Ur-Naram 4/4

— La paix soit sur les trois Asargadéens, reprit l'aubergiste, que peut-elle pour eux ?

Après avoir abaissé leurs godets ils poussèrent tous un soupir de soulagement. Chunsène s'essuya à nouveau le visage et dit :

— Bonjour Sargadéenne, nous souhaiterions avoir trois couchettes.

La jeune femme était restée silencieuse et immobile le temps que vienne la réponse. Venant comme un enchaînement longuement répété, elle demanda :

— Bien ! voudront-ils aussi manger ?

— Seulement ce soir, répondit la soigneuse pensive, nous avons à faire. Auriez-vous la possibilité de nous faire apporter des vêtements plus adéquats ?

La tenancière dévisagea les trois compagnons pour se faire une idée de leur mensurations puis dit :

— Elle les leur apportera, il lui faudra un quart de douze domas pour le tisserand.

Chunsène tira de sa bourse la somme demandée et tendit à l'aubergiste qui les fit disparaître avec la vivacité d'un prédateur fonçant sur sa proie.

La femme les conduisit ensuite au second étage. Dans les couloirs étroits, il était impossible de faire fi de son large fessier. Il se balançait lourdement à chacun de ses pas et s'il était une preuve indéniable d'une alimentation plus riche que celle des couches inférieures, les deux jeunes guerriers y virent une source de fascination qui éveilla des sentiments qu'ils maîtrisaient mal. Elle les mena vers un rideau qu'elle ouvrit. Derrière se trouvait une petite pièce sombre éclairée par une lampe à huile. Un rayon de lumière passait par une petite ouverture qui constituait la seule aération. Dans cette pièce aux dimensions modestes, étaient étalés trois matelas faits de paille. L'espace pour se déplacer était restreint, il y régnait une odeur d'huile brûlée, mais il faisait frais. La tavernière indiqua une cruche.

— Si les miens clients ont soif, ils peuvent se servir. S'ils ont besoin d'autres lampes, elle peut leur en apporter.

— Ça ira comme ça, merci madame, répondit Chunsène.

Depuis le début, la tenancière ne tenait pas compte de la personnification dont sa cliente usait pour s'adresser à elle. Elle avait déjà vu des étrangers et connaissait leur façon de s'exprimer. Au mot "madame" par contre, son visage laissa transparaître une vive surprise.

— Elle revient rapidement avec les vêtements, bredouilla-t-elle en s'inclinant maladroitement.

Rapide, elle le fut. Les trois compagnons eurent à peine le temps de déposer leurs affaires et de préparer leurs matelas que la femme était déjà revenue avec des robes parfaitement à leur taille. Comme par peur d'être une fois de plus trop personnifiée, elle repartie aussi vite qu'elle était venue en leur adressant un :

— Puisse le dieu Masham éclairer les miens clients des siens rayons les plus doux.

À tour de rôle, ils revêtirent leurs nouveaux habits. C'était des robes longues qui laissaient les avants bras dégagés. Le tissu de piètre qualité dégageait une odeur de camphre. Entièrement ocre, ces tenues étaient très différentes de celles des dignitaires aux couleurs bariolées. Ils auraient donc une allure de pauvre, ce qui n'était pas plus mal. Le port de robes gênaient un peu les deux jeunes guerriers, mais elles étaient nettement plus confortables pour le climat. Ils connaissaient maintenant le soleil d'Ur-Naram et jamais l'idée de remettre leurs anciens habits ne leurs seraient venus à l'esprit. Pour finir, ils attachèrent un morceau de tissu sur leur tête avec une cordelette de lin.

— J'aurais préféré me laver avant de passer de nouveaux vêtements, soupira Chunsène, mais je n'ai vraiment pas envie de redescendre jusqu'au fleuve.

Les deux jeunes guerriers acquiecèrent avec un air consterné, mais dans le fond ça ne les dérangeaient pas tant que ça.

Enfin prêt, ils descendirent à la taverne, les tables étaient pleines de clients venus se désaltérer à l'abri de la chaleur. Chunsène attendit que l'aubergiste soit disponible et s'en rapprocha pour ne pas parler trop haut :

— Je cherche un homme du nom de Kéleuce, le connaissez vous ?

Dans le regard de la jeune femme apparu la lueur d'une crainte et elle parla en détachant ses mots comme si elle cherchait la bonne réponse.

— Oui, femme, il est un homme connu ici.

Ses yeux ne regardaient plus sa cliente, mais se baladaient avec inquiétude autour de la salle

— Pouvez-vous me dire où il habite ? interrogea la soigneuse.

— Femme, Kéleuce est un indésirable, il serait malbon de voir les Asargadéens en la sienne compagnie.

Chunsène tendit un domas sachant qu'en cet endroit du monde la somme était importante.

— Je dois prendre le risque, dit-elle, mais j'aimerais que tout ceci reste discret.

Une fois de plus, l'argent disparu instantanément. Alors qu'elle rangeait le précieux don dans une bourse de cuir, la jeune femme se mit à hurler :

— Anki ! Il vient ici !

Un garçon de dix ans tout au plus apparu. La femme lui indiqua :

— Guide les miens clients chez le maljeune infréquentable qui vit à côté de la boutique d'Éa.

Le jeune garçon lança aux trois compagnons un regard farouche et sans rien dire se mit à avancer. Ils le suivirent à travers les artères tortueuses de la ville jusqu'à une maison basse, étroite et misérable. Il la leur indiqua du doigt et fila à toute jambes.

— Pas très causant ce gosse, analysa Izba.

Chunsène sourit mais son regard indiquait une sorte de confusion. Avec un air désolé elle parla d'un trait, comme si elle se débarrassait d'une idée qui la tracassait depuis un moment.

— Je préfère y aller seule, profitez de la journée, allez visiter la ville, on se retrouve à l'auberge.

Les deux jeunes guerriers la regardèrent incrédule.

— Ça pas question ! trancha Ménéryl, tu as entendu l'aubergiste, il a été déchu et il est dangereux de te voir en sa compagnie.

L'épouse d'Orphith s'avança et, étreignant le jeune homme, posa une oreille contre son cœur. Comme à son habitude, le contact humain le pétrifia. Pendant un instant qui lui parut interminable, elle resta là, silencieuse et immobile... Puis, redressant son visage, elle le regarda avec un sourire naturel et désarmant.

— Je le sais et ton cœur ne ment pas, tu tiens à moi et je comprends à quel point il t'est difficile de m'obéir. Mais j'ai été envoyée par Maul, il est connu et respecté à travers tout le monde d'Omne, je ne risque rien de la part des autorités locales. J'aimerais passer du temps seule avec lui, c'est probablement la dernière fois que je le vois. Il est comme un oncle pour moi et il est tout ce qui reste d'une enfance qui a disparu avec la mort de mon père. De plus, il n'y a pas de place dans cette maison, on se marcherait dessus et je ne vais pas vous demander de rester à l'extérieur en plein soleil. Ne m'attendez pas avant la nuit tombée j'ai fort à faire et je dois m'entretenir avec lui.

Izba posa une main sur l'épaule de son ami.

— Viens, dit-il, elle sait ce qu'elle fait. L'île a l'air davantage tournée vers le commerce que vers la guerre, il n'y aura pas de problème et elle a besoin d'intimité.

Ménéryl hocha la tête. Peu convaincu, il se tourna vers Chunsène et ajouta :

— S'il y a le moindre problème, débrouille-toi pour envoyer quelqu'un nous alerter. Je te préviens que si je dois venir te chercher, je tuerai tout ce qui se mettra en travers de mon chemin.

À nouveau la soigneuse lui sourit et posa une main apaisante sur son bras.

— Je sais Ménéryl, j'ai une totale confiance en vous deux pour venir me tirer d'un mauvais pas, mais tout se passera bien rassure toi. Profitez de cette île, ils sont encore sauvages mais c'est une civilisation très remarquable, il y a de très belles choses à voir. Ce peuple n'est pas belliqueux alors soyez discret et il n'y aura pas de problème. Surtout n'oubliez pas qu'à la vie, nous ne sommes pas venu nuire.

Izba et Ménéryl acquiescèrent un peu mal à l'aise puis s'en allèrent. Elle les regarda un temps s'éloigner puis, revenant à sa mission et à la crainte de ce qu'elle allait découvrir, elle ouvrit doucement la porte de la masure. Un air lourd s'échappa de la pièce, il s'y mêlait l'odeur d'aliments en putréfaction et l'indice que l'hygiène la plus sommaire n'avait pas été respectée. L'intérieur était sombre, aucune lumière ne venait éclairer le lieu, mais la soigneuse pouvait entendre le bourdonnement d'une nuée de mouches affolées. Sur le sol traînait un tas de choses indéfinissables, ses pieds butaient contre des masses tantôt molles, tantôt dures, du bois, du métal, une souillure. Elle devait prendre garde de ne pas tomber.

— Kéleuce ? appela la soigneuse.

Au sol une ombre allongée sur une fine paillasse sursauta.

— Qui... Qui est là ?

Sa voix était vieille et affolée, peut-être même n'avait-il plus toute sa tête. Chunsène se rappela l'homme qu'il fut. Son nom était connu dans le monde entier ; Cubéria, Trimont, Vermillac, il avait été accueilli avec faste par les plus grands et avait fasciné les cerveaux les plus érudits. On l'avait honoré, respecté, à sa personne n'était associées que louanges, pourtant, toujours maître de son esprit, c'est en toute simplicité qu'il avait fait tant de fois le récit de ses aventures à la petite fille qu'elle était. Les larmes lui montèrent aux yeux. Comment une vie aussi brillante, comment un homme ayant tant apporté aux autres, pouvait finir de cette façon dans ce lieu sordide ?

— N'ai pas peur, mon oncle, dit-elle avec émotion, c'est Chunsène, je suis venu m'occuper de toi.

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