Chapitre 31

Quand Théophile sortit de la pension ce matin-là, il se dirigea vers la grand-rue. Il croisa sur le chemin les deux frères, qui le saluèrent avec de grands gestes, frais comme des gardons.

"Ça f'sait longtemps! s'écria le premier.

-Pourtant, je vous ai vu il y a peu", répliqua le biographe.

Il devait tenter sa chance. L'aîné ne semblait pas comprendre, tandis que le cadet lui jetait un regard affolé.

"Mais où ça?

-Au bistrot, de nuit.

-Ah."

Le premier se rembrunit, mais essaya de plaisanter:

"C'est mieux si vous v'nez de bon matin. Quoiqu'nos horaires aient changé un peu. On s'active avant le froid.

-En parlant de froid, comment va votre mère?

-C'est vous qui lui avez envoyé le médecin?

-C'est Madame de Douarnez. Elle n'a pas hésité une seule seconde quand elle a appris la gravité de son état. Depuis quand est-elle ainsi?

-Quelques s'maines. Au départ, elle toussait juste un peu, et on a économisé pour le médecin, parce qu'il voulait pas nous faire payer par parties, et il a prescrit des médicaments, mais on pouvait pas les acheter après avoir vu le médecin.

-Je comprends. Rassurez-vous, elle est prise en charge.

-Justement, on vient d'se faire taper sur les doigts parce qu'on avait pas acheté les médicaments.

-Il n'a pas l'air commode, ce médecin.

-C'est l'seul pour cinq village. Et pour avoir une pharmacie, c'est presque trois heures de route à pied, si on est rapide, en comptant qu'il faut traverser la Loire. Honnêtement, j'doute qu'en sortant des champs à six heures le soir on puisse la trouver ouverte en arrivant.

-Ou trouver quelqu'un pour traverser la rivière, ajouta le second.

-Je peux y aller, si vous voulez. Je déposerai le traitement chez vous; votre mère l'aura en soirée.

-Vous feriez ça?

-J'ai du temps à perdre; autant que je le gagne à faire quelque chose d'utile."

Après s'être fait remercier, il continua son trajet vers la fin de la grand-rue. Un homme s'approcha, les sourcils froncés. Théophile le regarda s'arrêter devant lui et lui demander:

"Seriez-vous, par hasard, le biographe de Madame de Douarnez?

-Lui-même." 

L'homme lui tendit la main, qu'il serra vivement.

"Je suis le Docteur Anseland, se présenta-t-il. À ce qu'il paraît, c'est vous qui m'avez fait appeler.

-Je m'inquiétais de la santé de Madame Hatiot.

-Et bien vous avez eu raison. Ses deux grands fils auraient dû suivre votre exemple quand je leur ai prescrit des médicaments le mois dernier.

-Ils ne pouvaient pas les acheter. Je me suis proposé de les prendre à leur place.

-Il devrait y avoir plus de personnes comme vous et Madame de Douarnez pour ces pauvres gens.

-Il est heureux que vous ayez suivi notre exemple, Docteur.

-Moi, je n'ai fait que mon métier. Et je suis payé pour régulièrement effectuer des visites ici.

-La plupart des gens que j'ai entendu appeler à la bonté ces derniers jours ne se seraient pas déplacés pour s'assurer de la santé de cette dame.

-Pour être honnête, Monsieur, je ne me serais pas déplacé pour rien."

Théophile hocha la tête et ne dit rien.

"Où pourrais-je trouver l'ordonnance?"

Le médecin sortit un carnet et griffona sur une page, qu'il arracha avant de lui donner.

"Voilà, mais je vous recommanderai de ne pas trop vous impliquer.

-Vous voulez dire que...

-C'est la tuberculose. J'ai prescrit quelque chose pour faire baisser la fièvre et atténuer les maux de poitrine, mais le stade est trop avancé pour que je tenter autre chose. Elle a dû passer plusieurs mois avant de me consulter. Il est trop tard pour la cure de soleil, et même dans me cas où il ne serait pas trop tard, ses fils ne peuvent pas se le permettre.

-Ils ne prennent pas les indigents, à l'hôpital de Nantes?

-Pas dans cet état là. Elle risquerait de contaminer de pauvres gens qui sont venus dans le but de moins souffrir.

-Je comprends.

-Je vous conseille de ne pas trop vous approcher d'elle non plus. La bacille se transmet par voie aérienne. Il suffirait qu'elle tousse et que vous inspiriez.

-Je prendrai sérieusement en compte tous vos conseils, Docteur. Mais je tiens à vous avertir que je suis de nature solide.

-Solide ou pas, mieux vaut prévenir que guérir, Monsieur. Mais je dois vous laisser; j'ai un rendez-vous à Nantes à honorer."

Il lui serra de nouveau la main, et partit dans le sens opposé. Théophile resta un instant sur place, immobile, ne sachant plus quoi penser. Les bonnes oeuvres n'étaient pas dans ses plans, au départ. Mais elles devenaient une nécessité s'il voulait finir son travail. Tout s'annonçait plus long; ou plutôt plus court et plus ardu.

Son humeur sembla d'ailleurs interpeller Madame de Douarnez quand elle le vit arriver.

"J'ai conscience que je ne suis pas d'une compagnie pleinement vivifiante, mais vous pourriez faire effort pour paraître, je ne sais pas... neutre?

-Madame Ansond n'en a plus pour très longtemps."

La vieille dame laissa sa moue méprisante.

"Je ne savais pas qu'elle était malade à ce point.

-Tuberculose.

-Marthe, apportez-lui du café bien chaud. C'est le Docteur Anseland qui vous l'a dit?"

Théophile hocha la tête, et elle poussa un soupir désespéré.

"N'y a-t-il vraiment rien à faire? Et le sanatorium?"

Le biographe joua de nouveau de la tête.

"Je me suis proposé pour aller chercher ses médicaments demain. Pourrai-je...

-Faites comme il vous plaira.

-Merci, Madame.

-C'est l'humanité, plutôt, qui doit vous remercier pour vos services, le scribe. C'est naturel, chez vous, cet amour universel?

-Madame Ansond est bien trop utile dans cette histoire pour que je me permette de perdre la mémoire qu'elle renferme."

Iris fronça les sourcils, dubitative, mais ne releva pas. Son biographe autoproclamé s'était toujours distingué du lot; qu'il détonne un peu plus sur le décor ne devrait pas la déranger outre mesure.

"Nous reprendrons demain, annonça-t-elle.

-Non! Enfin... Madame, je ne compte pas m'arrêter au beau milieu de l'intrigue.

-Bien, mais je dois vous avertir d'une chose."

Théophile lui jeta un regard curieux, et elle répondit:

"Nous n'en sommes qu'au commencement."

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