Chapitre 16
"Malheureusement, Maël ne trouva pas le temps de me donner des leçons. Le 6 août 1830, nous partions pour Oran. Le Bey, le gouverneur turc, avait demandé de l'aide aux Français contre les Arabes qui, ayant appris la prise d'Alger, se révoltaient. Les marins avaient pris un fort appelé Mers El Kebir et nous restaient à sécuriser la ville. Mais à peine arrivés, le 14, nous dûmes repartir à Alger. Le roi Charles X avait été chassé du trône."
"Dès que nous fûmes rentrés, Esteve alla se renseigner auprès des autres soldats restés en place. Il nous ramena l'un d'eux, qui nous raconta:
'La révolte s'est passée le mois dernier, pendant trois jours seulement. C'était intense, à c'qu'on dit. Le roi a fait envoyer des soldats pour confisquer et détruire les presses qui publiaient des journaux contre lui. Et là, d'un coup, tous les Parisiens se sont soulevés! Tout l'peuple!
-Les soldats n'ont-ils pas réagi? demanda Maël.
-Ils étaient pas assez! On es tous en Algérie, penses-tu! Ils s'sont fait dépasser!
-Vous vous rendez compte qu'on aurait dû tirer sur eux si on avait été en France? réalisa Esteve.
-J'suis bien, en Algérie, finalement, déclarai-je. Mais du coup, on a une République?
-Bah non. Un nouveau roi.'
Certains grognèrent, d'autre poussèrent des soupirs à fendre l'âme.
'C'est pas d'main la veille qu'on aura la liberté, les gars, dit le soldat.
-Qu'on ait d'jà quoi vivre dignement, ce s'rait bien', répliqua Thierry avant de se retourner vers Maël.
'Et toi, l'aristo? T'en penses quoi?'
Notre ami, qui s'était contenté d'écouter jusque là, déclara:
'Je ne penses pas être la meilleure personne ici et maintenant pour parler d'un tel sujet.
-T'es pour le roi, en fait.
-Je ne me prononcerai pas. Je préfère attendre ce que va donner ce régime.
-Les gens qu'ont jamais eu faim ont l'temps d'attendre, hein?'
Maël supporta la remarque avec un calme que je n'aurais jamais eu, et lui répondit:
'Sûrement.'
Thierry, conforté dans ce qu'il disait, sourit de satisfaction et haussa les épaules devant l'évidence. Moi, je n'étais pas vraiment convaincu, après la discussion que j'avais eue avec Esteve. Je jetai un coup d'oeil à Maël, qui restait de marbre, puis à Esteve, qui grimaça en me voyant. Il partageait les mêmes doutes que moi."
"Notre nouveau dirigeant était Louis Philippe d'Orléans, un cousin des Bourbons. Chez les rois, c'est toujours une affaire de cousins. On nous raconta par la suite que Lafayette le soutenait, et qu'il lui avait même donné l'accolade sur le balcon de l'Hotel de Ville de Paris, devant tout le peuple. Lafayette était un noble, mais c'était aussi un héros. Il était allé combattre aux côtés des Américains pour leur liberté, et nous aimions bien la Liberté. De plus, il s'était rangé avec le Tiers État pendant la Révolution, et nous aimions bien cela aussi, le nobles qui défendaient les pauvres gens. Louis-Philippe passa un peu moins; son père avait voté pour la mort de Louis XVI, mais il prenait sa place. Pour les Républicains, c'était un coup dur. Pour les partisans de Charles X aussi. Le Général de Bourmont finit par être rappelé. On nous apprit plus tard qu'il avait quitté son service de Commandant Général d'Alger pour rejoindre les Bourbons exilés."
"Nous repartîmes pour Oran fin 1830. Louis-Philippe continuait finalement la politique de son prédécesseur. On nous assigna un interprète, un Français musulman.
'Un Français musulman! m'exclamai-je. Je ne savais pas que ça pouvait exister.'
J'examinai notre nouvelle recrue. Habillé à la turque, avec un turban à la turque, des chaussures à la turque, une barbe à la turque, et un drôle d'air accroché à son visage.
'Mouais, marmonnai-je. Il inspire pas confiance.
-On te demande pas d'avoir confiance, Ansond, me reprit notre sergent. On te demande d'obéir à tes supérieurs. Tu devrais l'faire aussi bien que tu salues le drapeau.'
Tout le monde rit. J'avais trébuché et m'étais étalé de tout mon long quand le nouveau drapeau tricolore avait été levé, en remplacement de la fleur de lys des rois.
-Il a l'air d'un Turc, remarqua Thierry. Sergent, vous êtes sûr qu'il va nous aider?
-Qu'est ce que je vous ai dit?'
L'interprète finit sa discussion avec le lieutenant pour nous regarder, un sourire aux lèvres.
'Vous croyez qu'il nous a entendus? interrogeai-je.
-Il est trop loin, me rassura Esteve. Au fait, on part quand, sergent?
-Dès qu'on nous en aura donné l'ordre. Restez là, j'y vais.'"
"Nous restâmes là, nos bagages sur le dos et notre fusil à l'épaule, rangés dans notre colonne. La visière de notre shako nous descendait sur les yeux. Esteve la remonta plusieurs fois.
'Je vais l'enlever! jura-t-il en l'enfonçant sur sa tête. La prochaine fois, je l'enlève.
-Et tu t'feras houspiller par le sergent.
-M'enfin, ça nous sert à quoi? Des pantalons rouges, des épaulettes rouges, un pompon rouge au-dessus... C'est plus une guerre, c'est du tir au pigeon!'
La réplique eut son effet; tout le monde partit d'un rire franc, soulageant un peu la tension ambiante. Plusieurs centaines de kilomètres à pied nous attendaient, parsemés d'ennemis. Notre seule consolation était la température adoucie par l'hiver."
"Notre régiment finit par partir. Nous arrivâmes en janvier de l'année suivante. La bataille fut moins rude qu'à Alger; nous occupâmes d'abord Mers El Kebir, puis Saint Grégoire, et nous nous établîmes dans ce dernier. Dès que notre situation fut stabilisée, Maël demanda du papier et de l'encre pour écrire à son oncle, comme il le faisait quasiment tous les deux mois, et s'empressa de lui donner de nos nouvelles. Il se proposa aussi d'écrire une lettre pour ma Louise, ce qui suscita l'intérêt de beaucoup de monde."
"Entouré d'un collège de commentateurs, Maël se mit à écrire sous ma dictée. Je racontai les dernières nouvelles, dis que j'allais bien, mais que j'étais devenu un peu sourd, et que j'allais bientôt revenir, dans six ans. Et je l'embrassai.
'Et j'seu diot d'ta', ajoutai-je.
Mes compagnons me fixèrent, surpris de l'expression. Maël parut avoir du mal à l'écrire. J'avoue ne pas être sûr de l'orthographe non plus.
'Ça veut dire que j'l'aime, précisai-je. Dans mon patois.
-Bonne Mère, la manière dont tu le dis est tellement innocente! se moqua Esteve.
-J'te permets pas!
-M'est avis que tu es parti sans lui demander son avis.
-Biensûr que si! On en a discuté, et elle était d'accord! Y'avait pas d'autre moyen. Et d'où t'en parles devant tout l'monde?'
Les autres nous laissèrent. Restait Maël, qui nous observait sans un mot nous chamailler. Il savait que ce n'était pas violent.
'Dois-je marquer le point final? finit-il par demander.
-Oui, c'est bon, répondis-je. Merci.
-Je t'en prie.'
Il replia le papier pour le glisser dans l'enveloppe, et me la tendit.
'Tu feras une heureuse.
-Si elle me maudit pas.
-Pourquoi te maudirait-t-elle?
-Quand j'suis parti, j'lui ai pas dit que j'reviendrais que dans six ans.'
Esteve éclata rit aux éclats.
'Tu es sûr qu'elle va t'attendre? Eh, quand tu seras revenu, elle aura déjà deux enfants!
-Mais tais-toi! C'est ma Louise, pas une des filles qu'tu fréquentes!
-Mais moi, je prends pas de risques. Je fréquente déjà des femmes mariées.
-Tu dévergondes des femmes mariées? s'étonna à demi Maël.
-Elles sont nettement plus affamées que les marchandes du port. Et de toute façon, les marchandes du port sont bien plus occupées par les maris de ces dames, quand ils ne sont pas au bordel. C'est hypocrite, la haute société, quand même. Enfin, pas toi, Maël.
-Je suis content de t'entendre dire cela.
-Les aristocrates ne sont pas tous pourris. Tu me redonnes espoir, té.
-Y a des pourris partout, répliquai-je. Donne du pouvoir à un p'tit voleur, t'en fais un parvenu.
-Et donne à manger à un petit voleur, tu en fais un homme honnête, dit Maël. Tout dépend du caractère. Je suis conscient que mon... milieu a eu énormément de travers. Mais il est difficile de quitter les convenances propres à ta classe. Mon oncle est l'un des rares hommes fortunés que je connaisse à détester exhiber son mode de vie.
-S'il a toujours été comme ça, alors tu es tombé sur un surhumain! J'aurais fait tout le contraire, avoua Esteve.
-Il est ainsi depuis que je le connais, en tout cas. Je suppose qu'il a conscience que tout bénéfice s'acquiert au prix du travail de quelqu'un.
-Monsieur de Douarnez vient travailler avec ses ouvriers, annonçai-je avec fierté. T'en connais beaucoup, des riches qui font ça?
-Aucun! Mais Maël, tu as des origines en or!'
Maël eut un sourire amer.
'Si seulement mes origines étaient toutes aussi dignes de connaissance', soupira-t-il.
Je jetai un coup d'oeil à Esteve, qui me fit bien comprendre qu'il avait lui aussi compris. La famille de Douarnez n'était pas si claire que cela."
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