Chapitre 25
"Après notre succès dans les deux batailles, le Général appliqua plusieurs mesures qui me fit l'estimer encore plus. Il rouvrit la mosquée principale d'Oran, le lieu de culte des musulmans, afin qu'ils puissent pratiquer leur religion là-bas. Il fit libérer des Arabes accusés d'espionnage, et les fit ramener dans leurs tribus. Tout fut fait pour nous montrer, nous, les Français qui avions beaucoup de torts, sous notre meilleur jour.
'Notre tyrannie est douce à vivre, ne cessait de se moquer Esteve. Si vous vous soumettez, on ne vous retirera pas le pain de la bouche et on ne vous empêchera pas de vivre. J'ai déjà entendu quelque chose dans ce genre, mais je ne me rappelle plus où. La seule chose dont je suis certain, c'est que ceux qui prononçaient ce discours étaient persuadés d'agir pour le bien du peuple, et de leurs propres intérêts, bien entendu.'
Nos compagnons d'armes s'assurèrent d'abord qu'aucun de nos supérieurs ne se trouvait dans les parages avant de lâcher un sourire ou un ricanement sarcastique. Esteve était une tête brûlée; il n'avait rien à perdre. Ce n'était pas mon cas, ni celui de la majorité de son auditoire. Ceux qui se permirent de rire à gorgé déployée faisaient partie des repris de justice que l'on avait mis dans l'infanterie légère ou dans la légion; des soldats féroces, très efficaces sur un champ de bataille mais insubordonnés en dehors des combats. Nous les avions vus à l'oeuvre en train de nous protéger, la dernière fois, mais je ne m'en approchais pas trop. D'autant plus qu'Esteve aimait bien leur chercher des noises."
"Maël, à ma grande surprise, ne le réprimanda pas, et Thierry haussa un sourcil qui voulait tout dire. Le premier devait penser qu'il s'agissait du régime républicain, et le second de la monarchie. Ils se ressemblaient sur beaucoup de points, mais celui-ci, hélas, les opposerait toujours."
"Cependant, nos victoires n'empêchaient pas notre situation de rester partiellement instable. Les marchandises que nos alliés nous envoyaient par voie terrienne continuaient d'être interceptés par nos ennemis, et ceux-ci se cachaient pour surprendre des soldats dans leurs activités. Ainsi, nous nous mîmes d'accord, avec nos compagnons, pour ne jamais nous rendre seuls de Mers El Kébir à Oran. Nous nous retrouvions à imiter les femmes et leur besoin d'être accompagnées par un chaperon.
'Il ne nous manque plus que des jupons, Messieurs! s'exclama notre sergent. Les Arabes nous auront décidément tout fait faire!'
La réplique nous fit davantage rire que grogner; mieux valait le prendre à la plaisanterie. Toutefois, notre bonne humeur tourna vite lorsque nous entendîmes des bruits de lutte. Nous accourûmes bien vite sur le lieu de l'agression alors que des faibles demandes à l'aide nous parvenaient. Un soldat gisait là, se tenant le ventre.
'S'il vous plaît... S'il vous plaît', gémissait-il tandis que nous essayions de le redresser.
Notre sergent lui enleva son shako et sa veste pour la presser contre la plaie.
'C'est un garde côte, signala-t-il. Péradec, Fabrès, allez prévenir le commandement. Ils ont réussi à pénétrer jusqu'ici.'
Je restai avec Thierry pour aider à transporter le pauvre homme; ce fut peine perdue. Il saignait trop.
'Il... il est arrivé... comme un traître... Il m'a bien amoché, hein? demanda ce dernier avec des yeux fous.
-Ça va aller, tenta de le rassurer notre sergent. On va vous sortir de là. Ils vont chercher de l'aide.
-L'homme... l'homme! Il m'a dit quelque chose. Il m'a... il m'a fait regarder dans ses yeux, et il a dit... Douer! Il a dit Douer.'
Je croisai le regard de Thierry, qui lui aussi semblait avoir sa petite idée quant à l'identité du meurtrier. Nous connaissions en effet une tribu voisine d'Oran, qui entretenait des rapports très tendus avec nous et dont les membres s'appelaient Douers. Si eux-mêmes commençaient à vouloir mener une guérilla sur notre territoire, nous avions du soucis à nous faire.
'Oh! Restez avec nous, hein! Nous quittez pas!' s'écria soudain notre sergent.
Nous retournâmes juste à temps pour voit le garde côte serrer son poignet avec vigueur. Puis il se détendit, et relâcha sa prise.
'On aurait jamais dû venir ici', déclara-t-il avant de rendre l'âme."
"Le Général Desmichels était un homme fort respectable rien qu'à la première impression qu'il donnait. La cinquantaine bien entamée, un air dur sans toutefois verser dans le fanatisme de Boyer, il nous laissa tous parler, chacun à notre tour, avant de tout considérer sérieusement.
'Ainsi, les Douers veulent la reprise des hostilités', déclara-t-il.
-Mon Commandant, peut-être souhaitent-ils simplement faire une démonstration de force pour prouver leur attachement à Abd El Kader, proposa un homme dont je ne connaissais pas le nom, mais qui, si je devinais bien à son habit et à son intervention, devait être une officier.
-C'est bien ce qui m'inquiète, répondit le Général. On s'emploie à nous isoler et à nous faire passer pour des monstres. On nous considère comme des tyrans depuis notre débarquement, et Monsieur le Général Boyer, avec tout le respect que je lui dois, n'a pas vraiment contribué à améliorer notre réputation. Seulement, il s'agit du second outrage que nous avons essuyé.'
Je n'avais pas entendu parler d'autre outrage que celui sur lequel nous étions tombés. Notre sergent aussi sembla étonné par cette information. Le Général crut peut-être bon de s'expliquer, car il ordonna:
'Ce que vous entendrez de doit pas sortir de cette pièce.'
Nous n'étions pas non plus du genre à rapporter. Il poursuivit après que nous lui ayons donné notre parole:
'J'ai envoyé une lettre à un chef des Garabas afin de lui proposer rendre les prisonniers de Kaddour Debby. Il a formellement refusé l'offre, et stipulé qu'il ne recevrait jamais aucune femme ayant été souillée par notre présence.
-Mais on les a pas touchées, protestai-je. Vous nous l'avez interdit!'
Tout le monde se tourna vers moi, étonné par mon intervention, et je la regrettai de suite. Certains se demandaient sûrement d'où je sortais; d'autres devaient se moquer de ma naïveté d'honnête campagnard. Le Général fut clément; il me rassura en souriant:
'Et vous avez scrupuleusement respecté mes ordres, geste qui montre notre bonne volonté. Seulement, ils ne semblent pas disposés à s'ouvrir à nous comme je l'espérais. Et cette attaque sur nos possessions ne doit pas passer comme un aveu de faiblesse de notre part. Nos ennemis profiteront de cette brèche si elle n'est pas aussitôt colmatée. Messieurs, vous pouvez sortir. J'ai à faire.'"
"Oui, je peux te dire qu'il avait à faire. Il mena lui-même deux mille hommes, dont nous faisions partie, au devant des Arabes. Notre excursion visait à montrer que nous étions bien capables de répondre à toutes les provocations qui nous seraient faites. Et si le chef des Douers refusait de nous donner les coupables, cette armée qui faisait face, de l'autre côté du lac Sebkra, à autant d'ennemis qui n'osaient l'approcher, lui fondrait dessus. A ce moment précis, ma petite-fille, alors que nos ennemis nous regardaient, nous nous sentions plus que forts."
"Quand nous nous fûmes assez montrés, nous rentrâmes à Oran, non sans essuyer quelques tirs. Ils attendaient que l'on parte pour nous poursuivre et tirer sur l'arrière-garde! Ils n'auraient pas fait ainsi les fiers si toute l'armée s'était retournée!"
"Notre sortie avait aussi eu le mérite de faire peur aux pilleurs de marchandises. Nous n'eûmes pas le temps de rentrer dans la ville que des chameaux arrivaient en même temps, conduit par une centaine d'hommes et des provisions. Ils ne sortirent qu'accompagnés de tous les prisonniers Garabas que notre Général avait décidé de libérer. Nous avions bien des alliés parmi les locaux, et la ville venait d'être ravitaillée. Quelques jours plus tard, c'était un chef des Douers - autre que celui qui avait envoyé paître le commandement - qui venait en personne nous remercier. Il nous fut annoncé dans l'après-midi que nous gagnions un allié de plus."
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