Chapitre 22
"Donc, vous vous êtes mis en tête d'apprendre la comptabilité, résuma Théophile.
-La comptabilité, la stratégie de vente, tout ce qui a attrait aux affaires.
-Et je suppose que vous avez réussi?
-Ne vous montrez pas plus simplet que vous l'êtes déjà, le scribe; si je n'avais pas réussi, les de Douarnez n'auraient plus d'héritage à transmettre depuis longtemps."
"Il faut avouer que les affaires se sont révélées particulièrement coriaces; mon père détenait des parts dans plusieurs domaines, et dans le transport de cette marchandise vers les Amériques. C'était un noble commerçant. Drôle d'idée, n'est-ce pas? Mais les nobles bretons ne se sont jamais contentés du maigre produit de leur petite terre. L'Amérique leur plaisait beaucoup. Le vin ne fait plus mon capital, maintenant. Les vignes ont été attaquées par ces insectes tout droit venus du Nouveau Continent, et ont essuyé la perte de vitesse comparée aux vins du Midi. Plus de soleil, plus d'originalité, je suppose. Non, je mise sur plusieurs petits marchés, notamment les conserveries de Nantes. Les conserves ont un bel avenir, malgré l'odeur qui s'en dégage. Et puis j'exporte le peu de vin produit, ils l'achètent plus cher de l'autre côté de l'Atlantique . Mais revenons à nos deux soldats."
"D'Armence vint me rejoindre en soirée, après le souper qui s'était déroulé dans une ambiance tout aussi glaciale. Je vis du coin de l'œil Leroy faire de même avec Lorelei. Il s'assit à côté de moi, sur la banquette de l'entrée. Trop occupée à ruminer, je sursautai quand il déclara:
'Nous avons discuté, avec Monsieur Leroy.'
Je le regardai, indifférente, et lâchai:
'Ah.
-Nous sommes tombés d'accord, malgré nos nombreuses divergences, sur le fait que nous n'allions pas laisser nos sauveurs sans recours. Et nous souhaiterions apporter notre aide dans la mesure de nos pauvres moyens.
-Oh, et quels seraient vos pauvres moyens? Vous devez sûrement vous douter que tout le monde vous croit morts? D'ailleurs, il faudra que vous vous fassiez connaître aux autorités avant que Monsieur Leroy ne puisse être soupçonné de désertion... Il serait peut-être dans votre intérêt de disparaître un moment, non? Jusqu'à ce que la fièvre vendéenne ait été matée, et même après, d'ailleurs, s'ils envisagent de punir les révoltés...
-Mais de quel côté êtes-vous, à la fin? Je pourrais penser que vous voulez ma véritable disparition!
-La seule chose que je souhaite, Monsieur, est que tout redevienne comme avant.
-Avant cette guerre?
-Avant une période que vous n'avez pas connue.'
D'Armence me fixa, intrigué. Je me rendais compte, la première colère passée, à quel point les deux hommes que nous avions sauvés paraissaient jeunes. Leroy était le plus âgé, sans doute au milieu de la vingtaine, puisqu'il était sergent. Mais le noble... le noble devait tout juste atteindre l'âge adulte. Pourtant, il observait le monde avec cette arrogance mordante, ce mépris passif que seuls ont les membres de notre aristocracie déchue, lui donnant cet air d'expérience que Leroy ne possédait pas encore. Comme si sont titre et son ascendance lui conféraient déjà un vécu, en plus de ces manières trop fières pour venir du peuple.
'Je crains de ne pas comprendre, finit-il par annoncer, perplexe.
-C'est naturel, vous dis-je. Vous ne savez rien d'ici. Vous êtes arrivés et vous avez voulu détruire, avant même de rien savoir. C'est sûr que c'est plus facile de tuer des gens que vous ne connaissez pas! Cela serait plus ardu de viser la tête de votre ami...
-Nous voulons reconstruire le village, Mademoiselle de Douarnez.'
Je m'apprêtais à lancer quelque réplique cinglante de mon cru, histoire de blesser son orgueil et de l'éloigner définitivement de moi, mais je m'arrêtai, stupéfaite. Tout ce qui réussit à franchir mes lèvres fut un semblant de fou rire, bien que la situation ne fût pas des plus amusantes. C'était un fou rire nerveux, celui qui arrivait en dernier recours quand la tension se faisait trop forte, quand aucune solution ne se profilait, et que l'on me faisait une proposition aussi ridicule."
"Pour le coup, j'atteignis mon but premier, puisque d'Armence se leva d'un bond, les poings serrés.
'Qu'y a-t-il de drôle à cela? se renseigna-t-il, piqué. Je me porte volontaire pour m'abaisser à la basse besogne, et vous me riez au nez!
-C'est que, Monsieur, j'essaye de vous imaginer avec un marteau et des clous!'
Ma sœur et Leroy, attirés par le raffut, furent eux aussi pris d'hilarité quand ils entendirent ma réplique. Le second essaya de tempérer les choses:
'Allons, Mademoiselle, une aide est une aide, il ne faut pas cracher dessus.
-Vous parlez, Monsieur, mais savez-vous au moins tenir une pelle?'
Leroy sembla réfléchir à ce qu'il allait lancer.
'Il est vrai que je manie mieux la presse, mais j'ai, à mes heures perdues, entrepris de créer un petit potager dans le jardin de mon père, qui doit être en friche à cette heure.'
J'ouvris de grand yeux émerveillés.
'Votre père est imprimeur?
-Était, hélas. J'ai appris à lire en apprenant à préparer les planches. Maintenant, mon frère aîné doit tenir l'atelier.
-Vous avez toute notre sympathie, murmura Lorelei en posant sa main sur son épaule.
-Je vous remercie.'
Un sourire béat s'étala sur ses lèvres. Loin de moi l'envie de lui enlever, mais je voulais en savoir plus.
'C'est pour cela que vous êtes dans l'armée?
-En quelque sorte.'
Le sourire s'effaça, et il grimaça.
'En fait, nous sommes trois frères. Nous devions tous hériter d'une part égale de l'imprimerie, mais elle fait de trop petits bénéfices pour nous nourrir tous. Je me suis engagé et ai vendu ma part à mon aîné. Et vous, mon cher d'Armence? Qu'avez-vous de plus à dire à nos hôtes?'
D'Armence haussa un sourcil négligent.
'Rien de plus que ce que j'ai déjà dit, nous confia-t-il. Je suis d'une famille noble comme toutes les autres, chassée de France à la Révolution comme toutes les autres et œuvrant néanmoins à la grandeur de mon pays, comme toutes les autres.
-Notre famille ne s'est pas exilée pendant la Révolution, rétorquai-je par pur plaisir.
-Vous voyez ce que je veux dire.'
L'envie grandissait en moi de le prendre comme bouc émissaire; Leroy semblait un peu trop innocent à mon goût pour que je me donne le droit de le taquiner. Mais d'Armence... et bien d'Armence m'agaçait autant qu'il m'amusait. Je ne sais s'il s'agissait de son petit air supérieur ou du désintérêt total qu'il portait à son entourage, ou de sa personne en général, mais j'avais envie de me venger sur lui."
Le biographe se mordit l'intérieur de la joue pour ne pas rire à son tour.
"Une remarque tout aussi inopportune qu'insolente vous vient aux lèvres, constata la vieille femme avec raideur.
-C'est qu'il m'apparaît une autre solution qui ne vous plairait pas, souffla Théophile.
-Dites toujours, je verrai alors quel volume de ma bibliothèque je pourrai vous jeter à la figure."
Le jeune homme ne savait même pas si elle plaisantait, mais se lança. Sa tête avait déjà supporté bien pire que L'Encyclopédie.
"Peut-être que vous ne supportiez pas l'idée qu'il puisse vous ressembler."
Iris parut pensive; rien ne lui montrait à présent son penchant violent, et pourtant elle déclara sèchement:
"Rappelez-moi ce que vous êtes sensé faire chez moi, le scribe.
-Ecrire et me taire? tenta-t-il avec un soupçon d'ironie.
-Exactement. Alors reprenons et attelez-vous à la tâche."
En effet, cela ne lui avait pas plu.
"Si je décidai de harceler d'Armence, j'avais sous-estimé son répondant, et nous élevâmes la voix plusieurs fois pendant les jours qui suivirent."
"Mon père, bien entendu, en eut rapidement assez. Lors du énième dîner passé sans pouvoir nous tenir à carreau, il se leva d'un coup, frappant du poing sur la table.
'Suffit! tonna-t-il, nous figeant en pleine débâcle. Iris, dans ta chambre! Je ne veux plus te voir jusqu'à demain!
-Mais Papa, lui aussi... tentai-je vainement.
-Aux dernières nouvelles, toi seule est ma fille! Et tant que tu te comporteras comme une enfant, je te traiterai comme telle.'
Je quittai la table de fort méchante humeur et montai les escaliers en grommelant. Une certaine satisfaction me parvint cependant quand j'entendis mon père avertir d'Armence:
'Si j'entends un mot de plus de votre part durant le reste de la journée, je vous jette sur la grand'place du village.'"
"Comme lors de mon enfance, je restai seule à maugréer dans ma chambre, mais fus cependant rappelée pour le souper, à ma plus grande joie. Je n'en voulus pas trop à mon père, qui passait jours et nuits à veiller sur ses vignes, histoire qu'une armée en furie ne les incendie pas. Si notre confort dépendait de cela, lui y avait mis toute sa vie. Je descendis alors et les rejoignis à ma place habituelle, à côté de ma mère."
"Tout le monde mangea en silence, jusqu'à ce que mon père déclare, l'air de rien:
'Nous irons au village, demain, pour voir l'ampleur des dégâts.'
Tout le monde approuva, et il ajouta:
'Ces messieurs m'accompagneront.'
Nous nous raidîmes. Si, moi-même, j'avais pensé qu'il s'agissait d'une excellente idée, malgré ma conviction que d'Armence ne savait rien tenir a part des couverts et une arme, je doutais à présent.
'Et les gens du village? Ne vont-ils pas demander un jugement?' s'enquit Lorelei.
Leroy grimaça. Il n'y pensait plus, comme moi. Et, quelque part, cela l'avait blessé que ma soeur le lui rappelle.
'Peut-être, oui, répondit mon père. Mais ces jeunes hommes viennent payer leur dette. Et le jugement qu'ils se sont imposés eux-mêmes me semble tout à fait équitable. Je ne vois pas quelle autre peine ils pourraient purger.
-La peine de mort? tenta d'Armence. Dans ce cas, vous pouvez tout de suite me jeter sur la grand'place.'"
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top