Chapitre 26

"A partir de ce moment, nos voisins semblèrent mieux supporter notre présence. Biensûr, d'autres tribus continuaient de bloquer nos routes et d'attaquer nos contingents, mais celles que nous avions pour alliées nous assuraient un flux presque continu de marchandises. Le Général eut aussi une bonne idée; des petits groupes d'Européens venaient renflouer régulièrement la population. D'un autre côté, nous attendions toujours des renforts d'Alger pour pouvoir assurer une défense plus efficace en-dehors d'Oran sans délaisser celle de la ville pour autant. Il décida donc que les civils européens assureraient la surveillance pendant que les contingents chargés des excursions seraient sortis. Ces civils, des hommes qui sortaient de l'adolescence à ceux qui allaient être grands-pères, furent entraînés au tir. Maël se faisait encore remarquer en servant de traducteur, car la majorité des immigrants venaient d'Espagne et d'Italie. Il s'arrêtait cependant pour assister à nos séances régulières de tir, car le Général voulait aussi que chaque soldat soit exercé régulièrement au tir. Mais il était dispensé d'aider les soldats du génie à construire les bâtiments qui constitueraient le nouvel arsenal. Mais les renforts auraient mieux fait d'arriver."

"Nous avions, à quelques lieues - kilomètres, si tu préfères - des alliés dans la ville d'Arzew, qui nous assuraient un ravitaillement presque continu. Leur alliance avec nous avait déplu à Abd El Kader, comme tu l'auras deviné, et il s'était arrangé pour retourner une partie de la population contre son chef, qui fut capturé et enfermé par le chef des insurgés. Des soldats envoyés en patrouille là-bas nous avaient déjà prévenu de la situation plus que tendue de la région, mais ce fut l'oncle du chef de la ville qui se déplaça en personne pour nous demander de l'aide. Sa famille et les habitants toujours alliés à eux se retrouvaient menacés par un adversaire bien plus coriace que nous le pensions en arrivant à Oran. Et s'ils étaient menacés, notre nourriture, nos chevaux et le pont maritime qui nous assurait leur renouvellement régulier l'étaient aussi."

"Nous partîmes donc pour Arzew, que nous finîmes par voir au bout de quelques jours. Les habitants accueillirent nos supérieurs avec de la nourriture. C'était bien la première fois que je voyais des Arabes content de nous voir! Nous établîmes le camp non loin de la ville, sur le bord de mer, et le génie commença la construction d'un blockhaus. C'était la manie du Général, de construire des blockhaus. Mais ça nous a bien servi."

"Le lendemain, les Arabes n'étaient pas là comme ils l'avaient promis. A la place, des cavaliers ennemis nous attendaient. Ils avaient bloqué la ville.

'Ça faisait longtemps, té! s'exclama Esteve. Ils m'avaient presque manqué.

-Ils ont failli nous faucher l'aut'fois et ils t'ont presque manqué? s'étonna Thierry. Mais t'es un grand malade.

-Non. Je suis très bien dans ma tête. J'aime juste que les gens ne m'aiment pas.

-Ah bah on l'avait compris, ça, marmonnai-je. C'est con qu'on soit amis, hein?

-Très. On se serait peut-être appréciés.

-J'crois pas, non.'

Nous échangeâmes un regard éloquent, tandis que notre sergent nous appelait:

'Pas le temps pour les scènes de ménage, Mesdemoiselles! Nous sommes requis.'

J'aperçus du coin de l'œil Maël qui repositionnait en hâte son bandage, l'air soucieux. Il nous rejoignit, et je lui demandai:

'Y'a un problème?

-Mon bandage s'est démis. Il ne faudra pas que cela me dérange durant le combat.

-J'peux t'le remettre, si tu veux. Avec une main, ça doit pas être facile.

-Non. Nous n'avons pas le temps.'

La réponse était abrupte, mais je sus comment l'interpréter. Il me cachait quelque chose."

"Les cavaliers ne purent rien contre nous; ils commençaient à nous agacer, à être toujours là où il ne fallait pas. Ils battirent en retraite après que nous les ayons fait reculer jusque derrière la ville, et les habitants d'Arzew purent sortir. Autant te dire qu'ils refusèrent net de dormir au chaud dans leurs maisons, malgré l'assurance de notre général de les tenir à l'abri là-bas. Après l'échauffourée, nous étions presque sûrs que l'on nous donnerait l'ordre de stationner devant les murs et d'assurer une ronde. Au lieu de cela, nous dûmes les accueillir dans le camp que nous avions dressé non loin."

"Quand ils arrivèrent, au soir, avec tout leur barda pour dormir et manger, nous crûmes d'abord qu'ils s'installeraient un peu à l'écart. Mais non. Ils s'avancèrent vers nous, timidement, puis avec plus d'assurance ils se dispersèrent dans nos formations. Leur bonheur d'avoir été épargnés grâce à nous était sans doute contagieux, car bientôt nous nous retrouvâmes à chanter et à plaisanter ensemble sans connaître la langue de l'un ou de l'autre. Nous héritâmes d'un garçon un peu plus jeune que Maël, de son père et de deux autres, qui voulurent absolument nous donner le peu de provisions qu'ils avaient pu emporter afin qu'on les partage.

'Et nous? demandai-je, gêné. On a rien pour échanger avec eux?

-On a de la piquette, si tu veux, ricana Estève. Et du lard séché.

-J'ai de l'agneau, signala Maël en sortant un morceau de viande fumée emballé dans du tissu. Et des oranges.

-Mais d'où tu sors ça?'

Estève semblait outré.

'Madame Barat m'a donné quelques provisions en remerciement du repas que nous leur avons apporté.

-Ils sont bien gentils, lui répondis-je. Donne-leur, nous on mangera l'lard.'"

"Le repas se déroula dans le silence, jusqu'à ce que l'on entende une flûte jouer. Estève se leva alors d'un bond et cria:

'Oh Couilloun! Qu'est-ce qui a amené un galoubet(2) en plein milieu d'une expédition militaire?'

Tout le monde se retourna vers nous. Les quatre locaux qui s'étaient immiscés dans notre groupe, déjà rebutés par l'accueil pour le moins glacial de notre ami, semblaient à présent se demander ce qu'il faisaient avec nous. Enfin, un soldat leva sa main droite, tenant l'instrument en question de sa main gauche.

'Et quoi? interrogea-t-il. Ça te dérange?

-On va voir! D'où est-ce que tu viens, collègue?

-De Séguret. C'est à côté de Vaisons. Un peu plus loin d'Orange.

-Le Vaucluse, hein?

-Oui.

-Je vais te dire; je suis de Marseille, mais j'ai pas vu souvent jouer du galoubet. Mais à Marseille, quand on joue du galoubet, on le joue avec un tambourin(2). Qui a un tambourin?'

J'interrogeai Maël du regard, et ce dernier haussa les épaules. Mais qu'est-ce qui lui prenait, tout à coup?"

"Esteve chercha dix bonnes minutes un tambourin, et un local finit par comprendre sa demande et alla chercher un homme qui en possédait un. Notre ami l'emprunta et se tourna vers son compatriote provençal.

'Maintenant, tu peux jouer.

-Oui, mais je joue quoi?

-Tu connais La Danso dei Chivau Frus(1)? '

Je suppose du moins que cela s'écrit ainsi, car je ne parle pas du tout le dialecte provençal. L'autre rétorqua:

'Bé oui, que je la connais! Tout le monde la connaît!

-Je ne la connais pas, signala Maël, un demi-sourire aux lèvres.

-Moi non plus, ajoutai-je.

-Moi non plus, continua Thierry, suivi dans sa négation par plusieurs autres de nos compagnons.

-Eh, c'est bon, je vous la joue!'

Il grogna pour la forme et commença à souffler les premières notes, qui finalement se répétaient à l'infini. L'air était enjoué, et bientôt nos invités commencèrent a frapper dans leurs main au rythme du tambour qu'Esteve faisait résonner. Et puis nos deux musiciens attirèrent de plus en plus de monde, et nous finîmes par les suivre dans un défilé à travers le camp. La plupart d'entre nous se firent emporter, d'autres avaient un peu trop abusé de leur ration hebdomadaire de vin. Maël et moi les suivions pour qu'Esteve ne fasse pas plus de vagues."

"Les deux musiciens s'entendaient plutôt bien, finalement, ou au moins pour mener la farandole en sautillant et en chantant à tue-tête dans leur patois. Comme si nous ne venions pas de combattre, et qu'il s'agissait simplement de la Saint Jean, avec les feux allumés çà et là. L'idée m'arracha un sourire, mais je le perdis bien vite quand nous nous retrouvâmes nez à nez avec le groupe des officiers. Ils nous regardaient curieusement, presque avec reproche. Esteve et son collègue se figèrent et baissèrent leurs instruments, gênés. Soudain, le Général apparut parmi les hauts gradés. Il croisa les bras et les toisa sévèrement.

'Qui a eu cette stupide idée que d'emmener un galoubet dans une expédition militaire?'

Le 'collègue' de notre ami leva la main.

'C'est moi, mon Général.'

Puis il attendit la remontrance, impassible. Desmichels les fixa longuement, puis considéra la masse des soldats qui s'était agglutinée derrière eux.

'Je connais cette musique, annonça-t-il, à la surprise générale.

-C'est l'air des Chivau Frus, l'informa alors Esteve. On m'a danse avé des chevaux en bois et en tissu...

-Attachés autour de la taille, compléta notre supérieur. Cela me revient. J'ai donc affaire à deux Méridionaux.

-De Marseille et de Séguret, mon Général, ajouta Esteve.

-En effet. Je viens d'un peu plus au Nord. De Dignes. C'est toujours en Provence, malgré les Alpes.'

Esteve et son compatriote s'empressèrent d'approuver, et il les considéra encore un moment, avant de conclure:

'Votre petite farandole partait sans doute de la bonne intention, Messieurs, qu'est celle de faire découvrir quelques unes de nos coutumes aux tribus locales afin de renforcer nos alliances. Toutefois, je vous prierais de chercher un autre moyen d'échanger nos richesses culturelles, si possible plus calme. Nous sommes dans un camp militaire sûrement entourés d'ennemis, pas à la fête votive de votre commune.'

Le ton était davantage moqueur que méprisant, son regard quelque peu amusé, mais le message qu'il faisait passer était clair. Il nous fallait reprendre notre sérieux. Nous nous dispersâmes, sans pour autant perdre notre bonne humeur. Ce fut la première fois que je m'entendis aussi bien avec des musulmans."

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Quelques petites précisions:

(1) L'air des Chivau Frus est un air très populaire en Provence et un peu partout dans le midi. Les historiens le font remonter au moins au XVIIème siècle, mais la tradition avignonnaise veut qu'il ait été composé à la cour du bon roi René, comte de Provence, au XVème siècle. En tout cas, il est très joué un peu partout dans la région encore aujourd'hui et surtout dans le Vaucluse. Chivau Frus voudrait dire "chevaux fringants" ou "chevaux-jupons", car ceux qui dansent sur cet air doivent revêtir des déguisements de cavaliers, un peu comme ceux qu'utilisent les enfants pour Carnaval mais en beaucoup plus travaillé et avec des matériaux plus chers.

gravure du XVIIIème siècle représentant les danseurs

D'ailleurs c'est en même temps technique et assez comique comme danse, je vous invite à aller voir sur YouTube X)
L'air était tellement populaire qu'il a été reprit par George Bizet dans son Arlesienne, en même temps qu'une autre musique qui s'appelle La Marche des Rois et que vous connaissez très probablement. Je vous mets la chanson en haut ☝

(2) La musique provençale en général, les farandoles en particulier, sont jouées avec deux instruments: le galoubet et le tambourin.

galoubet en bois

Le galoubet est une flûte avec seulement trois trous. Elle se joue de la main gauche, pendant que la droite frappe le rythme sur le tambourin, d'où la technique qu'il faut quand même avoir.

santon tambourinaire et tambourin

Le tambourin provençal n'est en fait pas du tout le tambourin d'Esmeralda qu'on imagine tous. C'est un énorme tambour qui mesure généralement un peu plus de la moitié de la jambe du musicien. Il s'accroche dans le pli du coude gauche, vous savez, le bras qui joue de la flûte, et se balade comme ça. Il produit un son grave qui résonne pas mal. Mais Esteve n'en a pas trouvé à Arzew, du coup il utilise ça:

C'est un bendir, une des percussions de la musique traditionnelle au Maghreb. Il n'y a pas une caisse de résonance comme celle du tambourin, du coup le son est plus haut et sec. Il se frappe généralement à la main.

L'effet produit par le concert improvisé a dû être assez déconcertant...

Voilà mes explications faites. Si vous voulez que je fasse d'autres points dans mes prochains chapitres, dites le moi en commentaires. Au plaisir de vous voir pour la suite!

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