Chapitre 1
« Vous savez, M'sieur, je sais vraiment pas si elle acceptera d'vous parler, affirma la femme de chambre. Madame n'aime pas l'monde. Enfin, elle n'aime plus l'monde. Mais j'vais essayer. »
La dame, d'un certain âge déjà, traversa le couloir,laissant le jeune homme seul. Plutôt petit, élancé, les cheveux châtains et le regard d'un doux gris, on ne l'avait jamais vu par ici. Les gens de la maison avaient d'abord pensé qu'il s'agissait d'un nouveau secrétaire du notaire de Madame, un Parisien délicat et un peu timoré, presque hautain. Mais ceux qui n'avaient pas trop de mauvaise foi avaient rapidement changé d'avis quand le visiteur inopportun leur avait offert son plus beau sourire et avait demandé avec une politesse impeccable à rencontrer Madame de Douarnez.
Tout le monde s'était étonné de le voir débarquer de Dieu sait où, trempé par la pluie océanique et cherchant la presque centenaire la plus célèbre du pays, celle que l'on ne voyait plus depuis près de quinze ans, mais dont on devinait l'âge avancé avec perspicacité. Cet isolement donnait matière de discussion aux lavandières et autres commères, qui comptaient chaque jour de son absence. Les domestiques en avaient entendues de bien bonnes à son sujet: qu'elle ne se trouvait plus ici, que son immense fortune lui avait permis d'acheter un domaine à Alger,Agadir ou même Menton pour passer la fin de ses jours sous le soleil méditerranéen, que ses gens de maison l'avaient assassinée, ou la retenaient prisonnière pour récupérer l'héritage. La maréchaussée était passée plusieurs fois, exigeant de voir la maîtresse des lieux et provoquant sa colère à de nombreuses reprises. Elle ne supportait pas que l'on remette en question son discernement par le biais de la fidélité de ses employés. Et puis elle était retournée dans ses quartiers, enragée, pour ne plus donner de nouvelles.
Et là, ce jeune homme, frais comme un gardon, réservé comme les personnes de bonne famille le sont, demandait à la rencontrer. S'agissait-il descendant qui venait voir sa vieille tante pour avoir la conscience tranquille quand il recevrait sa part? Les autres n'avaient apparemment pas ses scrupules. Donc, en attendant de savoir ce qu'il voulait - il n'avait souhaité le révéler qu'à Madame - tous patientaient et exécutaient leurs tâches journalières dans un silence pesant.
La femme de chambre revint quelques minutes plus tard,l'air soulagé.
« J'vais vous accompagner, déclara-t-elle. Elle est d'accord, mais quelques minutes seulement. Elle n'aime pas beaucoup les étrangers, vous savez. Surtout s'ils sont envoyés par ses petits-neveux.
– Je comprends, assura le jeune homme. Je n'en aurai pas pour très longtemps. Enfin, tout dépendra de sa réponse. »
Piquée par la curiosité, la domestique resta cependant silencieuse. Elle le mena à travers l'aile ouest jusqu'aux appartements principaux, et toqua à la porte savamment peinte.
« C'est toi, Marthe? s'enquit une voix étouffée.
– Oui, Madame. Le visiteur est avec moi. »
Un grommellement se fit entendre, puis la voix répondit d'un ton plus bougon.
« Fais-le entrer. »
Le charisme de cette dame irradiait jusqu'au seuil quand l'étranger pénétra dans le petit salon. Décoré avec goût,il était rempli de livres, anciens comme contemporains. Des romans,des nouvelles, des rapports scientifiques, rien n'était indigne d'être lu dans cette pièce. Au centre trônait « Madame »,royale dans ses chemises de dentelle et sa robe de chambre à volant,assise dans un fauteuil voltaire tapissé de velours bleu,s'accordant avec tout le reste. Elle venait visiblement d'interrompre sa lecture, au vu de l'ouvrage posé sur ses genoux, dont elle gardait la page avec son index, et de son regard cyan qui le fixait avec un éclat agacé. Ce fut sa voix qui le ramena à la réalité:
« Et bien? Il me semble bien ne vous avoir accordé que quelques minutes! Qu'attendez-vous, en restant ainsi à gober les mouches? »
Le nouveau venu sursauta. Il ne s'attendait pas à autant de véhémence venant d'une personne de cet âge, mais la matriarche des de Douarnez se tenait droite, prête à contre-attaquer si le besoin s'en faisait sentir.
« Je... je suis désolé de vous déranger,Madame, sincèrement. Je me nomme Théophile Dieudonné, je suis biographe.
– Biographe?
– Oui, Madame.
– Et vous voulez faire ma biographie?
– C'est pour cela que l'on m'a envoyé ici, Madame.
– Ce sont mes imbéciles de petits-neveux qui vous envoient, n'est-ce pas? »
Théophile se contenta de hausser les épaules, penaud.
« Et quel intérêt ces rapaces retireraient-ils de connaître ma vie? Ce n'est pas un cahier d'actions, reprit l'aristocrate.
– Je l'ignore, Madame. »
Elle hocha la tête, puis conclut avec un geste nonchalant:
« Je ne suis pas intéressée. Marthe,raccompagne-le. »
Elle reprit son livre, vérifiant la page, tandis que la femme de chambre entraînait le jeune homme hors de sa vue. Ce dernier tenta encore une fois:
« Madame, je ne veux faire que mon travail.
– Et bien vous irez faire votre travail dans une autre famille! Je n'aime pas les écrivains ratés, et encore moins les commères!
– Je sais, pour Marianne! »
Sous l'effet de la surprise, la bonne lui lâcha le bras. Il continua:
« Feu Marianne Le Perthuis! Elle nous a quittés l'année dernière! »
Le livre était tombé des genoux de la vieille dame,qui articula avec rage:
« Oui, et c'est bien pour cette raison que les moulins à paroles des villages alentours ne prononcent plus son nom.Alors comment osez-vous, petit scribouillard des faubourgs, parler d'elle?
– Je n'ai rien contre elle. Au contraire. Je veux restituer uniquement la vérité. Lui rendre justice.
– Comment la connaissez-vous?
– Beaucoup de personnes la connaissent. Je sais qu'elle a été déshéritée par son père, abandonnée par sa propre famille.
– Bien avant que vous ne naissiez!
– La réputation ne s'en va pas comme un coup de vent, Madame! Pourquoi était-elle méprisée, alors que vous étiez adulée?
– Suffit! »
Il savait qu'il la mettait à l'épreuve. Elle pouvait le faire renvoyer à la capitale, et lui créer une belle campagne de communication par-dessus le marché, même isolée comme à ce moment précis.
« Vous êtes horriblement borné, et sans-gêne devant une femme respectable. »
Théophile rentra sa tête dans ses épaules. Il allait se faire remettre à sa place en un quart de seconde, il le sentait.
« J'étais exactement la même à votre âge. »
Il ouvrit de grands yeux, hébété par la foudre quine lui était pas tombée dessus. La maîtresse des lieux déclara,faussement désintéressée:
« Les gens qui se ressemblent et qui n'arrivent pas à se comprendre l'un et l'autre ont un autre point commun: la bêtise. Or, je ne me considère pas comme une imbécile, et vous ne me semblez pas en être un, Monsieur Dieudonné.
– J'espère ne pas en être un, Madame.
– Bien. Soyez là demain, à deux heures après-midi,frais et disposé à tout écouter. Et patient. Ce n'est pas seulement mon histoire que vous écrirez.
– Madame...
– Ne me dites pas que vous n'avez pas pris la précaution de réserver une chambre!
– Non, non! Enfin, je veux dire si, j'ai réservé une chambre!
– Alors que voulez-vous encore ajouter?
– Merci. Beaucoup. C'est un honneur, vraiment. »
La vieille dame soupira, reprenant son livre.
« Du vent. »
Et Théophile ne se fit pas prier.
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