Chapitre 13

"Fort l'Empereur avait résisté à beaucoup de sièges en partie grâce à sa location; le château se dressait devant une plaine sans aucune cache pour se mettre à couvert. Ils nous avaient sûrement vus arriver. Mais nos supérieurs lui avaient repéré une faiblesse; le bâtiment était dominé par un plateau, au Sud. Nous pouvions aisément observer les mouvements des soldats et tirer du haut du promontoire. On y installa une partie de l'artillerie."

"Le reste du travail se fit en silence. De nuit comme de jour pendant quatre jours, on nous ordonna de creuser des tranchées pour nous y mettre. Déjà exténué, j'eus du mal à me priver davantage de sommeil. Quand la profondeur fut suffisante, nous y descendîmes et attendîmes l'injonction. J'échangeai un regard blanc avec Maël; le moment était arrivé. L'impatience tenait encore trop bien mon corps pour qu'il ne me lâche pas. Les mains de certains tremblaient, d'autres se signaient. Maël leva les yeux au ciel dans une prière muette. Nous savions tous ce que représentait cette forteresse: la victoire ou la mort. Nous avions déjà perdu des camarades, et nous ne voulions pas nous perdre avec eux. Nous devions vaincre."

"La nuit passa sans que nous ayons bougé. Le ciel commençait à s'éclaircir. Notre attention commençait à dériver.

'Bon Dieu, quand est-ce qu'ils vont s'décider? grognai-je en desserrant la poigne sur mon fusil.

-Tiens-toi tranquille, me dit calmement Maël. Ils savent ce qu'ils font.

-Préparez-vous! entendis-je alors crier notre sergent.

-Tu vois?'

Je réaffirmai ma prise. Il était quatre heures du matin, et nous étions le quatre juillet dix-huit cent trente.

'Feu!'"

"Ce furent d'abord les canons qui tirèrent, puis nous. Les Turcs répliquèrent avec autant de fougue après coup. Mes souvenirs de cette guerre resteront les plus clairs de toute ma vie."

"Je ne vis pas le jour se lever; la fumée et l'odeur de poudre me désorientaient. Je sais que plusieurs de mes compagnons tombèrent tout près, touchés par des balles, mais Maël restait debout. Quand la fumée se dissipa, le fort ne ressemblait plus à un fort, mais à une termitière. Plus personne n'y bougeait. La lumière du jour m'aveugla un instant, et je restai bouche bée devant un tel spectacle, me demandant si c'étaient nous qui avions réussi à faire cela."

"Mais je n'eus pas le temps de m'attarder à la contemplation; on nous donna l'ordre de prendre la tour du milieu. Nous nous hissâmes sur le sol; aucun tir ne vint nous ralentir. Ils étaient bel et bien partis. Je suivis Maël jusqu'aux murs. Il fallait ouvrir une brèche pour nous permettre d'accéder à la ville. Mais quelque chose n'allait pas. Il n'y avait plus aucune riposte du côté adverse, qui savait pourtant que le fait de prendre leur bastion nous rendait maîtres de la ville."

"C'est à ce momentqu'une explosion magistrale retentit, nous secouant tous. Je devins soudain sourd à tous les bruits environnants. Je me tournai vers Maël; j'eus juste le temps de le voir accourir vers moi avant d'être assommé par une pierre. L'ennemi avait fait exploser ce que l'on convoitait, et un mur venait de me tomber en partie dessus."

"J'avais envie de rentrer chez moi. De travailler dans la terre meuble et de sentir l'herbe. L'odeur de l'herbe n'était pas la même, là-bas. Il y en avait beaucoup moins. Et puis, ma Louise m'attendait. Je lui avais promis, à ta grand-mère, que dès que je reviendrais, je lui construirais une belle maison et qu'on se marierait. Elle était pas contente de me voir partir, mais elle savait que c'était pas pour le plaisir."

"Je repris conscience à moitié enfoui. Encore étourdi, je cherchai un moyen de me dégager, dans un silence angoissant. Seul un sifflement très agaçant me vrillait la tête. Soudain, un rai de lumière s'infiltra devant moi, puis un autre; mes compagnons étaient en train de me libérer."

"Ils me sortirent à plusieurs, me regardant avec soulagement ou stupéfaction. Je n'étais pas mort. Je les vis remuer les lèvres sans en sortir le moindre son.

'Hein?' criai-je.

Maël secoua la tête et sembla expliquer quelque chose aux autres. Sûrement que j'avais perdu l'ouïe. Ils me soutinrent le temps que je retrouve mon équilibre. Mon ami gardait son bras gauche contre lui.

'Qu'est qu'y a?' demandai-je.

Il désigna les ruines. Une pierre lui était tombée dessus.

'Y en a d'autres comme moi sous les cailloux? Il faut les aider!'

Il secoua la tête et je tournai la mienne. Thomas reposait non loin de nous, le crâne défoncé. Thierry me tira le bras pour que je le suive, et je le laissai faire. Il m'emmena à la tente des soins en quatrième vitesse; le combat n'était pas terminé pour lui."

"Je patientai donc, assis dans un coin, en regardant d'un air curieux les vagues successives de blessés arriver, le visage tordu par la douleur, sans pour autant que les plaintes ne me parviennent. Les soignants s'occupaient en priorité d'eux, ce qui était, je suppose, bien normal. Je n'avais rien. Presque. Des bleus partout, quelques douleurs au côté droit et mes oreilles démissionnaires. D'autres devaient se faire amputer à côté de moi, ou ne passeraient tout simplement pas la nuit."

"Le médecin vint m'examiner en dernier. Il palpa mon échine et je sifflai de douleur. Ensuite, il vérifia si aucun autre endroit ne me faisait souffrir; je ne ressentis pas grand-chose. Je crus distinguer un murmure alors qu'il s'adressait à moi.

'Vous pouvez parler plus fort?'

Sa grimace et l'attention de toute la salle braquée sur moi m'indiquèrent que je hurlais. Certes, j'avais l'impression de forcer; j'entendis tout de même assez clairement mes paroles. Le médecin s'approcha de mon oreille gauche et haussa la voix.

'Vous avez une ou deux côtes fêlées! Je ne distingue pas au toucher d'éclats qui m'inquiètent! Vous êtes un miraculé!

-Ah, ça je suis content d'le savoir! C'est la première fois qu'il m'arrive un truc pareil!'

Il sourit pour se moquer de moi et s'éloigna. Certains des autres blessés n'avaient probablement jamais vécu ça non plus."

"On me garda tout de même la journée, et Maël me rejoignit le soir, son uniforme poisseux et son bras toujours replié contre lui. Mon ouïe était à peu près revenue, car je l'entendis dire dans le lointain:

'Tu nous as fait une belle peur.

-Tu m'étonnes! Moi aussi j'ai eu peur!'

Il fronça les sourcils et appela le médecin pour s'informer de l'état de mes oreilles, et il eut vite fait de nous expliquer après un bref examen:

'Je pensais qu'il s'agissait juste du choc de l'explosion, mais votre tympan est bel et bien percé, Ansond! Si vous voulez qu'il entende tout à fait, parlez-lui à l'oreille gauche. L'oreille droite restera ainsi jusqu'à sa mort. Par contre, je veux voir votre bras.'

Maël releva à contre-cœur sa manche. Son bras était violacé.

'Et ça, c'est l'explosion, aussi?'

Il haussa les épaules et laissa le médecin le vérifier."

"Le verdict tomba; son os, appelé radius, avait failli céder. Il aurait son avant-bras immobilisé pendant au moins trois semaines et interdiction de s'en servir pour au moins cette durée. Quant à moi, j'eus droit à une semaine sans combat, histoire de vérifier si ma côte ne voulait pas perforer mon poumon. Tu sais maintenant pourquoi je ne répondais pas toujours à ta grand-mère quand elle me parlait. Et j'avoue avoir quelques fois joué de ma surdité. Ta grand-mère est la femme de ma vie, mais les femmes possèdent ce don qu'est de faire tourner les hommes chèvre."

"Nous eûmes tout de même le droit de défiler dans Alger le cinq juillet. J'avais rarement vu de civils avant ce moment, encore moins de femmes. Celles-ci se cachaient le visage avec leurs voiles et nous regardaient avec un mélange de timidité et d'admiration. Quand j'en fis la remarque à mon ami, il eut un sourire sardonique.

'Je doute qu'elles nous portent une quelconque admiration, Donatien. De la peur, sûrement. Ils ont tous peur.

-Mais pourquoi on est venu, alors? Ils étaient bien, sans nous, non?

-Je l'ignore. Leur Dey est Turc, et ils sont Arabes. Je doute que le précédent gouvernement ait été très agréable. Mais la ville est riche; l'autorité a sûrement dû être plus lourde à porter en province.

-Un peu comme le roi Charles.

-Imagine en plus que Charles X soit espagnol, ou autrichien. Ou même anglais.

-Ah ça non!

-Et maintenant, imagine que Charles X soit Ottoman.

Je ne pouvais même pas l'imaginer. Je changeai de sujet:

'C'est bizarre qu'elles se cachent comme ça.

-Leur religion l'exige. Nous sommes des hommes, étrangers. Et nous ne sommes pas musulmans. Du moins, je n'ai pas rencontré de soldat français musulman jusque là, et je doute qu'il y en ait.'

Il réfléchit, avant de déclarer:

'Mes cousines ne sortent jamais sans leur chapeau. C'est très mal vu.

-Louise a toujours son bonnet. Mais là, c'est nous prendre pour des brutes!'

Le regard éloquent que je reçus me secoua.

'Mais on est pas...

-Que crois-tu que nos chers compagnons vont s'empresser de faire quand nous serons véritablement installés? Cette attitude n'est pas le propre des soldats français. Tous les vainqueurs profitent de la situation. Espérons juste qu'ils auront plus de sens moral que les autres.

-Tu le ferais?

-Forcer une femme m'en ôterait l'envie.

-Et Joséphine n'aimerait pas.'

Il hocha vaguement la tête, sans vraiment répondre. Je ne posai pas plus de question, de crainte de l'enfoncer davantage dans son silence."



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