Chapitre 7

"Biensûr, il avait peu de chances d'être l'heureux élu parmi des centaines d'autres jeunes gens de son âge. Cette certitude nous rassura un moment. Nous retournâmes à Paris; Lorelei avait l'âge parfait pour se fiancer, nous espérions encore faire changer d'avis mon cousin et je voulais, moi, regarder encore toutes ces robes magnifiques, et en porter une, j'étais assez vieille."

"Je me souviens de ce soir précis, celui qui fut le début de la fin. Nous étions à une soirée, une des nombreuses soirées de la capitale, celle où l'on fait venir des musiciens et où l'on montre toute l'étendue de sa conversation. Je restais avec mes parents; ils n'avaient pas envie qu'il m'arrive la même chose qu'à ma sœur deux ans plus tôt, mais je buvais chaque parole, et je répondais, satisfaisant ou agaçant mes interlocuteurs tour à tour, pour la plus grande fierté ou au plus grand désespoir de mes parents.
'Nous en ferons une férue de salons, prévint mon père, si elle continue ainsi.
-Ne voudriez-vous pas la laisser continuer, tant qu'elle le peut? rétorqua ma mère. Elle a quatorze ans, ce n'est pas un drame.
-Malheureusement si, Marie, vous le savez bien. Elle a l'âge où l'on commence à la juger. Voudriez-vous d'une indépendante, une femme libre, qui vit au jour le jour? Une célibataire, une vieille fille?
-Elle ne finira pas vieille fille, voyons! Ne dites pas cela devant elle, cela pourrait la choquer.
-Ou je pourrais lui donner de mauvaises idées.'
Il se tourna vers moi, à la fois sceptique et amusé, et je lui offris mon plus beau et mon plus innocent sourire. Haussant un sourcil éloquent, il me demanda:
'Et toi, que voudrais-tu être?
-Je veux que l'on m'admire', déclarai-je de suite, avec une honnêteté qui me déconcerta.
Je compris que j'aurais dû surveiller mes paroles, car l'expression de mon père se durcit.
'Mauvaise réponse, jeune fille. On admire une parure de pierres précieuses, et l'on respecte les filles de ton rang. Sois respectable, avant d'être admirable. Et commence par contrôler ta langue.'
Je fis la moue. Mon père essayait de m'apprendre quelque chose que je savais. Pour moi, l'admiration était le degré supérieur au respect. Il parlait peut-être des cocottes, qui tenaient une table et discutaient des fanfreluches que lui offraient ceux qui les entretenaient. Il avait peut être eu raison sur un point; je devais savoir quand et comment parler."

"L'éventualité de finir comme ces dames me fit frissonner; je ne savais pas vraiment ce qu'elles faisaient, à l'époque, à part le fait qu'elles dépendaient d'un homme pour leurs dépenses. Comme les épouses, en fait. Et moi, il était hors de question que je finisse dépendante de quoi que ce soit. Ni enchaînée à quoi que ce soit. Ce fut à ce moment précis que je pris ma décision; je ne me marierais pas, parce que d'une part les hommes ne m'intéressaient pas, et de l'autre, et bien, je n'en avais pas besoin."

"Je reportai mon attention sur le monde qui nous entourait: Lorelei écoutait un jeune homme lui parler, le rouge aux joues et le traumatisme d'il y a quelques années oublié sur le moment. Maël, qui était sensé la surveiller, avait disparu. Je me dis sur le coup que c'était une bonne chose; ma sœur n'avait pas besoin d'un chien de garde, fût-il aussi prévoyant que mon cousin, et que nous ne nous trouvions pas loin en cas de problème. Mais sa absence finit par m'inquiéter. Qui savait ce qu'il était allé faire? Il ne fallait surtout pas qu'il arrive d'événements fâcheux; c'en serait fini pour lui."

"Et soudain, je le vis apparaître sous mes yeux, de l'autre côté de la baie vitrée qui menait à la terrasse du jardin, au milieu d'un groupe de jeunes gens en pleine conversation. Fidèle à lui-même, il restait silencieux, son éternel air sérieux attaché en masque devant cet étalage d'expressions aussi sincères que feintes, approuvant posément les conclusions passionnées de ses pairs quand elles lui plaisaient, ne réagissant pas si elles ne lui paraissaient pas dignes d'intérêt. Il avait tout compris; c'était ainsi que l'on faisait survivre sa réputation, là-bas, si l'on n'était pas l'un de ceux qui décidaient de la mort sociale de telle ou telle personne, un régime pire que la Terreur, car l'on ne savait pas vraiment ce qu'il s'y passait."

"Je m'aperçus alors que l'une des jeunes filles semblait fortement s'intéresser à mon cousin. Fort bien vêtue, mieux que je ne l'étais, en tout cas, et cela m'agaça, elle avait coiffé ses jolis cheveux châtain à la dernière mode, en chignon séparé, décoré de roses disposées avec maîtrise, les habituelles anglaises, qui prenaient de plus en plus d'ampleur d'années en années, joliment tournées sur chaque côté, cachant ses oreilles. Ses yeux d'un vert d'eau s'étaient détournés depuis longtemps de ceux qui auraient dû être les centres d'attention; la sienne semblait toute tournée vers Maël."

"Vérifiant que mes parents étaient requis ailleurs qu'à mes côtés, je me faufilai vers eux, longeant les murs et passant derrière les groupes d'invités. Personne ne me remarqua, et je pus, en me penchant à la balustrade comme si de rien n'était, admirer les terrains entretenus avec maîtrise et écouter à mon aise la conversation."

"'Berlioz, de Musset, Sand, Liszt, ils trient leurs invitations! s'exclama un jeune homme à l'air candide. Il est tellement ardu de les obtenir à un dîner que l'on peut se demander s'ils ne font pas payer leur présence!
-Que vous y allez, essaya de tempérer un autre, ce sont des personnes libres! Ils font ce qu'il veulent. J'aimerais leur ressembler.
-Hélas! À quoi bon essayer! désespéra la fille. Nous serons toujours prisonniers des convenances. Voyez-vous une seule personne dans ce groupe qui y échappe?
-Peut-être Monsieur de Peradec, proposa le premier. Il me semblait que vous étiez provincial.
-Vraiment? reprit la fille, prise d'un regain d'intérêt. Et d'où venez-vous, en province?
-De Haute-Bretagne, Mademoiselle, répondit prestement Maël, qui détestait se trouver centre de l'attention.
-La Haute-Bretagne? N'est-ce pas une ancienne province? s'étonna le deuxième à avoir parlé. Les nobles sont-ils toujours aussi peu enclins à utiliser la dénomination officielle?
-La Républicaine?' s'enquit mon cousin.
La réplique me fit pouffer, tandis que le groupe s'extasiait de son bon mot. Je l'entendais pour la première fois faire montre de son esprit, et je dois avouer que j'étais à la fois impressionnée et déstabilisée. Maël, pour moi, n'avait jamais usé de paroles futiles pour quelque sujet sans importance. Il se contentait d'agir, ou d'écouter. Mais cette question, au contraire, avait toute son importance; elle venait juste de le faire entrer dans le cercle de la haute société.
'Avons-nous eu le privilège de constater l'un de vos nombreux talents, Monsieur? tenta de nouveau la fille.
-Je n'ai pas vraiment de talent, Mademoiselle. Je n'ai jamais maîtrisé l'art de parler. Ma cousine, ma cadette de quatre ans, me bat à ce jeu. Mes cousines me battent généralement dans bien des domaines.
-Je suis fort chagrine de vous voir vous déprécier autant.
-L'un de mes seuls points forts est pourtant l'honnêteté. À moins qu'il ne s'agisse d'un point faible en-dehors de la province?'
Tout le groupe s'empressa de le démentir, tandis qu'elle reprenait:
'Alors comment expliquer cette soudaine vivacité de votre langue? Une inspiration divine? Une muse parmi ces gens?
-Qui sait.'
Sur ces paroles, il s'inclina respectueusement et prit congé de ses nouveaux amis, repartant dans le grand salon. Je le suivis du regard, quand, loin de ceux du petit comité, il me fit signe de le rejoindre."

"'J'admire ta discrétion, m'annonça-t-il de son habituel ton égal quand je l'eus rattrapé.

-C'est vrai?

-La prochaine fois, tâche de paraître plus désintéressée de la conversation que tu n'es pas sensée écouter.'

Là encore, j'avais fait une bêtise. Maël me faisait d'habitude le reproche de front, mais nous n'étions pas au manoir. Ne voulant pas perdre à ce jeu, je répliquai:

'Une conversation qui tournait en ta faveur, mon cousin.

-En ma faveur?

-Tu m'as compris. Ne fais pas le modeste. Cette jolie demoiselle, comment s'appelle-t-elle?

-Virginie Faure.

-La fille d'Adrien Faure? L'un des plus grands propriétaires immobiliers de Paris?

-C'est elle.

-Aurais-tu plus d'ambition que je le croyais?

-Cesse de raconter des âneries. Je suis conscient de ma position.

-Elle ne l'est pas, à l'évidence. Mais lui dire anéantirait toutes tes chances avec elle, n'est-ce pas?'

Le regard noir que je reçus en réponse m'indiqua de m'occuper de mes affaires, de préférence celles du mariage, comme toutes les jeunes filles ici présentes.

'Je n'en ai trouvé aucun digne d'intérêt, déclarai-je.

-Aucun digne de ton intérêt, rectifia-t-il.

-En quelque sorte.

-Dans ce cas, abaisse ton niveau d'exigence. Tout le monde n'a pas ton charisme ou ton intelligence. Ni ton incroyable égocentrisme.

-Je ne suis pas égocentrique! Je suis idéaliste! Je te signale que Lorelei est tombée sous le charme du premier homme de la soirée qui lui a fait les yeux doux!'

Cette remarque fit blêmir mon cousin, mais il ne dit rien. Je venais de remporter ma manche.

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