Chapitre 35
"Vous êtes allé voir Madame Ansond? demanda Iris en le voyant arriver.
-Elle dormait.
-Bien."
Elle l'invita à s'asseoir. Théophile constata avec surprise la présence de gâteaux et de fruits, chose beaucoup trop aimable pour ne pas être relevée. Il haussa un sourcil interloqué et montrant les douceurs.
"Vous aviez une envie de sucré?
-Ne vous montrez pas plus stupide que vous ne l'êtes, le scribe. Je n'ai pas envie que vous vous évanouissiez pendant que je parle.
-Je me souviens vous avoir entendue dire que je ne l'étais pas.
-Pas stupide?
-Exactement.
-Alors ne me faites pas mentir et mangez.
-J'ai mangé avant d'arriver.
-C'est pour cela que vous êtes en retard, alors.
-Et parce que je suis rentré à une heure et demi au village.
-Et bien mangez tout de même."
Le jeune homme soupira et saisit un biscuit, sans pour autant l'avaler. Cela sembla cependant convenir à l'hôte, qui s'enfonça dans son siège avec satisfaction.
"Les pâtisseries de Marthe sont une merveille, énonça-t-elle. J'en ferai apporter à Madame Hatiot demain.
-Cela devrait la soulager dans son malheur.
-En effet."
Iris se pencha pour prendre sa tasse de thé et déclara:
"Je suppose que nous n'allons pas parler de Madame Hatiot toute l'après-midi. Ouvrez votre cahier, que je finisse enfin cette histoire d'apprentissage."
"Le déjeuner se déroula sans trop de bruit, comme lorsque je n'avais rien à revendiquer. Seuls les regards curieux de ma mère et de ma soeur changèrent quelque peu l'ambiance du repas. Il est vrai qu'elles avaient dû m'entendre vociférer la nuit dernière, constater que mon père était fâché en le croisant par la suite et se demander s'il accepterait encore de me faire classe de viticulture. En remarquant mon semblant de chignon qui tenait par je ne sais quel miracle de la physique et un air goguenard plaqué sur mon visage rosi par le vent - d'autant plus que je me trouvais toujours dans les habits trop grands de Maël et que je sentais le cheval - je suppose qu'elles en conclurent que le patriarche m'avait pardonné. Jamais autrement il ne m'aurait permis de rester dans cet accoutrement. Lui, il s'était invité à notre tablée du matin - il ne le faisait que très rarement - et buvait un chocolat dans une tasse de porcelaine avec l'expression la plus indifférente au monde. Agathe et Madeleine - la domestique de ma mère - nous servaient en jetant parfois quelques coups d'oeil curieux, souhaitant savoir à quel moment la situation risquait d'évoluer, en meilleur ou pis."
"Ce fut ma mère qui brisa la silence, peu habituée à ne pas entendre sa voix énoncer les activités prévues dans la journée.
'Iris, pourquoi ces habits quelque peu... inappropriés à un déjeuner?'
À une fille, aussi. Ma mère n'aurait pas insinué à ce point que je manquais de pudeur.
'Je n'ai pas eu le temps d'aller me changer, Maman, lui répondis-je inocemment.
-Mais Papa, si', intervint Lorelei sur le même ton.
Quelle peste, quand j'y repense! Elle voulait toujours se venger de l'humiliation que je lui avais infligée presque six mois auparavant!
'Papa n'a pas de corset à lacer et trois jupons à disposer, répliquai-je.
-Papa est un homme. Il n'a pas à adopter la tenue du sexes opposé, juste pour satisfaire ses caprices.
-Tu es jalouse parce que Papa me considère comme l'égale de Maël et pas toi.
-Et Papa ne veut pas être un sujet de discorde entre ses deux filles, annonça le concerné d'une voix tonnante, en faisant claquer sa tasse contre la porcelaine de son assiette. D'ailleurs, Papa félicite votre mère de son sang froid, si vous vous comportez ainsi tous les matins, mais Papa n'a pas sa patience, et ne veut plus entendre aucun commentaire désobligeant venant de l'une comme de l'autre jusqu'au souper, sinon Papa va vous envoyer dans vos chambres sans manger comme les petites filles que vous semblez être.'
Nous cessâmes là nos différends, trop ridicules pour protester. Après la leçon qu'il m'avait tenue ce matin, je n'osai évidemment rien répliquer. Mon père reprit après s'être assuré que nous ne bronchions point:
'Lorelei, j'aurais besoin de discuter avec toi. Il est temps que nous parlions de cette histoire de prétendant.'
Il se leva et sortit, imité par ma soeur, qui me jeta un regard noir en passant. Je lui répondis par mon meilleur sourire, pour lui indiquer qu'en effet, nous avions abordé le sujet. Quand je me retournai, ma mère aussi me fixait avec son éternelle expression sereine. Je m'attendais au pire.
'Et bien, il ne reste plus que toi et moi, déclara-t-elle.
-Je ne vois pas du tout où vous voulez en venir, Maman.
-Comme Lorelei ne peut pas m'accompagner ce matin, tu viendras avec moi visiter Madame de la Fridière. Nos voisins seront ravis de voir que tu as changé tes habitudes d'ermite.
-C'est pour votre bien que je me terre ici. Si je devais écouter parler l'une de nos voisines, à défaut de mourir d'ennui, j'en dormirais. Je ne veux pas tourner en ridicule ma famille.'
Étrangement, elle ne sembla pas émue par mes bons sentiments, ajoutant juste:
'Nous devrions partir vers neuf heures et demi, tu as le temps de mettre une tenue convenable. D'ailleurs, ta robe bleu nuit au col en dentelle serait du meilleur effet.'
Sur ces sages paroles, elle quitta à son tour la table, et je ne tardai pas à faire de même avec force grommellements. Quand je fus prête, j'attendis qu'Agathe me devance puis m'approchai doucement de la porte du bureau interdit, et entendis un semblant de conversation entre mon père et ma soeur. Ils n'avaient pas terminé leur entretien. Je m'inquiétai alors de la réaction de Lorelei quand elle apprendrait que je l'avais remplacée, ne fût-ce qu'une seule fois. Elle était la fille de ma mère, celle que l'on complimentait sur sa beauté et sa douceur, sur leur ressemblance. J'étais bien moins belle qu'elle, et je faisais aussi beaucoup moins d'efforts, il me faut l'avouer, pour paraître acceptable aux yeux de l'aristocratie terrienne et aussi chrétienne qu'illettrée du voisinage. Par aristocratie, j'entends une poignée d'irréductibles nobles qui avaient réussi à garder leur terres, dont certains avaient, comme mon père, réussi à garder l'estime de la population ou s'étaient pliés au mode de vie bourgeois, en les méprisant toutefois."
"L'idée ne me quitta point quand je vis Madame de la Fridière, veuve acariâtre qui ne jurait que par ma soeur et la possibilité de tenter de la marier à son pédant de neveu. Lorelei n'attirait décidément que des incapables et des imbéciles.
'Madame, salua-t-elle ma mère en me jetant un regard en biais. Votre délicieuse enfant est-elle donc souffrante pour que vous l'ayez remplacée?'
Je serrai les dents devant l'insulte. Les autres dames présentes ne réagirent pas, continuant à deviser entre elles. L'ancêtre était une pointure dans la région, et personne ne voulait se la mettre à dos. Mais ma mère était une femme bien trop bonne, et son mari un homme trop bien vu par les hautes strates parisiennes pour que l'on ose la contrarier.
'Madame, répondit ma mère par politesse. Lorelei a malheureusement été retenue auprès de son père pour une question de mariage. Je pensais, en abordant ce sujet, qu'il était temps de mettre ma seconde fille à contribution.'
Et là, j'entendis les murmures s'amplifier. Ah, Mademoiselle de Douarnez première avait choisi un mari et dédaigné le neveu prodigue, mais Mademoiselle de Douarnez seconde sortait de son trou en dernier recours! Intéressant, n'est-ce pas?"
"Madame de la Fridière plissa les yeux et déclara en me toisant:
'Ainsi, le loup s'est converti en agneau.
-En agneau sacrificiel, marmonnai-je avant que ma mère ne me rappelle à l'ordre d'une pression sur le bras.
-Je vous demande pardon?
-Comme le gigot de Pâques. Pauvre bête.'
Le murmure autour de moi s'amplifia, outré par mon impudence. Cette dernière ne déstabilisa pas l'hôte, qui saisit mon menton.
'Déjà beaucoup trop insolente pour si peu de vécu. Voyons un peu si à défaut d'un caractère accommodant, elle a un physique agréable.'
Je me retins de lever les yeux au ciel, tandis qu'elle m'examinait.
'Un teint maladif, un front trop haut, des yeux globuleux, des oreilles basses... tournez-vous.'
J'obéis à contre coeur et lui montrai mon dos.
'Sur vous-même.'
Quand je fus revenue face à elle, elle continua:
'Silhouette fade, poitrine plate, corps osseux. Elle ne tiendrait pas une grossesse, Marie. Faites-moi voir vos mains. Je veux savoir s'il y a encore quelque chose à sauver chez vous.'
J'ôtai mes gants, dévoilant mes mains bandées. Me les prenant fermement, elle me fit siffler de douleur.
'Seriez-vous tombée pour avoir tant de cicatrices? Dois-je rajouter la maladresse à la liste de vos tares?
-Non point, Madame, répliqua ma mère pour la première fois. Iris est très précautionneuse. Elle prend garde à son image, mais elle aime trop le grand air.
-Une jeune fille de bonne famille courant la campagne? C'est ainsi que vous vous êtes écorché les mains? En faisant l'enfant sauvage?'
Je lui offris mon plus beau sourire et rétorquai:
'En taillant la vigne, Madame.'
Toutes les dames me jetèrent un regard horrifié. Je crus voir ma mère fermer un instant ses paupières, fatiguée de mes coups d'éclat. Madame de la Fridière souffla sous l'outrage.
'Je comprends mieux pourquoi elle a l'insolence d'une fille des rues, si vous la laissez travailler avec ces traîne-misère du vignoble. Travailler!
-Mon père a commencé ainsi, je me dois de suivre son exemple si je veux un jour pouvoir mener l'affaire...
-Mener l'affaire! Petite sotte! Vous n'avez pas compris que votre mari ne vous laissera le mener que dans sa chambre, et que c'est de là-bas que vous pourrez gouverner votre monde, si vous vous y prenez bien! Et encore, rien chez vous n'est fait pour plaire à un homme. Vous avez hérité des traits et du caractère disgracieux de votre père, et votre soeur a pris tout le charme de votre mère. Assurément, Dieu a bien mal réparti ses dons! Quand au gigot que vous prétendez être, qui ne saurait nourrir personne...
-Surtout pas vous.'"
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