la société occidentale. Elle s'était mariée, symboliquement, biensûr, avec sa compagne Anne Walker en 1832 et menait ses affaires comme un homme. J'étais passionnée par sa personne, et mes parents l'avaient bien compris. Si mon père n'y accordait pas vraiment d'attention, ma mère s'en inquiétait."

"Comme mon père ne revenait pas, je restai avec Lorelei et ma mère dans le petit salon pour m'entraîner à la broderie. Ma soeur s'installa au piano, telle une âme en peine, et commença un air lugubre. Un air qui plombe les idées. Au bout d'un moment, je ne pus continuer mon travail.

'As-tu terminé? s'enquit ma mère.

-Comment puis-je me concentrer avec le Requiem Aeternam de Mozart, Maman? Puis-je me retirer?'

Elle m'observa un instant, hésitante, avant de céder:

'Va d'abord chercher mon nécessaire de couture, dans ma chambre.'

S'il s'agissait de la seule condition à ma liberté... je traversai le peu de distance qui séparait le petit salon de la chambre parentale, puis entrai dans cette dernière."

"Je me rendis alors compte que je n'avais jamais vu cette pièce. Tout comme le bureau, nous avions interdiction d'y entrer sans accord. Et, à vrai dire, rien ne transparaissait de mystérieux qui m'y attirait. C'était une chambre; un lit bien refait, sûrement par la femme de chambre, ou par Agathe, une commode, deux chaises, la coiffeuse de ma mère, couverte de flacons. Aucune trace de mon père, cela dit. Quoique..."

"J'aperçus un gilet posé sur le dossier d'une chaise. Un gilet d'homme. Mais il était bien trop petit pour que mon père ait pu le passer. Il aurait convenu à un tout jeune homme. Et ce n'était pas un gilet de mon cousin; le col était trop court, sans aucun revers. Le vêtement à la mode tombait juste au-dessus des hanches; celui-ci les couvrait. Par ailleurs, il n'y avait qu'une seule rangée de boutons. Et la couleur était trop usée pour qu'un homme la porte en ce moment. Je le pris et le tins devant moi pour l'examiner, et je trouvai alors quelque chose qui piqua davantage ma curiosité. On avait cousu un carré de tissu sur son côté gauche. Un carré rebrodé d'un Sacré Coeur(1) rouge défraîchi, comme le reste de l'habit."

"Je tournai et retournai plusieurs fois pour l'examiner encore et encore; il s'agissait d'un vieux vêtement, sans aucun doute, porté jusqu'à usure. Des tâches sombres constellaient la trame par endroits. Il me vint alors à l'esprit que mon père aurait sans doute pu porter cela. Je me souvins que nos terres avaient été confisquées, qu'il n'était pas au château pour les protéger.

'Qui t'a autorisé à entrer?'

Je me retournai; mon père m'observait, imposant dans l'encadrement de la porte, manifestement en colère. Il portait encore ses vêtements de voyage. Je tâchai de garder la tête haute pour paraître honnête.

'Maman m'a demandé de venir chercher son nécessaire de couture.

-En fouillant dans mes affaires?

-Je n'ai pris que le gilet. Il était en évidence sur...

-Ne me mens pas!

-Je ne vous mens pas!'

Il me toisa encore un instant, méfiant, avant de traverser la pièce pour ouvrir un tiroir de la commode. Il en sortit un coffret et me le tendit.

'Va l'amener à ta mère. Tu viendras avec moi aux vignes cet après-midi.'

Je lui jetai un regard noir avant de répliquer:

'Bien, Père.'

Puis je filai au salon. Ma mère m'attendait toujours à la table. Elle haussa les sourcils en me voyant arriver.

'Avais-je laissé ma boîte sur la commode?

-Il se trouvait dans un tiroir. Papa me l'a montré.'

Lorelei arrêta alors ses lugubres divagations musicales pour me fixer.

'Papa est rentré?

-Pourquoi n'est-il pas venu nous voir? demanda ma mère.

-Je comptais le faire lorsque j'ai vu Iris dans notre chambre, répondit mon père en apparaissant derrière moi. L'avez-vous donc envoyée?

-Oui, Monsieur. Je lui ai permis de se retirer si elle me rapportait mon nécessaire.

-Alors puis-je me retirer, Maman? interrogeai-je, ironique.

-Où iras-tu? Nous allons déjeuner.

-Respirer une bouffée d'air frais. Me sentir vivante. Cette maison sent la mort.'

Et, sans prendre en compte les expressions outrées de mes parents ou le son terrible de ma soeur éclatant à nouveau en sanglots, je sortis en trombe de manoir."

"Je restai sur mes positions pendant quelques heures. Agathe ne réussit pas à me convaincre de déjeuner avec ma famille; je refusai tout net de manger quoi que ce fût. Je demeurai ainsi assise sur un banc du jardin, devant un massif de fleur, et je les fixai avec toute ma volonté. Il était absolument hors de question que je jette ne fût-ce qu'un coup d'oeil à la bâtisse."

"Seulement, je fus bientôt obligée d'y porter une quelconque attention. Mon père vint s'asseoir à côté de moi. Il me tendit un paquet de tissu, que j'ignorai.

'Il faut que tu manges', grommela-t-il.

Je ne répondis pas.

'Si tu ne le prends pas, tu ne monteras pas non plus à cheval.'

Craignant alors de me faire évincer de mon apprentissage, je saisis le ballot et l'ouvris: deux petites tartes à la fraise, encore chaudes du four attaquèrent mes narines de leur odeur sucrée. Je mordis goulûment dans la première.

'Agathe les a expressément réalisées pour toi. Elle savait que ton entêtement ne viendrait pas à bout de ton estomac.

-Elle me connaît mieux que personne', déclarai-je innocemment.

Le sous-entendu était clair; pourtant, mon père ne s'en offusqua pas.

'C'est vrai, me répondit-il. Mais à ton âge, tu ne devrais pas encore avoir besoin qu'elle veille à chacune de tes humeurs.

-Heureusement qu'elle est là; il n'y a qu'elle qui s'en inquiète.'

Mon père poussa un lent et profond soupir.

'J'aimerais alors que tu m'expliques ce que je fais là.'

En l'occurrence, il avait raison. Il ne se serait pas déplacé si je ne l'intéressais pas. Je fis la moue et marmonnai:

'Peut-être étiez-vous inquiet, vous aussi. Un peu.

-Je comprends ta précédente réaction, cependant. Le manoir a des allures de tombeau.'

Il se leva en serrant les dents. Son dos le faisait souffrir, et pourtant il me dit:

'Finis tes friandises et rejoins-moi aux écuries.'

Je le regardai s'éloigner, un sourire aux lèvres. Mon père avait toujours paru plus détaché qu'il ne l'était."

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(1) le Sacré Coeur du Christ: son nom l'indique. Sujet de dévotion, il représente l'amour infini de Dieu qui s'est donné en sacrifice pour le salut de ses enfants. Le symbole est aussi utilisé par les Vendéens comme signe de ralliement. Ils le cousaient sur leurs vêtements pour se reconnaître. D'ailleurs, il est toujours utilisé sur le logo de la Vendée. 

J'en profite pour vous dire, car j'avais oublié, que Monsieur de la Salmonière a vraiment existé. Il a d'ailleurs sûrement des descendants; donc si l'un de vous trouve que la mention est inappropriée, n'hésitez pas à me le dire!


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