Chapitre 14
"Nous passâmes un mois à Alger, sans vraiment savoir ce qui nous attendait. Le premier matin fut d'ailleurs très agité."
"Il faut dire qu'au lieu du son des cloches pour l'angélus, comme tous les matins, retentit un cri. Il venait sûrement de dehors, du lointain, et ressemblait à une lamentation, ou un drôle de chant, qui nous fit sauter sur nos pieds, en état d'alerte. Nous croyions tous qu'il s'agissait d'un cri de guerre, ou d'un attentat, et que nos ennemis étaient en train de reprendre la ville. Notre lieutenant, d'abord étonné de nous voir sursauter ainsi, finit par éclater de rire.
'Du calme! Ce n'est que l'appel à la prière, Messieurs! Pas une déclaration de guerre!'
La remarque faite, il partit, de bonne humeur grâce à notre réaction, voir ses supérieurs.
'En même temps, on pouvait pas savoir que c'était un appel à la prière. On en a jamais entendu', nous excusai-je.
Les autres m'approuvèrent avec conviction.
'On a pas idée d'crier comme ça à l'aube!' renchérit l'un d'eux en reboutonnant sa veste.
Je n'étais pas le seul à me lever du mauvais pied. Nous croyions qu'il s'agirait de notre première vraie nuit depuis Sidi-Ferruch. Une nuit de plus de trois heures."
"Je cherchai mes amis du regard; Esteve roulait sa couverture en marmonnant avec humeur des choses incompréhensibles, sans doute dans son patois. Quand à Maël, son paquetage était fait depuis un bout de temps, et il priait, comme tous les matins où nous ne nous faisons pas tirer dessus. Je me demandai vraiment comment la religion pouvait tenir une place aussi importante dans sa vie en plein temps de guerre. Moi, j'essayais de mettre un peu mon catéchisme de côté et de ne plus penser au Christ pendant un moment, chose que je réussissais assez bien jusqu'alors. Mais Maël... prier avait l'air de lui apporter la sérénité dont on manquait cruellement.
'Faudrait peut-être que j'm'y mette.
-Que tu te mettes à quoi?'
Esteve me fixait, les sourcils froncés.
'À prier. Ça a l'air de l'calmer.
-Vas-y, va te retrouver en face du Père Éternel et te faire bien tirer les oreilles pour tous les gens que tu tues.
-C'est des musulmans, c'est peut-être pas aussi grave? Si?
-On est pas là pour faire un débat philosophique et religieux, tu sais. Tu n'as pas signé pour devenir le patriarche de Constantinople.'
Comme tu peux t'en douter, ma chérie, je n'avais absolument aucune idée de qui pouvait être ce patriarche de Constantinople.
'C'est un chef religieux. Comme le Pape, mais pour les orthodoxes.
-Les quoi?'
Il me jeta un regard désabusé et continua son ménage.
'Laisse tomber. Contente toi plutôt d'assimiler ce que tu apprends sur les musulmans; c'est déjà beaucoup pour toi.
-T'es en train d'me traiter d'idiot, là?
-Non, je n'ai juste pas le temps de t'apprendre toute l'histoire de l'Europe alors qu'on se bat en Afrique. Les voyages en mer, ça t'aurait appris beaucoup.
-J'aimerais bien, mais j'ai ma mère à m'occuper. J'suis pas un marin, j'suis un paysan, à la base.
-Et pourquoi tu as abandonné ta pauvre mère comme ça, alors?
-Y'avait plus d'travail. L'hiver a été trop froid, les semences ont g'lé en partie. Ils pouvaient pas m'engager.
-Pourquoi ne pas avoir demandé à mon oncle? interrogea alors Maël. Il t'aurait trouvé une place dans les vignes.
-J'aime pas d'mander la charité. Monsieur de Douarnez est un homme bon. Mais on est pas encore des mendiants.
-Mettre ta fierté de côté, ça aurait quand même aidé ta pauvre maman, tu ne crois pas? se moqua Esteve.
-Esteve, assez, le prévint Maël. Nous n'avons pas besoin que la situation dégénère.
-Moi, j'crois surtout que tu sais pas c'que tu dis. Tu sais pas c'que ça fait quand quelqu'un compte sur toi.'
Esteve me fixa longuement, un sourcil levé.
'Il n'y a que moi pour compter sur moi-même, et je te plains. Trop de gens dépendent de toi, Donatien. Tu es le héros de ton village, après tout.
-Tu veux que j'te dise?
-Mais vas-y, dis-moi!
-Tu es jaloux! Parce que personne n'a voulu de toi jusque là, même pas tes parents! Et maintenant que t'es tombé sur des bon idiots, tu leur fais payer!'"
"La bagarre ne manqua pas. Nous fûmes séparés par notre sergent, qui nous mit de corvée de cuisine pour deux semaines, sous le regard exaspéré de Maël.
'N'avez-vous donc pas eu assez de ces derniers jours? nous demanda-t-il. Votre fraternité était pourtant si agréable.'
Nous ne répondîmes pas, assez honteux de notre réaction. Il soupira.
'Vous allez devoir vous entendre. Nous ne sommes pas près de repartir d'ici.', déclara-t-il avant de s'éloigner."
"J'accomplis ma corvée sans rechigner, ce jour-là. La situation paraissait bien trop étrange. Nos rôles avaient tout bonnement été échangés! Moi qui ne me battais jamais au village par excès de responsabilité, je sortais les poings à tout va, et Maël le bagarreur, Maël la tête brûlée se retrouvait à nous faire la leçon!
'Au fait, qu'est-ce qu'il a, ton ami? lança Esteve en jetant son navet épluché dans une casserole.
-Parce que c'est plus ton ami, maintenant?
-Moi, je sais pas, comme je vous colle depuis que je vous ai vus...
-C'était pas sérieux, tu sais. J'étais en colère.
-Je m'y suis un peu trop cru aussi. Alors, qu'est-ce qu'il a, notre très cher ami?
-J'en sais foutre rien, figure-toi. Il fait une tronche pas possible depuis qu'on est arrivés. Après, j'sais bien qu'on est pas venus ici pour s'amuser, mais... il m'a dit qu'il regrettait d'être venu ici.
-Il a raison. Moi aussi, té. J'aurais pas dû signer non plus.'
Il arrêta d'un coup ce qu'il était en train de faire pour réfléchir, le regard fixé sur les épluchures de légumes. La plupart étaient destinés aux officiers; pour nous, c'était viande séchée, pain, vin dilué et, nouveauté, deux oranges.
'Pourquoi est-ce qu'il est parti?
-Ça, j'en sais rien non plus. Il a pas voulu m'dire.
-D'après ce que j'ai compris, dis-moi si c'est faux, mais il a l'air d'avoir une bonne situation. Ses parents sont riches, non?
-C'est son oncle. Un homme bon. J'ai jamais vu ses parents.
-Peut-être un enfant abandonné, alors.
-Quoi?
-Maël est peut-être un enfant pris par charité. Ça arrive, chez les riches, de prendre des orphelins pour le salut de leurs âmes.
-Il aurait pas un nom de noble, alors!
-Ça ne veut rien dire. Il y a beaucoup de nobles ruinés, aujourd'hui. Ils paient des impôts sans percevoir les nôtres.
-Tu penses que c'est ça?
-Je ne pense rien! J'émets une hypothèse.'
Il reprit sa tâche, moi aussi. Il fallait trouver une solution."
"Notre prime ne tarda pas à arriver, qui nous fit largement sourire.
'Il faut que j'l'envoie, déclarai-je. Ma mère doit attendre depuis longtemps.
-Ta mère peut attendre un peu, non? Le prochain navire part que dans quatre jours, me dit Esteve. Tu peux t'en prendre un peu pour toi et venir boire avec nous.
-J'sais pas. Elle en a b'soin.
-Allez! Ce n'est pas elle qui a failli y passer!
-Eh, le Provençal, fous-lui la paix', intervint Thierry.
Nous nous retournâmes, surpris, vers lui. Gêné, il s'expliqua:
'C'est difficile d'soutenir sa famille quand on est loin. J'fais la même chose que toi.
-Le groupe des piliers de famille est officiellement ouvert, se moqua Esteve.
-Un peu d'respect, gronda Thierry. Tu es red'vable envers tes parents. Fais pas ton égoïste.
-Si je devais rendre la pareille à mes parents, le Lorrain, il faudrait déjà que je connaisse leurs noms, pour venir leur botter les fesses de m'avoir abandonné.'
Notre compagnon commença à blêmir, conscient de la bêtise qu'il avait dite.
'Mais ne t'inquiète pas, le rassura son interlocuteur. Quand je serai riche, et célèbre, j'enverrai la moitié de ma fortune au père de Saint Victor, pour qu'on construise une chasse dorée à la Bonne Mère. Mais je doute qu'elle ait besoin de quoi que ce soit, là-haut.'
Thierry hocha la tête, peu convaincu. Ce fut ce moment que Maël choisit pour arriver, encre, plume et papier sous le bras. Il s'arrêta devant nous, curieux de nous voir tous les trois ensemble.
'Que se passe-t-il?
-Rien, assura Esteve. Une discussion sur la responsabilité familiale.
-D'ailleurs, c'était fini, remarqua Thierry en se levant. Bonne journée.'
Nous le regardâmes partir, et Maël s'installa à sa place. Il cala son encrier sur une pierre plate, ses feuilles sur sa cuisse, et prit sa plume. Nous l'observâmes avec intérêt tracer ses lettres, hypnotisés par le bruit de la pointe grattant le grain rugueux du support. Et son activité n'attirait pas que nous. Bientôt, une petite troupe s'amassa derrière lui. Il s'arrêta, interloqué.
'Non, mais continue, dit Esteve. On regarde juste.
-Je peux partager, proposa-t-il. Voulez-vous quelques feuilles?
-Tu n'as pas compris.'
Là, il comprit. Esteve l'arrêta d'une main.
-Mais ne t'en fais pas. On ne t'en veux pas. On regarde juste.
-J'aurais juste une requête.
-Nous t'écoutons.
-J'aimerais que ceux parmi vous qui savent lire lèvent la main.'
Je lui obéis, sachant tout juste reconnaître mon prénom au milieu d'un texte, de même qu'Esteve et plusieurs autres.
'J'écris à ma famille. C'est privé.
-Excuse nous.'
Finalement, tout le groupe se dispersa. Nous ne restâmes que tous les trois.
'J'pourrais te d'mander une chose? questionnai-je.
-Biensûr.
-Tu pourrais mettre un message pour ma mère dans ta lettre? Juste que j'vais bien, et que j'vais lui envoyer ma solde.
-Veux-tu que je t'aide à écrire aussi un mot pour ta mère, avec ton courrier?
-Tu feras ça?
-Je ne vais tout de même pas rester tout seul, recroquevillé sur ma feuille.'
Son regard s'éclaira alors.
'Et si je t'apprenais à écrire?'
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