Chapitre 37
"Pourquoi avoir rendu visite à Madame Hatiot?"
Le biographe la fixa un long moment, avant de répondre:
"J'étais curieux. Ses fils m'en ont parlé, et... j'étais tombé sur eux par hasard...
-Vous faites des recherches en dehors de ce que je raconte pour voir si je dis vrai.
-Non. Vous vous trompez.
-Faites attention aux personnes avec qui vous conversez, Théophile. Vous remuez des souvenirs que les gens à présent ne connaissent plus, et certains pensent que cela attire la Mort. Je repensais à ce que Madame Pernel vous avait dit, et j'y ai réfléchi. Même si ce sont des balivernes, cette terre est encore empreinte de superstition. Les villageois n'aiment pas que l'on tente le Diable. Choisissez vos conversations avec soin, car à défaut de tenter le Diable, quelques vieux souvenirs déplaisants pourraient vous faire plus de tort qu'à leurs détenteurs, si vous voyez ce que je veux dire."
Le jeune homme approuva. Il s'en doutait, oui, après le discours qu'il avait tenu au troquet.
"Je veux compléter ce que vous me dites.
-Il est vrai que je ne sais pas tout.
-Donatien Ansond a sûrement légué quelque chose à sa petite-fille. Elle m'a donné comme condition de vous parler de ses enfants. Et il est évident qu'elle possède des éléments que vous n'avez pas."
Iris hocha la tête, convaincue.
"Après tout, je vous ai dit que vous ne travailleriez pas que sur mon histoire. Notre famille forme un tout, avec tous les acteurs extérieurs qui y jouent un rôle plus ou moins décisif.
-Je l'avais bien compris.
-Mais je n'embaucherai jamais ces bons à rien de fils Ansond."
Les souvenirs de Donatien risquaient bien d'attendre, dans ce cas. Théophile se laissa aller sur le dossier de sa chaise.
"Je ne peux pas avancer si on me ferme toutes les portes au nez.
-Je fais déjà bien assez pour vous aider, le scribe. Ce n'est pas à moi d'aller faire la leçon aux gens du village pour qu'ils arrêtent de vous traiter comme le vilain petit canard.
-Promettez-moi au moins que vous y réfléchirez.
-Je promets d'envisager quelque chose quand ils arrêteront leurs imbécilités.
-Cela me suffisait, vous savez."
La vieille dame écarta quelques arêtes laissées par mégarde dans son plat.
"Maintenant que vous avez ce que vous voulez, pourrai-je finir?
-Je ne suis que le scribe."
Après un bref échange de regards, l'un sévère, l'autre moqueur, elle poursuivit:
"Les paroles de mon père, voyez-vous, n'étaient pas tombées dans l'oreille d'une sourde. Ma mère avait quarante-trois ans et encore toute sa tête. Et elle s'était convaincue qu'à défaut de me transformer en Lorelei, elle arriverait à faire de moi une épouse à peu près convenable. Elle pouvait compter sans ma mauvaise volonté. Je donnais le change pour l'amadouer. Elle aurait été capable d'essayer d'influencer mon père pour qu'il conclue un mariage plus agréable pour eux que pour moi. Je ne lui avais jamais connu ce comportement auparavant. Je pense être la seule à avoir fait ressurgir son côté sombre."
"Le vendredi, mon père me fit assister à la réunion des voisins. Pendant que ces dames prenaient le thé à l'étage, je restai avec les hommes. Madame de la Fridière me jeta un coup d'oeil courroucé avant de suivre ma mère et de se répendre en compliments sur la tenue de Lorelei et la façon dont elle s'accordait merveilleusement avec son teint d'albâtre. Mon père posa sa main sur mon épaule et me conduisit dans le grand salon. J'entrai dans un monde qui m'était totalement interdit auparavant."
"Les amis et associés de mon père avaient quasiment tous son âge. Quand ils me virent arriver, l'un d'eux déclara:
'Eh bien, Pierre, vous comptez faire remplacer votre neveu? Il n'est pas encore mort, enfin, je prie pour cela.'
Mon père m'observa un instant, se demandant sûrement s'il avait fait une bêtise, puis rétorqua:
'À vrai dire, Mademoiselle ma fille cadette croit qu'elle peut remplacer son cousin. De plus, elle pense qu'une femme peut égaler un homme dans notre domaine, mon cher Arnaud.'
L'assemblée partit d'un grand éclat de rire. La réunion commençait bien.
"Te voilà bien optimiste, petite! lança un autre. Tu es bien jolie; je suis certain que tu te trouveras un jeune mari aussi optimiste que toi qui te laissera gérer ses comptes!
-Iris, dit mon père, je te présente Guillaume Le Goff, seigneur et maître du château du Mât. Je t'en ai parlé mercredi.
-L'un de vos concurrents, hélas point le plus doué.
-Je te demande pardon?'
Le visage de mon interlocuteur s'était décomposé, et les autres se moquaient à présent de lui. Point de soucis de convenance, ici. Je me trouvai en présence de propriétaires terriens dont le seul ayant accès à la haute société parisienne était mon père. Il n'y avait ni faux semblants, ni mines de circonstances; ils parlaient affaire en jetant de temps à autre un bon mot, un peu lourdaud, et en fumant. Car s'ils semblaient faire preuve de plus de pudeur en ma présence, certain avaient déjà allumé leurs pipes. Dieu, que l'odeur était nauséabonde!"
"Je m'expliquai:
'En fait, le meilleur serait Monsieur de La Tour d'Istion, si seulement il avait des clients à la capitale. Mais fournir des tables bordelaises... je ne peux que vous féliciter. Ils sont bien trop attachés à leur terroir.'
Je ne savais pas à quoi ressemblait Monsieur de La Tour d' Istion, mais celui-ci s'avança et me tendit la main pour que je la serre.
'Vous avez tout à fait raison, Mademoiselle. Et je m'en orgueillis.
-Alors que pourrais-je faire, petite demoiselle, pour devenir un concurrent digne de ce nom? se moqua Monsieur Le Goff.
-Arrêter de vouloir rentabiliser votre vigne comme s'il s'agissait d'une mine serait une bonne chose, Monsieur.
-Voyez donc comme elle me parle! s'indigna-t-il. Elle voudrait presque me faire des leçons!
-Vous devriez en prendre, des leçons, Monsieur. Voyez donc vos plus sérieux rivaux; deux nobles. Deux très anciennes familles de propriétaires terriens, qui ont grandi dans des vignes. La vôtre possède votre domaine depuis...
-Vingt ans, de dur labeur.
-Vous l'avez acheté avec les ouvriers qui y étaient assortis.
-Mais comment oses...
-Et le gestionnaire, ajouta Monsieur de La Tour d'Istion.
-Et le maître de chai, le maître d'oeuvre, les comptables, poursuivit un autre.
-Vous pouvez parler, vous! lança Le Goff. Périan, sans particule, cela ne fait pas vraiment aristocratique. À moins que la guillotine ne l'ait amputée?
-Mais moi, je ne suis pas dans le vin.'
Je jetai un regard inquiet à mon père, qui l'évita, puis retournai à la mêlée.
'Si vous laissiez vieillir votre vin correctement au lieu de le vendre sous forme de jus de raisin, vous gagneriez des clients.
-Et elle dit que mon vin, c'est de la piquette!
-Elle n'a pas vraiment tort, souligna Périan. C'est du jus de raisin.'"
"Inutile de vous dire que la cible en prit ombrage pour toute la soirée, jusqu'à ce qu'un quatrième ne s'interroge.
'Pierre, j'ai ouï dire que Madame de la Fridière s'était faite remettre à sa place par une jeune demoiselle à la langue bien effrontée. Serait-ce votre fille?
-Elle est juste à côté de vous, Bretaigne. Et si vous le lui demandiez?'
Comme par magie, il sembla se rendre compte de ma présence et de son erreur.
'Veuillez m'excuser, Mademoiselle. Serait-ce donc vous?
-C'est bien moi, Monsieur.
-Pierre, assurément, vous devriez revoir quelques bases de son éducation, avant de lui enseigner les finances, se plaignit Le Goff.
-Le problème est bien là, Guillaume. Je ne lui enseigne que les finances. Pour ce qui est de son éducation, vous vous adresserez à sa mère, bien que je doute que sa mère ait quelque pouvoir pour coudre sa langue à son palais.'
Le bon mot eut son effet, même sur Le Goff, qui rit de contentement, et l'après-midi se passa merveilleusement; j'avais fait bonne impression, surtout en clouant le bec de cette mégère un peu trop sûre d'elle."
"Mon père paraissait aussi satisfait. Quand tous les invités furent partis, je lui demandai:
'Comment étais-je?'
Il me fixa un instant et soupira:
'Je ne devrais pas autant encourager ta franchise.'
Puis il remonta dans son bureau, me laissant seule avec la conviction d'avoir mérité ma place dans le grand salon."
"Si un doute demeurait en moi, mon père, lui, continua jusqu'au dernier dimanche de ma mise à l'épreuve. Pour terminer celle-ci, il m'enseigna la chose la plus ennuyeuse dans la gestion d'un domaine: la tâche administrative."
"Nous passâmes tout l'après-midi à trier le courrier, à faire les comptes et à ranger les rapports dans le bureau. Je fus assignée à la dernière tâche, pendant que mon père lisait sa correspondance. Je l'entendis rire presque silencieusement.
'Je te remercie, Iris, me dit-il en posant la première lettre. Monsieur Le Goff m'a écrit pour me demander des conseils sur la façon de tenir un vignoble. Encore du travail en plus.
-Je pourrais lui faire la leçon.
-Prend des leçons de modestie, d'abord. Tu ne sais même pas si je vais te garder.'
Je fis la moue et essuyai son air moqueur. Cependant, il le perdit vite quand il posa ses yeux sur la seconde missive.
'Que me veut-il?' murmura-t-il en l'ouvrant.
Je saisis l'enveloppe. 'Antoine-Arnaud Faure' y était écrit d'un trait soigné et rigide. Je me souvenais de ce nom, et je le détestais. L'expression de mon père se durcit d'un coup.
' Que se passe-t-il? m'enquis-je, soudain anxieuse.
-Avec le temps, je pensais que cela pourrait s'arranger, qu'il n'oserait pas...
-Pourrais-je l'avoir?'
Il me la tendit brusquement et je m'apprêtais à la lire, quand des pas précipités retentirent dans le couloir. Des coups furent frappés nerveusement.
'Entrez! tonna-t-il avant de voir qu'il s'agissait de Lorelei.
-Papa, commença-t-elle timidement, je ne voulais pas vous déranger...
-Non, ce n'est pas ta faute, se reprit-il. Dis-moi.'
Ma sœur hésita un instant, puis montra elle aussi une lettre.
'Papa, Auguste va venir vous faire sa demande officielle dans trois jours.'
Mon père ferma les yeux et les frotta comme pour sortir d'un affreux cauchemar.
'Très bien, déclara-t-il. Lis ce qu'Iris a dans les mains.'
Elle s'avança et nous pûmes déchiffrer la missive ensemble.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top