Chapitre 23

Un sourde angoisse s'empara de moi. Seuls les meurtriers méritaient la mort, et les traîtres. D'Armence était un traître, sûrement, comme tous les Légitimistes, puisqu'ils avaient attaqué leur propre pays, mais je craignais autre chose.

'Nous nous arrangerons, rectifia mon père. Je témoignerai pour vous s'il le faut, mais il est tout de même peu probable que votre aide n'allège pas votre peine...

-Non, Monsieur, vous ne comprenez pas.'

Je vis du coin de l'œil Leroy baisser la tête, honteux, et Lorelei pâlir davantage. Ainsi, ce petit bourgeois un peu benêt ne l'était pas autant que je le croyais. Il savait tout et n'avait rien révélé, pourquoi? 

Je me levai de table, hors de moi, et fis le tour de la table sous les yeux las de mon père pour les rejoindre.

'Biensûr que si, nous comprenons! m'écriai-je en les pointant du doigt. Vous êtes un meurtrier, et vous un complice! Papa, ils ne méritent pas de vivre!

-Iris, assied-toi.'

Je lui obéis, pour une fois, me retrouvant entre les deux jeunes hommes. Je venais tout de même de souhaiter la mort de quelqu'un.

Mon père prit la parole, toujours aussi calme.

'Bien que nous ayons une idée de ce que vous essayez de nous avouer, je vous laisse quelques secondes pour vous expliquer. Il ne s'agit pas d'une affaire banale, et il se peut aussi que notre jugement soit un peu hâtif.'

D'Armence se racla la gorge, et j'eus envie de l'étouffer.

'Je tiens à préciser que Leroy n'y est pour rien. C'est moi le seul fautif. Il m'a vu le faire et m'a poursuivi. C'est ainsi que vous nous avez trouvés.'

Le silence régna quelques instants avant qu'il ne reprenne:

'Je n'ai pas voulu.' 

Comme personne ne répliquait, il ajouta:

'Elle... elle s'est retrouvée prise entre deux feux, alors que je visais un soldat. J'ai dit à l'enfant de courir, mais... et Leroy a tout vu. 

-Pourquoi n'avoir rien dit?' interrogea Lorelei d'une voix blanche. 

Leroy soupira. J'avais bien vu que ma sœur lui plaisait beaucoup. Le coup de d'Armence réduisait ses chances. Il en avait déjà peu au vu de sa fortune personnelle, qui dépendait seulement de son service...

'Je le lui ai fait promettre, le défendit le noble. Il m'a pressé de tout avouer, le plus tôt possible, mais je n'ai pu m'y résoudre. Maintenant, je sais qu'il le faut, et bien que je craigne le verdict, je suis prêt à l'affronter.'

Nous nous tournâmes tous vers mon père, qui était toujours assis, les bras croisés, l'air impassible. Ma mère semblait partagée, et je ne voulais pas que sa bonté naturelle empêche la justice de se manifester. Lorelei, elle, restait prostrée sur sa chaise, n'osant même pas regarder Leroy. 

Mon père finit par déclarer, contre toute attente:

'Rien ne sortira de cette maison.

-Mais Papa!

-Pour la dernière fois, assieds-toi.'

Je m'assis en croisant les bras, répliquant tout de même:

'Il a tué Joséphine.

-Justement. Il y a eu trop de morts. Je ne veux pas en avoir une sur la conscience.'"

"Je sentis le sous-entendu. 'Pas une de plus', semblait-il dire, et il évoquait Maël, bien entendu. Mais peu importe. Il donnait sa chance à un assassin, et cela je ne pouvais le concevoir. 

'Papa, il a commis un meurtre! Et c'est un traître!

-Et si nous condamnions à mort un meurtrier, nous ne vaudrions pas mieux que lui. N'est-ce pas toi qui l'as dit?'

La dernière chose à laquelle je m'attendais était bien de me trouver prise au piège par mes propres paroles. L'envie de faire mon intéressante me passa d'un coup, et je le laissai ajouter:

'Tu es en colère, et je le comprends. Mais ce qui est juste ne vient pas de la haine. Ton cousin a sûrement fait pire, à l'heure qu'il est.'

Je n'y avais pas non plus pensé. Mon cousin serait-il devenu ainsi? C'était un soldat; il ne nous parlait que très généralement de ce qu'il accomplissait. Mais je me rappelais d'un général réputé pour sa cruauté. 

'mes actes relèveraient de l'arbitraire, en France.'

Oui, ce passage me revenait. Le fait qu'il ne s'agît pas de civils français amenuiserait-il ses responsabilité? J'aurais aimé que oui, car j'aimais mon cousin, mais un homme était un homme, du moins pour moi."

"Je ne cherchai donc pas à contrer mon père, et finis mon repas en silence. D'Armence n'arrêtait pas de me regarder; je l'ignorai sciemment. Je ne l'aimai définitivement pas. Je le haïssais, en fait, et je n'étais même pas une amie de Joséphine. Je le haïssais parce que j'aimais mon cousin, et parce qu'il m'avait renvoyé en pleine figure ce que mon cousin devait être à ce moment - sûrement en pire, comme me l'avait signalé mon père."

"Je restai ainsi toute la nuit, ruminant et me retournant dans mon lit avec angoisse. Maël avait un penchant pour la violence, certes pas gratuite, mais exagérée. La guerre était un environnement de violence généralisée, et je craignais le pire. Quand il reviendrait - s'il revenait - le reconnaîtrions-nous?"

"Je descendis le matin suivant par automatisme, déjeunai par automatisme et suivis mon père au village par automatisme. Je n'avais même plus le réflexe de réfléchir. Cela attira l'attention de ma famille, qui me laissa cependant tranquille après m'avoir jeté quelques regard intrigués."

"Les corvées furent rapidement réparties; nous avions logé les plus démunis dans les anciennes dépendances et les autres avaient arrangé comme ils le pouvaient leurs habitations. Nous nous occupâmes d'abord de réparer les moins endommagées; je fus assignée à la brouette avec ma sœur, qui tenait une poignée tandis que je tenais l'autre. Je n'avais jamais fait cela; la charge était lourde, le travail salissant, et en plus je manquais d'expérience. Des hommes durent interrompre plusieurs fois leur tâche pour relever notre brouette, sous le regard éloquent de notre père, qui remettait un volet à la fenêtre d'une ferme. S'il n'avait pas été mon père,  si je ne l'avais pas connu, j'aurais eu du mal à croire qu'il appartenait à l'aristocratie, tout couvert de poussière de bois, de la boue jusqu'aux genoux, le visage rougi par l'effort. Mais il était ainsi, aidant comme il le pouvait les pauvres gens, ne rechignant jamais à la tâche... Quand je vous disais que Maël lui ressemblait! Il avait hérité plus de son oncle que j'ai moi-même hérité de mon propre père."

"Même si la charge était harassante, j'éprouvai une espèce de satisfaction. Comme si...

-Vous vous rendiez pour une fois utile?"

Théophile se ravisa devant le regard incendiaire de la vieille femme. 

"J'écris, j'écris."

Iris continua:

"Nous faisions des voyages réguliers entre les habitations et, contre toute attente, Lorelei eut la première besoin de se mettre à l'ombre. Aussitôt, je vis Leroy abandonner sa tâche pour se diriger vers nous. Mais au lieu de venir coller Lorelei, comme à son habitude, il prit l'autre poignée du petit diable. Étonnée, je relevai la tête. 

'Vous n'allez pas la pousser toute seule, grommela-t-il. 

-Mais c'est très aimable à vous, Leroy, me moquai-je. Je me demande seulement pourquoi moi et pas ma sœur?"

Leroy soupira.

'Je n'ai pas vraiment l'impression qu'elle veuille de ma compagnie, aujourd'hui. 

-Quelle idée! Lorelei a la gentillesse d'accepter tout type de compagnie, même la vôtre. 

-Je ne répondrai même pas à cette provocation. 

-Vous avez raison. Et puis, je n'ai pas à ma plaindre; ce n'est pas d'Armence qui vient à mon secours. Non, il préfère les enfoncer dans leur malheur. 

-Comme tous les nobles, non?

-Non mais...'

Je me rendis alors compte de ce qu'il essayait de faire et me repris. 

'Je ne répondrai même pas à cette provocation. 

-Vous apprenez vite.'

Nous arrivâmes à la maison des Ansond. Tout en déchargeant les pierres, il déclara:

'D'Armence est en train de se former à refaire une toiture. 

-Je suis absolument ravie de le savoir.

-C'est l'une des tâches les plus dangereuses. 

-Qu'il y reste.'

J'interceptai son regard horrifié. 

'Il ne faut pas dire cela!

-Vous comptez le rapporter à mon père?

-Biensûr que non, mais... avez-vous pensé à votre âme?

-La seule chose à laquelle je pense en ce moment, Monsieur Leroy, c'est la façon dont mon cousin, qui se bat en Algérie, va prendre la mort de son premier amour.'

Pris de cours, il marmonna seulement:

'Ah... 

-Voyez-vous, mon cousin n'a pas vraiment, jusque là, été gâté par Dieu en matière d'affection. Et l'une des seules personnes lui ayant offert un tant soit peu d'attention a été fauchée par un petit aristocrate précieux et rétrograde qui regarde le monde réel agoniser depuis son piédestal. Alors comprenez tout de même mon agacement.'

Comme il ne répondait pas, je continuai:

'En fait, d'Armence est pire qu'un criminel; il ne se fera jamais condamner! La personne la moins recommandable ici.

-Il y a deux personnes peu recommandables ici, Mademoiselle.

-Voyez-vous cela! Et vous seriez cette seconde personne, j'imagine.'

Leroy se redressa, étirant son dos maltraité, et me répondit:

'Très exactement.'


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