Chapitre 27
"Des soldats furent laissés à Arzew pour protéger la place, et nous, nous repartîmes à Oran. L'été s'annonçait chaud, comme tous les étés là-bas, et le Général voulait ménager ses troupes, disait-on. Pas d'autres campagnes pour nous; juste des exercices de tirs et des heures à végéter à l'ombre des murailles jusqu'à ce qu'on nous réquisitionne pour aider à remonter un quelconque mur ou pour effectuer une petite mission de surveillance autour des remparts. Rien de bien physique, tu en conviendras. Nous étions presque parvenus à supporter la lourdeur de l'air; au moins, nous ne tombions pas en pâmoison comme des jeunes filles. L'air marin y était aussi pour beaucoup. Par contre, nous ne pouvions faire sans sueur. Monsieur et Madame Barat nous avaient recommandé de faire bouillir l'eau avant de la boire, au vu des cas de dysenterie qui se déclaraient régulièrement parmi nous. Nous buvions de l'eau chaude, mais c'était tout de même mieux que se tordre de douleur."
"Toutefois, les plans de nos officiers changèrent bien vite à la fin de juillet. Abd El Kader envahissait la ville de Tlemcen pour soumettre son chef, qui voulait faire alliance avec nous. Le Général vit là une occasion de s'emparer d'une autre ville dont l'alliance à notre cause semblait plus que douteuse; Mostaganem et ses dépendances. Tu dois te demander d'où sortent ces noms, je m'en doute, mais ces noms viennent de leurs langues vernaculaires, tout comme ceux de nos villages proviennent de nos patois. Et je peux t'assurer que les seconds paraîtraient tout aussi étranges aux Berbères que les premiers le sont pour nous."
"Mostaganem et ses dépendances étaient pourtant assez différentes des villes que nous avions visitées jusque là. Les Arabes y vivaient certes, comme dans toutes les communes de la Régence, puisqu'ils sont majoritaires, mais c'étaient les Koulouglis qui gouvernaient. Des Turcs métissés à la population locale. Ceux-là menaient une politique très ambiguë à l'intérieur de remparts qui étaient censés nous assurer un ravitaillement régulier, tantôt en nous envoyant leurs marques d'amitié, tantôt en essayant de contacter l'émir pour faire de même."
"Nous embarquâmes donc dans un navire à Mers El Kebir le 24 juillet. Le beau temps avait viré à la tempête, bien évidemment, et nous restâmes bloqués deux jours en mer.
'Eh, faut voir le bon côté des choses! tenta de relativiser Esteve. À pieds, on aurait mis plus de temps.
-À pieds, on pourrait voir le ciel et respirer aut'chose que des relents de d'liquides humains, grogna Thierry.
-Et encore, tu n'as pas connu Donatien quand il ne supportait pas la mer.'
Je jetai un regard noir à notre ami, et il me répondit par un sourire goguenard. Thierry soupira à nouveau, avant de relever la tête vers Maël.
'J'en connais un qui s'sent pire que moi, marmonna-t-il. Ça va, l'aristo?'
Maël ouvrit les yeux. Il suait beaucoup, maintenant que Thierry le faisait remarquer.
'La lourdeur de l'air m'incommode, dit-il d'une voix ensommeillée. Je fais en sorte de ne pas la subir outre mesure.
-Tu dors, du coup.
-Si je restais éveillé, j'en pâtirais davantage, et je ne serais d'aucune aide quand nous débarquerions.
-Dors. C'est bien.'
J'observai à mon tour Maël, peu convaincu par sa réponse. Il me semblait très pâle. Je tentai de me convaincre que cela résultait du manque de lumière dans la coque. L'air était lourd, en effet, mais je me doutais bien que son col trempé, tout comme ses yeux hagards étaient dûs à autre chose. Cependant, je n'eus pas le loisir d'insister sur l'examen de sa santé, car un soldat déclara:
'C'est bien dommage que tu n'aies plus ta flûte et ton tambour, le Provençal! Tu nous aurais divertis.
-Oh, dites, protesta Esteve, il y en a bien un qui connaît une chanson! Je suis pas le seul à faire les fêtes votives(1), non?'
"Soudain, un autre de nos compagnons se leva et commença à chanter une complainte en breton. Du moins, je crus reconnaître du breton.
'Ça m'a pas l'air très joyeux, tout ça, dit Thierry.
-On l'avait pas du tout remarqué, se moqua Esteve. Quelqu'un sait ce qu'il dit?
-Il raconte une histoire d'amour tragique, répondit Maël sans paraître se réveiller. Celle de Jenovefa la fille du seigneur de Rustefan et d'un jeune homme du peuple, Yannig.'
Il se tut pour appréhender la suite des paroles, puis continua:
'Si j'ai bien compris, le jeune homme part pour Quimper et est ordonné prêtre... mais la jeune femme le supplie de ne pas renoncer à leurs voeux. Il ne peut pas, parce que Dieu l'a appelé. Et... il s'en va chez le seigneur pour lui demander d'assister à sa première messe. Le seigneur... le seigneur lui promet vingt pièces lors de la quête, la dame dix pour le soutenir. Mais juste avant... oui, avant la messe, le narrateur dit qu'elle ne peut avoir lieu. Tout le monde est sorti de l'église.
-Pourquoi?' interrogeai-je, porté par l'histoire.
Se passa encore un silence, puis Maël annonça:
'Jenovefa s'est donné la mort.'
Le vent siffla à travers les planches pour faire écho aux funestes paroles.
'Yannig est devenu le recteur du la paroisse, Jenovefa est enterrée. Mais les villageois le voient encore pleurer sur sa tombe.'
La chanson se terminait là. Maël s'excusa:
'J'ai traduit approximativement. Il parle le breton de Cornouailles, et je parle celui de Vannes.
-Ça m'surprend déjà qu'tu parles un patois, remarquai-je. Les gens riches parlent français.
-J'ai passé toute mon enfance à parler breton avec mon frère de lait et ma nourrice. Les enfants ne sont pas acceptés dans les hauts cercles, et moi encore moins.'
Esteve acquiesça et se retourna soudain vers le chanteur pour s'exclamer:
'Oh, vous avez pas plus gai, en chanson? Je vous rappelle quand même qu'on est en guerre! J'aimerais bien avoir le coeur un peu plus léger avant de partir au combat!'
Le soldat breton le regarda un instant, avant de déclarer:
'Bah tu devras te contenter de ça. Je laisse ma place.'
Notre ami se leva alors et s'écria:
'Je vous préviens que si un Corse veut continuer les réjouissances avé un lamentu(2), je me jette par dessus bord!'
Certains rirent; moi, je n'avais pas compris. Le Breton fronça les sourcils, soupçonneux, et s'adressa à Esteve:
'Au fait, depuis quand un sudiste, ça parle breton?
-C'est moi qui le parle.'
Maël leva la main pour se manifester. Le Breton lui demanda sûrement quelque chose dans leur patois, car il répondit quelque chose comme:
'Djuenet.
-Gwenet? reprit l'autre en riant.
-C'est quoi ça, Gwenet? m'enquis-je, curieux.
-C'est Vannes, m'informa Maël.
-Et tu le prononces n'importe comment, annonça le Breton. Tu chuintes comme un vieillard.
-Je le parle comme un Vannetais, rétorqua mon ami. C'est toi qui l'articules avec l'hésitation d'un enfant.'
Les compagnons du Breton ricanèrent, et ce dernier s'offusqua:
'Biensûr que non, t'y connais rien!
-Mais tu as douté. Si tu t'y connaissais, toi, tu saurais que je parle correctement le dialecte de ma région, et que j'ai réussi à traduire, malgré les difficultés, tes bredouillements indécis de Cornouailles.'"
"Les deux adversaires se fixèrent longuement, en silence, puis celui que je ne connaissais pas finit par lâcher:
'Bien, Votre Seigneurie.'
Le ton était ironique, et il esquissa un semblant de révérence qui fit rire ses compères. Je retins Esteve qui voulait se lever, mais Thierry m'ordonna:
'Le r'tiens pas; j'y vais avec lui.
-C'est ce qu'il veut, avoua Maël. Ne lui faites pas ce plaisir.'
Esteve se rassit et notre ami désigna l'autre de la tête:
'Regardez-le. Il se pavane devant sa cour, et cherche à impressionner son monde. Il est arrivé par le dernier bateau à Oran, avec les renforts.
-C'est pour ça! Attendons qu'il se fasse tirer dessus, il fera moins le malin!' s'exclama Esteve.
Il se retourna d'un coup quand il entendit Thierry rire dans sa barbe.
'Qu'est-ce qu'il a, le Lorrain?
-C'est juste que t'aimes vraiment pas quand c'est un autre que toi qui fais l'malin.'
La remarque fit retomber un peu la tension. Je ris, à la fois nerveux et bon public. Finalement, il ne s'agissait que d'une bataille de plus."
"Le vent finit par se calmer, et nous pûmes débarquer sur la côte, encore loin de Mostaganem. Et pour attaquer Mostaganem, il nous fallait prendre les deux communes environnantes, Matamore et Mazagran. Théoriquement, les Turcs étaient nos alliés, comme je te l'ai dit, mais en pratique, rien n'était moins sûr.
'Il paraît qu'ils vendent à Abd El Kader la poudre qu'on leur fournit pour les soldats et qu'ils veulent pas laisser entrer d'officiers français dans la ville, me renseigna un de nos camarades. En tout cas, c'est c'que j'ai entendu.
-Ça, c'est la meilleure! m'exclamai-je. On les arme, on s'occupe de leurs soldats gratuitement et eux, ils nous trahissent!
-Tu crois quoi? me rabroua Esteve. Quand on se reçoit dans la face une victoire aussi évidente qu'Alger en dépendant de l'une des plus grandes puissance au monde, on cherche à venger sa fierté. Surtout que l'émir, là, c'est pas un tendre avé les musulmans qui nous aiment bien. C'est considéré comme de la trahison pour lui.
-Ouais, m'enfin, profiter de nos avantages et obtenir ceux d'nos ennemis...'
J'arrêtai là mes protestation; Maël venait de trébucher juste derrière moi. Je me retournai vivement, tandis que le sergent l'aidait déjà à se relever.
'Péradec, ça va?'
Maël hocha vaguement la tête; il se fit tirer en arrière par notre supérieur.
'Il faut qu'on parle.'"
"Notre ami demeura durant le reste de la marche avec notre sergent. La discussion semblait vive, mais je ne la compris pas. Maël revint vers nous quand nous aperçûmes les remparts de la première ville.
'Il voulait te dire quoi, le sergent? demandai-je, inquiet.
-Ce n'est rien.
-Et la tronche que tu tires, c'est rien, peut-être? T'es trempé! Blanc comme la mort!'
Je craignis un instant qu'il ne s'agace. Il me répondit:
'Le sergent m'a confirmé que je rentrais en France juste après cette bataille.
-C'est très bien.
-Je n'aurai pas assez économisé pour m'offrir une situation.
-T'aurais jamais pu, Maël! T'as vu ce qu'on nous paie? Not' prime, c'était la moitié de c'qu'on nous avait promis! Alors, pour moi, pour une famille comme la mienne, c'est bien, très bien même, mais pour toi! C'est pas ta solde qui va t'rendre riche.
-Il faut cinq ans pour monter en grade.'
C'était donc ça.
'C'est p't'être mieux, déclarai-je après réflexion.
-Mieux? Je suis parti sans que personne ne me retienne, tu me l'as très bien rappelé. Si je reviens dans cet état, avec quelques francs en poche, que diront-ils?'
Je ne répondis rien. Maël croyait qu'il devait convaincre tout le monde de son droit à être estimé. Moi, je ne voulais pas qu'il y laisse sa peau. C'était mon ami; il fallait que je le ramène chez nous en vie."
"Le combat s'engagea le 28 juillet, peu de temps après notre débarquement. Nous pensions au départ qu'il nous suffirait juste de nous montrer, comme avec les Douers, afin d'intimider un peu, avant de peut-être rester le temps de rallier à nouveau les Turcs à notre cause. Les prévisions du Général furent contrées par des cavaliers qui se jetèrent sur notre flanc, suivis par des Arabes à pied. Nous aurions pu les contrer, me dirais-tu. Après tout, nous étions un millier et quelques centaines d'hommes. Seulement, ce millier et quelques arrivait au compte-goutte par différents bateaux; nous devions nous rejoindre devant Mazagran pour faire une démonstration de force. Là, ce fut notre compagnie que l'on assaillit. Deux cents hommes. Nous arrivions presque au lieu de rencontre, mais les premiers se trouvaient trop loin réagir si tôt, et les derniers descendaient juste des navires. Les cavaliers enfoncèrent notre formation."
"Nous n'eûmes pas le temps de nous mettre en position de tir. Il nous fallut brandir nos baïonnettes pour essayer de les déstabiliser. J'évitai de justesse un coup de sabre, avant de planter ma lame dans la cuisse de mon ennemi. Ce dernier cria, essayant de calmer sa monture, et m'insulta probablement dans sa langue avant de lever à nouveau sa lame. Je la déviai en brandissant mon fusil des deux mains. Maël faisait de même avec un autre. Enfin, c'est ce que je déduisit à travers la fumée. Je profitai de l'ouverture de l'attaque pour taillader la joue de mon adversaire jusqu'à la bouche, puis enfonçai mon arme dans sa gorge. Mon ami avait disparu de mon champ de vision. Je le cherchai comme je pus; il se trouvait pris avec un autre assaillant. Il brandit son arme pour le désarçonner, mais le cavalier agrippa son col pour l'entraîner avec lui dans sa chute. Maël réussit à s'arrêter en travers de la selle, puis chercha à se stabiliser en accrochant son pied à un étrier. Peine perdue; il tomba lourdement à terre, le pied encore dans l'étrier, et le cheval, au grand damne de ses deux cavaliers, se lança au galop hors de la mêlée.
'Maël!' hurlai-je en manquant d'intercepter le tranchant d'un sabre.
Esteve entendit mon appel désespéré. Il m'adressa un signe de tête pour me le faire comprendre, puis - j'ignore encore comment il s'y prit - il disparut lui aussi du champ de bataille. Je me libérai tant bien que mal quelque minutes - je n'avais aucune conscience du temps, tu dois t'en douter - plus tard, et partis dans la direction de la cavalcade du cheval. Thierry me suivit.
'Où ils sont, Maël et Esteve? me demanda-t-il en arrivant à ma hauteur.
-Maël... les pieds dans l'étrier... traîné... cheval... parti au galop, réussis à articuler en reprenant ma course.
-Et Esteve l'a suivi.
-Oui!
-Ah vindieu(3)!'
Lui-même accéléra le pas pour m'aider."
"Nous vîmes de loin les troupes déjà arrêtées à Mazagran rejoindre le combat. Ce dernier de devrait plus durer. Seulement, toujours aucune trace de Maël, ni d'Esteve. Soudain, Thierry me tira derrière un rocher. Des soldats ramenaient Esteve par le col; ils le lâchèrent à côté de Maël, délivré de l'étrier et tenu à genoux sous la menace d'une arme. Je voulus y aller, mais mon compagnon d'arme me retint.
'Si on y va aussi, on y passe. On est trop loin pour qu'on nous remarque.
-Et eux?'
Thierry n'eut pas le temps de répondre à mon indignation; un combattant Berbère se jeta sur lui. Je voulus riposter, mais un masse s'abattit sur mon crâne. Ce fut le noir."
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
(1) fêtes votives: nom méridional des fêtes patronales, d'après ce que j'ai remarqué. J'ai utilisé le terme dans le précédent chapitre, mais je tenais à le préciser. Dans le Nord et chez moi, en Lorraine, on aime bien aussi le terme kermesse. Si vous ne savez pas de quoi il s'agit, ce sont les fêtes données le jour du saint patron d'une commune. Aujourd'hui encore on le fête dans certains villages.
(2)lamentu: complainte en Corse, généralement religieuse et parlant soit de Marie, soit de la crucifixion, elle peut aussi être profane. Mais les complaintes corses sont toujours très touchantes et tristes. L'équivalent en breton, dites-moi les Bretons si je me trompe, ce serait la gwerz.
(3)vindieu: littéralement "vin de Dieu", équivalent de "bon sang", c'est, vous l'aurez deviné, une interjection d'origine religieuse. On pourrait le remplacer par "putain de merde", mais chez moi on préfère "vindieu". Jusqu'ici, je ne l'ai entendu qu'en Lorraine, mais si vous le dites, vous, dans d'autres régions, faites le moi savoir!
Voilà!
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top