Chapitre 34
Théophile partit tôt, le lendemain. Il voulait ramener ces remèdes le plus vite possible. Si Madame Ansond pouvait parler sans cracher ses poumons, il s'estimerait heureux. Il serait alors sur la bonne voie pour récolter toute la mémoire transmise de Donatien Ansond, témoin et acteur de l'histoire de sa cliente. Enfin, du cousin de sa cliente.
Il traversa le village encore endormi. Le soleil était sur le point de se lever, et il s'attendait à une belle journée, au niveau du temps. Son humeur ne servait pas à l'ambiance.
Il s'aventura sur le chemin de terre qui raccourcissait le trajet jusqu'au fleuve. C'était à Saint-Jean-de-Boiseau qu'il avait traversé, la première fois. Deux heures à pieds, si on faisait des pauses. Une heure et demi, à pas rapide. Il avait le temps de revenir avant la nuit.
Tout en méditant sur la longueur de son parcours, sur la nature des remèdes que le médecin avait bien pu administrer à Madame Ansond, ou encore sur la suite de l'histoire tout simplement, Théophile, ancré dans le rythme de sa marche, laissa passer devant lui une charette, qui s'arrêta un peu plus loin.
'Hé, l'ami! s'écria un homme après en être descendu. Tu t'es perdu?'
Le jeune homme releva la tête, sortant soudainement de ses réflections.
'C'est bien ce chemin pour Saint-Jean-de-Boiseau? se renseigna-t-il.
-Ah, pour sûr, l'ami!
-Alors je ne suis pas perdu.
-Et tu y vas à pieds?
-Eh bien oui.
-Tu vas souiller tes belles chaussures. C'est dommage."
Théophile fronça les sourcils, dubitatif.
"Et vous voulez me proposer de monter avec vous?
-Bah! Tant qu'à faire, hein! On va au même endroit!"
L'homme l'aida à enjamber la hauteur qui séparait le banc du sol, et continua leur route.
"Toussaint, se présenta-t-il en lui serrant la main.
-Théophile.
-Ravi.
-De même."
Passa un moment sans autre bruit que le grincement des roues. La brume s'élevait au-dessus des champs, et procurait à la campagne un aspect surnaturel, d'autant plus que le ciel était encore assombri par quelques nuages. Théophile admira le paysage jusqu'à ce que Toussaint déclare:
"J'pense pas que tu sois d'la région.
-En effet.
-C'est pas toi le nouveau clerc de notaire employé par Madame de Douarnez?
-Je suis biographe, en fait.
-Et c'est quoi un biographe?
-Quelqu'un qui écrit la vie des gens.
-Donc, si je comprends bien, tu vas faire un roman de la vie de Madame de Douarnez.
-Vous pouvez le voir ainsi.
-Mais... tu vas le vendre?
-Je ne suis pas là pour me faire de l'argent sur son dos.
-Alors tu fais quoi?
-J'essaye de comprendre.
-Comprendre? Comprendre quoi? Sa vie? On dit dans la région qu'elle en a eu une drôle, mais c'est vrai que personne la connaît vraiment.
-C'est en partie pour cela que je travaille pour elle."
L'homme hocha la tête et lui jeta un regard entendu.
"Tu viens régler toute la misère du monde, alors.
-Non, biensûr que non. Je ne fais que mon travail.
-Ah! Ne faire que son travail. On aime bien le faire correctement, notre travail. Sinon, le patron... Je suis pareil."
Théophile sourit poliment devant l'entrain de son cocher. Il était gentil, mais c'était lui qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas.
"Enfin, tout ça pour vous dire qu'on parle de toi jusqu'à la Loire.
-Même à Saint-Jean-de-Boiseau?
-Même là. Je sais pas qui au village a son beau-frère qui habite là-bas. Du coup il lui a tout raconté. Ça se sait vite, ces choses là. Et de toute façon, on aurait vite jasé en te voyant arriver dans ton joli costume tout tâché.
-Sûrement, oui."
Toussaint dût enfin comprendre qu'il n'était pas enclin à parler, car ils finirent leur trajet dans le silence. Il s'arrêta à proximité du village et le laissa descendre.
"Tu continues tout droit jusqu'à la Loire. Là, il y aura un passeur, et tu vas pouvoir traverser le fleuve. Ça va aller?
-Ne vous inquiétez pas. Je suis déjà passé par là; je saurai me retrouver."
Toussaint lui sourit.
"Alors je crois qu'il est temps pour moi de repartir au boulot.
-N'alliez-vous pas au même endroit que moi?
-Je repars dans la campagne profonde. On a pas besoin de moi ici."
Il sortit un chapeau noir à larges bords, inutile en cette journée grise, le posa sur sa tête et l'inclina pour le saluer. Théophile lui rendit la pareille et observa la charette grinçante disparaître dans la brume du petit matin. Puis il éclata de rire.
"J'aurais peut être dû l'écouter un peu plus", murmura-t-il pour lui-même avant de passer la première maison.
La Loire commençait à s'animer aussi. Des bateaux circulaient ou s'amarraient aux berges. Il monta avec deux autres personnes dans le bac, qui ne firent pas attention à lui. Près de Nantes, il était plus fréquent de croiser des jeunes bourgeois en costume somvre comme le sien. Il se fondait mieux dans le décor.
De l'autre côté, la population était plus dense. Il repéra les fumées des usines non loin, et il décida de se guider à leur vue. Il finirait par trouver un apothicaire, s'il se rapprochait de la ville.
Son idée ne lui plut qu'au début, car il finit par se perdre dans des ruelles plus ou moins habitées, ou la fumée industrielle lui échappa. Pas d'apothicairerie à proximité, ni aucun autre commerce, d'ailleurs. Il remarqua une grand-mère assise près de sa porte d'entrée, et s'approcha:
"Bien le bonjour Madame, pourriez-vous m'indiquer l'apothicairerie la plus proche, je vous prie?"
L'ancêtre arrêta son tricot et le fixa en souriant d'un air charmant un long moment. Puis elle reprit son ouvrage. Il allait réitérer sa question quand un jeune garçon sortit de la bâtisse.
"Vous fatiguez pas, elle a plus toute sa tête. Elle s'asseoit là parce qu'elle aime bien, mais elle comprend pas ce que lui disent les gens. Vous voulez quelque chose?
-Une apothicairerie."
L'adolescent resta interdit un instant, puis déclara:
"Bah en tout cas, vous en trouverez pas une ici.
-Et où pourrais-je en trouver une?
-Vous êtes pas du coin, hein?
-En effet.
-Et vous vous êtes paumé."
Théophile haussa les épaule pour admettre sa défaite, et son interlocuteur ricana.
"J'vais vous conduire, y'en a une pas loin."
Il prit une veste et sortit avec lui.
"J'en ai pas pour longtemps, grand-maman."
La vieille dame ne répondit pas, trop obnubilée par son travail, ce qui n'empêcha pas le petit-fils de commencer à s'éloigner. Le biographe accéléra le pas pour le rejoindre.
"Tu es chargé de la surveiller? s'enquit-il prestement.
-Ouais M'sieur. Elle écoute que moi, et elle m'supporte que moi aussi.
-Donc tu joues les gardes-malade?
-Elle est pas malade, elle a juste plus toute sa tête. Et vous, vous êtes pas un peu dérangé pour traîner dans le coin nippé comme ça?
-Tu n'as pas l'air d'un brigand.
-Pas nous; mais heureusement qu'vous vous êtes arrêté. Plus loin, vous auriez eu des problèmes."
Ils changèrent de rue et revinrent dans un quartier plus fréquenté.
"L'apothicairerie de M'sieur André est à gauche après la belle maison, là, indiqua le plus jeune en pointant un hôtel particulier. Après, c'est une rue commerçante.
-Je te remercie."
Il lui tendit quelques pièces, et le concerné repartit, content de s'être dévoué.
Les remèdes furent vite achetés. Quand il monta à nouveau sur le bac, il regarda sa montre à gousset et grimaça; le temps qu'il avait passé à errer lui avait coûté une bonne heure et demi, de même que celui qu'il avait mis pour retrouver son chemin jusqu'au fleuve. Il ne serait pas rentré avant le début d'après-midi.
De l'autre côté, a la sortie du village, il entendit le grincement familier du chariot, qui s'arrêta devant lui. Toussaint lui fit signe de monter, et il lui obéit.
Le voyage retour se déroula aussi en silence, jusqu'à ce qu'il arrivent en vue du village.
"C'est peut-être le moment de me demander ce que tu as à me demander, dit le charretier. Je verrai si j'peux répondre.
-Je..."
Il n'avait aucune question sur l'instant. Ou alors...
"D'Armence.
-Lequel?
-Celui qui est parti combattre avec les Légitimistes.
-Ah, oui. Belle mort, très épique. Avec ses deux compères.
-Il est mort.
-Si tu me le demandes à moi, c'est que tu le sais.
-Savez-vous où il est enterré?
-Possible... ça fait longtemps."
Il réfléchit, les yeux perdus dans le vague, puis hésita:
"La prochaine fois que vous retournez à Nantes, vous irez voir au Nord de la ville. Vous suivez le Gesvres sur deux ou trois kilomètres, et vous allez trouver une croix près de la rive, un calvaire à la croisée de deux chemins de terre. C'est là qu'ils sont enterrés."
La charrette s'arrêta de nouveau à l'entrée du village. Théophile en descendit et la regarda disparaître dans le brouillard. Ils aimaient tous deux bien faire leur travail, effectivement.
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