Chapitre 24
"Nous passâmes le reste de la journée à aider nos compagnons aux inventaires de notre butin. Les prisonniers - femmes et enfants pour la plupart - furent envoyés dans des familles musulmanes de la ville que l'on savait sûres. Je m'intéressai aux chameaux, ces drôles d'animaux à bosse. Je n'en avais vu que de loin à Alger, et de près, ils n'étaient pas plus beaux.
'J'ai lu quelque part que leurs bosses servaient de réserve de graisse et d'eau afin qu'ils pussent supporter un long voyage en zone désertique, m'expliqua Maël.
-Et tu l'as lu où, ça, encore? se moqua Esteve.
-Dans une encyclopédie, je suppose.
-Eh bé c'est pas dans une encyclopédie qu'on apprend à garder des moutons, hein?'
Je ris franchement. Sur le chemin du retour, nous avions dû garder des moutons, et Maël avait passé beaucoup de temps à courir après les siens.
'Les chameaux, ça serait mieux passé, j'pense, avouai-je. Ils ont l'air plus tranquilles.'
L'un des chameaux choisit ce moment pour pousser un cri tout droit sortit de l'enfer, et je manquai encore une fois de finir complètement sourd.
'Je crois qu'il te considère comme son ami, déclara solennellement Esteve. Vous pouvez vous embrasser!
-Bah moi, j'crois plutôt qu'il cherche une femelle! intervint Joseph. Il a l'air bien énervé, celui-là!'"
"Esteve aurait pu se rouler par terre tant cela l'amusait, et Maël ne savait plus vraiment où se mettre; les Douarnez ne devaient pas parler de chameau en rut au déjeuner du dimanche. Quant à moi, je m'écartai d'un bond, craignant d'autant plus l'animal diabolique et ses drôles d'yeux qui me fixaient comme s'il comprenait notre conversation."
"Le chameau finit par perdre notre intérêt, et on nous appela à d'autres tâches. Parmi elles, la reconstruction des murailles tombées et l'élaboration de blockhaus ne furent pas une mince affaire. Je pus enfin montrer le fruit d'années de dur labeur en soulevant de belles pierres et en aidant Maël, dont la main gauche ripait sur la surface. Nous le faisions discrètement, de sorte à ce que les supérieurs n'aillent pas rapporter au général, et cela passait pour un partage de travail. Nous voyions tous qu'il essayait de faire bonne figure. Ça ne prenait pas, avec nous. Lui porter secours faisait partie de nos principales missions. Nous nous l'étions attribuée."
"Alors que tout avait l'air d'à peu près tourner dans la ville, y compris notre commandement, une vague d'inquiétude nous secoua: Abd El Kader, l'émir des résistants, n'avait pas aimé notre attaque. Il avait établi son campement à quelques kilomètres d'Oran."
"Des soldats avaient été placés dans les blockhaus, et des éclaireurs arabes descendirent leur tirer dessus, mais rien d'autre ne se passa. Ce fut le lendemain que l'on nous fit sortir, et installer au devant du camp. Là encore, seulement quelques cavaliers vinrent tirer quelques coups de fusil, et nous rentrâmes, faute de combat.
'Eh, m'interpella Esteve en me donnant du coude.
-Quoi? grommelai-je.
-Si ça se passe à toutes les batailles comme ça, les six ans, on les passe tranquilles!'
Sa plaisanterie eut le mérite de me rendre le moral."
"Notre répit à l'intérieur de la ville ne dura que le temps d'une demi-journée. Le surlendemain, nous étions envoyés creuser des tranchées de protection. Nous étions accompagnés d'autres soldats censés assurer notre protection; nous avions une pelle dans les mains.
'C'est que c'est ludique, cette chose!' s'exclama Esteve en plantant son outil avec force dans le sol.
Tout couvert de terre sableuse et le sourire jusqu'aux oreilles, il ressemblait à un gamin qui imitait son père au jardin. Moi, en l'occurrence. J'ai trouvé le moyen de m'amuser ainsi, sans petits soldats ou bilboquet, jusqu'à mes huit ans. Mais à cet instant, je transpirais comme si je me trouvais au portes de l'Enfer. Le mois de mai chez nous est bien moins chaud. Nos vestes à galons ne nous servaient à rien, ni nos shakos. Et, au village, je ne travaillais pas avec la peur de me faire tirer dessus.
'Casse pas ta pelle! Tu pourrais prendre gros, l'avertis-je.
-On me mettrait au trou pour une pelle! s'esclaffa-t-il. C'est la meilleure.
-On a bien été fouettés parce qu'on avait protesté. Là, c'est de la destruction volontaire de matériel militaire.
-Des militaires qui jouent aux maraîchers.'
Les soldats autour de nous ricanèrent.
'Eh, regarde comme ils se moquent! Mais venez nous remplacer, té!
-Non merci! refusa l'un d'eux. Nous on est là pour vous protéger.
-Pour prendre le bon air africain, plutôt, non? Parce qu'on peut pas dire que vous faites autre chose que vous promener comme des chiens dans une cage.
-Mais c'est qu'il nous traité de chiens, maintenant!
-Tu devrais vraiment cesser de vouloir te faire des ennemis, conseilla Maël en arrêtant sa besogne. Tout le monde n'est pas aussi conciliant que nous. Messieurs, je vous rappelle que nos supérieurs nous regardent. Ne nous attirons pas davantage d'ennuis.'
Puis il repartit creuser. Je ne sus comment interpréter l'événement, surpris par sa réaction. Esteve se pencha vers moi.
'Au moins, il parle', déclara-t-il."
"Je soupirai. En effet, c'était un progrès. J'allais approuver, quand des vibrations me firent relever la tête.
'Esteve, appelai-je en perdant mon assurance. Regarde.'
Esteve se releva à son tour et s'exclama:
'Oh pétard! Pétard! Prend ton fusil, vite! Maël!'
Une masse de guerriers arabes fondait sur nous."
"Ils devaient être des centaines, même plus. Je ne pris pas le temps d'évaluer leurs forces; je plongeai dans notre semblant de tranchée et empoignai mon fusil pour me mettre en position, suivi de près par mes amis. Nous essuyâmes d'abord plusieurs salves de tirs, auxquelles nous répliquâmes de notre mieux. Les soldats envoyés pour nous protéger nous furent d'une grande aide; ils constituaient une rempart humain très pratique quand nous devions recharger. Mais leurs effectifs étaient bien trop élevés pour nous; des cavaliers nous fonçaient dessus. Je mis ma baïonnette au bout du canon. Les autres m'imitèrent, mais il me paraissait que n'aurions pas la chance de nous en servir."
"Soudain, une masse de soldats vint nous rejoindre en grande vitesse. On les avait envoyés d'Oran, car le Général avait vu l'ennemi se séparer en deux colonnes; une sur nous et une sur la ville. Il se trouvait même parmi nous."
"Les Arabes purent alors fondre sur notre formation; nous, les fusiliers, ne fîmes aucun quartier, pas plus que les chasseurs et les légionnaires, qui sabraient à tout-va. Le combat fut très long, mais le carnage n'eut pas lieu chez nous. Nous rentrâmes à Oran fourbus, égratignés et poisseux, mais bien vivants."
"Hormis quelques fusillades dans la nuit à cause d'un petit groupe envoyé faire de la reconnaissance dans un blockhaus et vite accueilli par nos camarades, notre sommeil ne fut pas si troublé. Nous dormîmes le plus profondément que nous pûmes sur le court temps que l'on nous donna. Le lendemain, ou le jour d'après, les Arabes essayèrent encore une fois une approche en bombardant un blockhaus, mais ils n'arrivèrent pas non plus à grand chose. Finalement, après quelques défilés au loin pour tenter de nous montrer qu'ils étaient toujours là et une pluie torrentielle qui nous mit de mauvaise humeur, ils levèrent le camp. Nous ne vîmes plus aucun d'entre eux au matin du premier juin."
"Leur départ dans la précipitation leur fit laisser un bon peu de vivres, que le détachement chargé d'inspecter les lieux nous rapporta, à notre plus grande joie. Encore plus de marchandises pour ravitailler les marchés, et des habitants qui revenaient en ville après avoir fui en masse, le Général faisait fort! Seulement, je craignais que ses coups d'éclats tout aussi bénéfiques qu'efficaces ne nous attirent les foudres d'un ennemi plus dangereux que nous l'imagions."
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