Chapitre 11

"J'appris que le soldat qui ne supportait pas mon ami s'appelait Thierry Mougel, et qu'il venait de Bains, en Lorraine.

'Il travaillait à la manufacture, m'informa un de ceux qui le connaissaient. L'ancienne manufacture royale.

-J'peux te demander pourquoi il a les nobles dans l'nez comme ça?

-Ah, mais tout l'monde a les nobles dans l'nez! C'est pas Sa Majesté qui nous aide à les supporter, en tout cas.

-Ouais, c'est sûr.

-Tu peux m'dire c'que ton ami vient fout' avec nous, au fait? Il devrait pas être chez les officiers?

-La bonne affaire! Il a jamais fait l'école, lui! Il était parti pour reprendre l'affaire de son oncle dans les vignes!

-Mais alors pourquoi il est là?'

Je me le demandais aussi, tiens, maintenant qu'il le demandait.

'Pour une raison qui le r'garde', répondis-je brusquement avant de retourner à la contemplation du feu."

"Nous levâmes le camps aux aurores. Alger n'était plus loin, mais la coordination de milliers d'homme demandait un temps fou. Je doutais vraiment de l'efficacité de notre effet de surprise.

La marche fut longue, cinq jours, et il pleuvait lourdement. La mer commença à s'agiter. Les navires pouvaient se trouver en situation de naufrage, mais nous continuâmes, jusqu'à ce que l'on nous tire dessus. Sidi Khalef pointait à l'horizon; nous devions prendre la position."

"Nous dûmes charger les fusils en urgence et à découvert. Plusieurs janissaires arrivaient à pied, d'autres à cheval. Notre cavalerie les prit à revers, mais nous nous battions toujours dans une cohue phénoménale. Partout, de la fumée, du bruit, et une odeur de poudre et de chair brûlée. Je cherchai du regard mes amis; Maël s'en tirait plutôt bien, et sa baïonnette était déjà rouge sans que lui ne présente de blessures trop graves. Esteve aussi semblait bien mener son affaire. J'entrepris de me rapprocher d'eux, reculant sur plusieurs mètres et tirant en cas de force majeure pour économiser mes balles.

'Tout va bien? Pas de blessés? criai-je à la cantonade.

-On est sur un champ de bataille! Mais oui, ça va!' répondit Esteve avant de me devancer.

Il s'accroupit pour recharger son arme, un calvaire en plein combat, mais je le vis soudain sursauter. Une éternité sembla passer avant qu'il ne s'effondre contre la caillasse."

"Maël jeta son arme pour s'occuper de lui. J'essayai de l'en empêcher.

'Il peut mourir! s'exclama-t-il, en panique.

-On va mourir aussi s'ils nous prennent à sortir du combat!'

Nous nous mîmes d'accord pour le traîner en sûreté. Je les protégeais comme je pouvais. Esteve serrait les dents à se les faire exploser et grognait quand Maël le déplaçait trop brusquement.

'Laissez-moi là, nous dit-il.

-Tu te feras tirer dessus, si nous te laissons là.

-Mais je veux qu'ils me tirent dessus!

-Hors de question!

-J'ai trop mal! Laissez-moi me faire tirer dessus!

-Non!'

La réponse était catégorique. Maël déchira sa chemise d'uniforme à l'aide de sa baïonnette et s'en servit comme tampon sur la plaie.

'Ça ne sert à rien, Maël. Laisse-moi.

-Donatien, retournes-y. Je m'occupe d'Esteve.

-Mais...

-Vas-y!'"

"Je retournai à contre coeur dans le conflit, qui dura quelques heures encore, bien trop intenses pour que j'aie pu les compter. Quand celui-ci se termina par notre victoire, mes deux amis avaient disparu. Maël avait traîné le blessé aux tentes de soins.

Je les rejoignis, essoufflé. L'empressement du moment m'avait vidé de mes forces, mais je sentais encore la sourde angoisse qui me vrillait l'intérieur. Je trouvai Maël assis à côté du brancard d'Esteve, se tordant les mains, couvert de poussière et de sang. Il avait dû éliminer plusieurs obstacles afin de protéger notre compagnon.

'Alors?' demandai-je simplement.

Je n'étais pas capable d'articuler un mot de plus.

'La balle est passée près du poumon. Ils ne savent pas si elle l'a percé. Pour l'instant, ils lui ont donné de la morphine, et il dort.

-Il a été vu par le médecin?

-Non. C'est un infirmier qui l'a pris en charge. Les médecins sont en chemin de Staoueli avec le matériel. Ils sont sensés arriver demain.

-Alors s'il passe la nuit, c'est bon et s'il passe pas la nuit, c'est pas bon, c'est ça?

-En résumé. Ils ne veulent pas retirer la balle. Cela pourrait créer une hémorragie. Notre ami a eu la bonne idée de tomber sur le dos, vois-tu. La balle ne s'est pas délogée.'

Je hochai la tête, peu convaincu, et m'assis à leurs côtés.

'Vous croyez qu'il va s'en tirer?

-Il a été assez dégourdi et entêté pour arriver ici. Je ne vois pas pourquoi un bout de métal l'arrêterait.'"

"Je voulus bien le croire, sur le coup, mais je restai toute la nuit sans arriver à dormir. Lorsqu'enfin le sommeil me prit, j'entendis un murmure enfiévré, nerveux. Esteve bougea un peu à côté de nous.

'Eh, faut pas t'tortiller comme ça, l'ami, le prévins-je en essayant de l'immobiliser. C'est dangereux.

-Vous l'entendez, vous aussi?'

Nous échangeâmes avec un regard intrigué.

'De qui parles-tu? interrogea Maël.

-De ma mère.'

Il déglutit et prit une inspiration laborieuse, avant de poursuivre:

'Je vous en ai déjà parlé? De ma mère?

-J'croyais...

-Jamais, Esteve. Jamais.

-Elle est belle, ma mamà. Si belle! Vous devriez voir son sourire...

-C'est une bonne mère?

-La meilleure du monde. Elle me protège et me soutient depuis que je suis né, et elle me réveille tous les matins avec une douce mélodie. Et moi, je vais la voir dès que je suis à terre. Elle habite près du port, dans un magnifique château fort, et elle trône comme une reine avec sa couronne et l'Enfant Jésus.'

Quand je compris à qui il faisait allusion, je m'affolai:

'C'est p't'être pas le moment de parler de la Sainte Vierge, si?'

Mais il ne m'écoutait plus, et gardait les yeux fixés dans le vide, émerveillé. Maël s'agenouilla, les mains jointes et tremblantes, et se mit à prier en silence."

"Je le veillai jusqu'à l'aube pour le garder couché sur le dos. Il finit par se rendormir peu avant le lever du jour. Je maudis les médecins de l'avoir laissé toute une nuit avec une balle dans le corps, mais les bénis quand ils arrivèrent en urgence. Ils nous firent sortir, Maël et moi, et nous restâmes comme des idiots devant la tente jusqu'à ce que l'un d'eux vienne nous apporter des nouvelles.

'La balle n'est pas passée loin, mais votre ami est sauf. Nous l'avons retirée assez tôt pour qu'elle ne cause pas plus de dommages. Le risque maintenant est qu'il développe une infection, mais nous ferons ce qu'il faut pour l'éviter. Il semble plutôt réfractaire à la mort, pour tout vous dire.'

Le même homme qui nous suppliant de le laisser mourir la veille, réfractaire à la mort? Quand nous fîmes part de notre doute au docteur, il rit.

'Ne vous inquiétez donc pas! Quelques fois, la douleur entraîne le blessé à dire tout ce qui pourrait l'en délivrer. Il est normal qu'il ait pu délirer pendant un moment.

-Donc c'est normal qu'il ait entendu la Sainte Vierge? demandai-je, sceptique.

-Tout à fait. Nous le gardons un peu ici, puis il sera rapatrié à Sidi Ferruch. Il ne verra hélas pas Alger.'

Je fus à ce moment tenté de penser qu'au moins l'un de nous s'en sortirait. Les événements précédents, alliés aux batailles qui se terminaient en charniers, n'allaient pas en me rassurant. D'autant plus que nous venions d'apprendre la mort d'Amédée de Bourmont, le quatrième fils du Général de Bourmont. Si le fils de quelqu'un d'aussi important pouvait y passer, pourquoi pas nous?"

"Nous revînmes au camp. Plusieurs de nos compagnons s'approchèrent pour demander des nouvelles, et Maël réussit à leur en donner avec bien plus de cohérence que moi.

'Il paraît qu'vous l'avez traîné à vous deux hors du combat, c'est vrai?

-J'suis retourné combattre, c'est Maël qui s'en est occupé', réussis-je à articuler.

Je n'avais pas dormi depuis deux jours, et ma mâchoire semblait prête à me lâcher.

'Tu l'as sauvé, l'ami', déclara pieusement Thomas, les prunelles pleines d'admiration."

"Tout ce monde qui l'avait regardé de haut en bas avec méfiance en apprenant qu'il était noble le regardait à présent avec considération. Il venait de prouver qu'il valait autant que chacun d'entre nous. Même Thierry Mougel l'observait. Et ce n'était pas de la jalousie que je vis; c'était de l'estime."

"Le convoi repartit, et une formidable tempête éclata. Nos munitions étaient de nouveau trempées, notre marche difficile. Nos supérieurs envisagèrent de faire demi-tour, mais sur ordre du commandement suprême, nous continuâmes. Il ne fallait pas gâcher notre effet de surprise."

"Le voyage dura cinq jour de plus, pendant lesquels nous ne rencontrâmes que peu d'opposants.

'Ils doivent se rassembler à Alger. Ils savent que nous allons bientôt attaquer, m'informa Maël.

-Effet de surprise, bah biensûr, tiens! On va tous se faire...

-Je ne perdrais pas espoir si vite.

-Comment ça?

-Ils n'ont pas eu le temps d'évaluer nos effectifs. Notre artillerie lourde n'a été que très peu utilisée; ils nous croient sûrement faibles sur ce plan. Et nos navires les canonnent déjà depuis la baie. Nous avons nos chances.

-Pourquoi vous avez pas l'école des officiers, Maël?

-Ce n'est qu'une réflexion comme une autre, Donatien. Rien de bien extraordinaire.

-Mais j'suis sûr que vous auriez été pris. Vous avez d'l'éducation et du courage, c'est la base, non?

-Je n'ai jamais voulu faire la guerre.

-Alors pourquoi maintenant?'

Il ne me répondit rien. À la place, notre sergent vint nous voir.

'On va bientôt s'arrêter, tenez-vous prêts.

-Qu'est-ce qu'il y a, sergent?'

Il me montra du doigt une forteresse sur-élevée, qui dominait la plaine où nous nous trouvions.

'C'est Fort l'Empereur, nous annonça-t-il. Le seul point de défense d'Alger au niveau terrestre. Si on le prend, Messieurs, on a plus qu'à défiler dans la ville.

-Autrement dit?

-Autrement dit, on a gagné.'"







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